Approfondir l’égalité

Dossier : le mariage homosexuel
par  G. EVRARD
Publication : mars 2013
Mise en ligne : 2 juin 2013

Comme toujours, et surtout lorsqu’il relaie une joute politicienne, le tapage médiatique, sous couvert de liberté d’information, est l’envers d’un débat serein, démocratique, qui permettrait de mieux appréhender un sujet important. Il en est ainsi de la controverse née du projet de loi visant à étendre aux couples homosexuels l’institution du mariage.

Guy Evrard tente ici d’y repérer néanmoins les éléments de réflexion que la GR ne saurait ignorer dans sa contribution à la lutte pour l’émancipation humaine.

Le dimanche 20 janvier, je suis revenu de la manifestation Pour l’égalité des droits, l’esprit tranquille, comme rassuré par le retour du printemps. Nous avions fait cause commune avec une foule disparate qui défilait bon enfant avec la satisfaction lisible sur les visages de vaincre ensemble un poison de discorde, simplement avec l’intelligence et la modestie qui font des jours heureux. Première étape pour chercher à mieux comprendre.

Quelque temps auparavant, nous avions reçu de Christiane Duc-Juvéneton le beau texte de Caroline Mécary et Daniel Borrillo, Mariage pour tous : la déception française. Avant de le publier (c’est l’article suivant celui-ci), il nous fallait mieux connaître un sujet difficile et qui n’est pas habituel dans les colonnes de la GR. Il s’inscrit pourtant dans l’histoire de l’émancipation humaine, à condition de ne pas être le prétexte à joutes politiciennes, même s’il appelle l’action politique. À condition aussi de ne pas oublier que la laïcité est une règle intangible de la vie commune dans notre république.

Essayons donc de puiser de nouvelles réflexions. En faisant d’emblée l’hypothèse, qui reste à vérifier, que l’objectif du gouvernement n’était pas de tendre un rideau de fumée au-dessus d’une crise sociale [1] qu’il ne peut résoudre sans la volonté de s’attaquer au capitalisme financier.

 Procréation et filiation

Pour faire un enfant, il faut toujours la rencontre d’un spermatozoïde et d’un ovocyte, si on laisse de côté ici le clonage artificiel reproductif (voir encadré 1, page suivante). Pour faire grandir cet enfant, au-delà de satisfaire ses besoins vitaux, il faut l’apport d’une culture. Aujourd’hui, l’évolution des sciences et des techniques permet la fécondation de l’ovocyte in vitro, c’est-à-dire en dehors du corps féminin, via une technique de procréation médicalement assistée (PMA). L’acquis culturel porté par les progrès de la médecine et de la biologie peut ainsi intervenir dès la conception d’un être humain, bien que l’évolution de l’embryon requiert toujours son implantation dans l’utérus de la femme. Ce n’est pas sans danger pour la liberté et le devenir des individus, comme l’imaginait Aldous Huxley dès 1931 dans Le meilleur des mondes. On voit en même temps qu’opposer nature et culture sur ces questions n’a plus guère de sens, tant la perméabilité entre les deux est réelle, et qu’à ce stade de l’avancée humaine c’est aux hommes d’assumer leurs responsabilités, en sachant qu’on ne peut probablement pas contrarier indéfiniment et sans conséquence la nécessité du hasard [2].

Le sujet est donc éminemment politique autant que scientifique.

Cette perspective d’avoir à envisager peut-être de nouveaux choix de filiation, face aux différentes options de procréation, est certes source d’angoisse pour nos sociétés installées peu à peu, depuis la préhistoire, sur la base de cellules familiales constituées autour du couple homme-femme procréateur, plus tard rigidifié par le lien du mariage sous la pression religieuse associée au pouvoir. L’archéologie, l’ethnologie et l’anthropologie nous révèlent cependant que les communautés humaines ont pu faire des choix différents, dans le temps et dans l’espace, selon leur mode de vie, afin de préserver leur cohésion. Voilà qui devrait nous permettre d’aborder le sujet plus sereinement.

 

Encadré 1 : Quelques définitions simples

Clonage artificiel reproductif : chez l’animal, reproduction asexuée, avec conservation du matériel génétique, à partir de noyaux de cellules différenciées, réintroduits dans des ovocytes préalablement énucléés. Un ovule ainsi « fécondé » se développera comme un embryon si on l’implante dans un utérus. L’expérience est interdite sur les humains.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Clonage_reproductif

Ovocyte : c’est la cellule sexuelle femelle. Seuls quelques-uns évoluent en ovules, capables d’être fécondés, après maturation.

Gamète : cellule reproductrice mature, mâle ou femelle, dont le noyau ne contient qu’un seul chromosome de chaque paire et qui s’unit au gamète de sexe opposé (fécondation) pour donner naissance à un œuf (zygote). Les ovules et les spermatozoïdes constituent les gamètes.

Embryon : organisme en développement depuis la première division de l’œuf fécondé et jusqu’à environ deux mois chez l’être humain, lorsqu’il présente les caractères distinctifs de l’espèce.
Il devient alors fœtus, jusqu’au terme de la grossesse.

PMA : procréation médicalement assistée. Elle comprend trois groupes de techniques : (1) Un suivi médical allant de la détection du moment de fécondité maximale à l’ovulation provoquée, précisant ainsi l’opportunité d’un rapport sexuel reproductif ; (2) L’insémination artificielle, avec sperme frais (elle est alors pratiquée « à la maison »), « préparé » ou congelé, donneur connu ou don de sperme. Elle permet de pallier les cas d’infertilité ou de satisfaire le désir d’enfant sans rapport sexuel. On trouvera dans cette catégorie notamment des femmes célibataires, des couples lesbiens et des femmes porteuses du virus VIH ; (3) La fécondation in vitro (FIV), qui consiste le plus souvent à mettre en présence, « dans une éprouvette », des ovocytes préalablement prélevés dans les ovaires et le sperme « préparé », puis à « cultiver » les ovocytes fécondés pendant deux à six jours, avant implantation de deux, voire trois embryons dans l’utérus.

GPA : gestation pour autrui. Dans ce cas de PMA, la mère porteuse porte l’enfant d’un couple qui a fourni ses embryons. Elle ne transmet aucun matériel génétique puisqu’elle n’a pas apporté l’ovule. Elle prend seulement en charge le développement « in utero » de l’embryon, puis du fœtus, et remet l’enfant à la « mère génétique » ou « sociale » (en cas de don d’ovule) et au père après l’accouchement. Interdite en France, la GPA est autorisée dans d’autres pays, dans des cadres juridiques variés.
Procréation_médicalement_assistée sur Wikipédia

Jean Guilaine [3] reconnait qu’il est difficile de spéculer sur l’organisation de la famille néolithique en raison de la diversité des cultures reconnues.

« En devenant sédentaires et villageoises dans un espace donné, les populations ancrent leur identité dans la différence ». Le rôle social important des épouses, chargées à la fois de l’agriculture, de la gestion de l’alimentation, des activités domestiques, de la garde de la progéniture et, bien sûr, leur fonction de génitrice dont dépend la pérennité de la famille ont pu laisser imaginer une organisation matrilocale de certaines communautés, dans lesquelles l’homme est la pièce rapportée, échangée, instable. Mais les nombreux exemples de domination masculine témoignent plutôt d’une organisation patrilocale, avec échange de femmes. L’interprétation de la structure des habitats est décisive, entre maisons à familles nucléaires, bâtisses plus grandes à familles élargies et vastes baraquements communautaires.

L’héritage de l’organisation sociale du temps des chasseurs a pu subsister également avec séparation entre maison des hommes et maison des femmes et la survivance possible d’une forme de polygamie. La durée de vie est courte à cette époque et le souci de la reproduction est omniprésent pour la survie de la communauté. L’exogamie, apparue chez les peuples chasseurs, a trouvé dans la sédentarisation des raisons de s’imposer. La notion de filiation répond probablement au même souci et l’on peut comprendre que différents modèles aient été mis en place au cours du néolithique pour organiser les liens de parenté et la transmission des biens.

 

Françoise Héritier [4] fut la principale disciple de Claude Lévi-Strauss, auquel elle succéda au Collège de France. Engagée sur les questions contemporaines, elle explore notamment les revendications d’égalité et les nouvelles filiations. Militante pour la cause des femmes, spécialiste des questions de parenté et d’alliance, « elle déconstruit les relations entre masculin et féminin et éclaire l’actualité des débats liés à la répartition des sexes ».

Françoise Héritier

Elle fut auditionnée par le rapporteur du projet de loi sur le mariage et l’adoption des couples de même sexe. Elle se dit favorable à élargir l’accès à la PMA. Son expérience d’anthropologue l’autorise en tout cas à développer ce point de vue que « Rien de ce qui nous paraît naturel n’est naturel ».

Françoise Héritier nous explique que les deux principaux butoirs pour la pensée sont deux sexes apparents et le fait que les parents naissent inéluctablement avant les enfants. Du point de vue anthropologique, si on combine les positions sexuées respectives parents et enfants, en utilisant ces butoirs, il y a six combinaisons possibles de systèmes de filiation. Quatre ont été réalisées par les sociétés humaines : unilinéaire (patri ou matrilinéaire), bilinéaire et cognatique (la nôtre). Deux sont peu probables : parallèle et croisée. (Voir les définitions dans l’encadré 2). « Tout système idéel [qui se rapporte aux idées] de filiation échappe à une nécessité perçue comme naturelle ». En d’autres termes, tout système de filiation est inventé par l’homme, selon sa culture.

Encadré 2 : Les différentes filiations

La filiation est la transmission de la parenté. Elle se rapporte autant aux liens de procréation qu’aux liens sociaux et culturels entre père, mère, fils et fille.

D’un point de vue anthropologique, on distingue :

• Filiation unilinéaire. La plus répandue, elle comprend :

1. La filiation patrilinéaire, dans laquelle l’homme a autorité sur la vie sociale, avec résidence patrilocale, c’est-à-dire que l’épouse quitte son foyer pour rejoindre celui de son mari ;

2. La filiation matrilinéaire, dans laquelle le mari rejoint le foyer de son épouse. Il n’aura dans ce foyer qu’une autorité sociale sur ses enfants biologiques. L’autorité masculine sera exercée par le frère de sa femme, mais lui gardera autorité sur les enfants biologiques de sa propre sœur, qu’il considère comme les siens.

La filiation patrilinéaire était le principe dynastique de la Chine ancienne. On la trouvait dans la Grèce et la Rome antiques. On la trouve également dans le monde musulman.

• Filiation bilinéaire. Elle est rare. Elle combine les deux systèmes précédents. Par exemple chez les Juifs, la parenté est patrilinéaire, bien que la judéité se transmette par les femmes.

• Filiation bilatérale ou indifférenciée (dite cognatique). Moins répandue que la filiation unilinéaire. Contrairement à cette dernière, le sexe n’est ici pas déterminant. Un individu fait partie d’au moins deux groupes de parenté, ceux de ses deux parents, mais plus généralement les groupes des quatre grands-parents.
En 1949, on recensait 75 sociétés humaines de cette sorte, sur 250.

Du point de vue juridique, en France, on distingue la filiation biologique (qui ne sépare plus filiation légitime et filiation naturelle depuis 2006) et la filiation adoptive (qui distingue l’adoption plénière et l’adoption simple, la seconde préservant les liens avec les parents biologiques).
Les règles de la filiation biologique s’appliquent à l’enfant né par PMA.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Filiation

Bien que la filiation unilinéaire soit la plus répandue, notre filiation cognatique, dans laquelle un individu, quel que soit son sexe, fait partie d’au moins deux groupes de parenté, ceux de ses parents, mais souvent aussi de quatre groupes, ceux des quatre grands-parents, nous paraît généralement logique, juste et source d’équilibre. C’est que, selon Françoise Héritier, « Tant qu’un changement ne s’impose pas (...), un enfant ne connaît que sa culture, évidente pour lui ». Mais « Le propre du genre humain n’est pas l’immobilisme. (...) L’humanité a toujours choisi le mouvement, l’innovation, voire la rupture, pour sa simple survie. Selon Lévi-Strauss, la première grande rupture innovatrice (...) fut l’instauration de la prohibition de l’inceste (...) qui oblige les humains à sortir de l’entre-soi pour coopérer avec les autres par l’échange. (...) Les bases d’une société paisible et durable sont ainsi jetées ». Mais ce sont toujours les hommes qui échangent les femmes, et pas l’inverse. Ainsi, pour Françoise Héritier : « Par la réflexion adaptée aux connaissances de leur époque, les Homo sapiens ont conçu un modèle hiérarchique social fondé sur une valence différentielle des sexes ».

Alors, ce résumé probable de la pensée du chercheur doit au moins nous ébranler : « Les femmes n’étaient que des corps utilisables par les hommes. Mais elles ne péchaient pas. Une loi divine les a rendues coupables. Il est temps de fonder notre réflexion sur la laïcité. Il n’y a rien de divin ou de naturel dans nos constructions mentales et sociales. La liberté créative et l’imagination de notre espèce sont niées par le dogmatisme, le fanatisme, l’ethnocentrisme, l’intolérance. Or nous sommes en train de participer sur le long cours (grâce à la possibilité de procréer hors du corps et à l’égalité des droits de l’individu) à une mutation aussi spectaculaire et productrice de sens que celle qu’engendra autrefois l’instauration de la nécessité exogamique et de la valence différentielle des sexes ». On peut évidemment se demander si la remise en cause générale de l’ordre capitaliste et réactionnaire n’est pas aujourd’hui fondamentalement plus urgente que la mutation des modes de procréation et des choix de filiation. Mais on peut aussi considérer que l’une participe à l’autre. En tout cas, on doit au moins regretter que les questions économiques et sociales ne figurent pas dans l’énumération précédente des obstacles à l’épanouissement de l’intelligence humaine.

 Le(s) sens du mariage homosexuel

L’homosexualité, reconnue dès l’antiquité, existe probablement depuis la nuit des temps et dans toutes les civilisations. Elle est plus ou moins tolérée, codifiée ou condamnée, y compris jusqu’à la peine de mort. La référence à la période nazie est à cet égard éloquente [5]. Notons que la Révolution française a dépénalisé complètement l’homosexualité, ce qui ne signifie pas qu’elle l’a banalisée dans les relations citoyennes.

Une lecture m’est revenue en mémoire, soulignant que l’instauration difficile du mariage homosexuel en France nous éloigne de l’appétit révolutionnaire dont nous aimons pourtant nous parer. Nous sommes chez les Amérindiens, à l’époque de la conquête de l’Ouest en Amérique du nord. Dans un roman écrit en 1964, l’Américain Thomas Berger relate Les mémoires d’un visage pâle [6] recueilli enfant par une tribu cheyenne dont il décortique les habitudes. « Quand un Cheyenne se figure qu’il ne pourra pas supporter la vie d’homme, il n’est pas forcé. Il a le droit de devenir un “heemaneh”, ce qui veut dire moitié homme moitié femme. (...) tout le monde les aime bien. (...) Ils s’habillent en femme et ils peuvent se marier avec un autre homme, si l’autre veut bien ». Ce n’était apparemment ni révolutionnaire, ni compliqué.

Le premier sens que les homosexuels entendent donner à leur revendication du mariage, c’est de ne plus être distingués en regard de la loi. Un combat qui rappelle celui des femmes, celui des minorités... Ce n’est pas tant le désir du mariage, nombre d’entre eux, comme nombre d’hétérosexuels, restent attachés à l’union libre. Le second sens, c’est de pouvoir protéger le conjoint et une filiation parents-enfants, lorsque des enfants sont présents au foyer, avec les mêmes lois sociales et les mêmes règles de transmission patrimoniale que celles dont bénéficient aujourd’hui les couples hétérosexuels et leur famille. Des aspects qui n’étaient pas totalement résolus dans le PACS (pacte civil de solidarité). Ces deux motivations réunies conduisent à refuser l’Alliance civile que la droite proposait en faisant évoluer le PACS pour aboutir à l’équivalence des droits mais en conservant une étiquette ségrégative.

Nous avons vu que l’éclairage anthropologique permet de dépasser l’idée que le mariage homosexuel est contre-nature. Le philosophe Guillaume Le Blanc [7] ajoute qu’il n’est pas davantage anormal en rappelant qu’une norme est historique et non pas naturelle : « certains défendent l’idée que les normes ne peuvent être changées, parce qu’elles seraient naturelles. Or, c’est l’inverse : c’est parce que les normes existent qu’elles peuvent être changées ! Avec le mariage homosexuel, il y a une réinvention collective d’une norme sociale, politique, économique, anthropologique, amoureuse, et ce sont toutes ces dimensions qui sont intéressantes, car on ne sait pas à l’avance jusqu’où cela ira.(...) c’est lorsqu’elle ne veut plus changer que la société entre dans un processus de sclérose, de repli sur soi ».

Un sens supplémentaire de la bataille politique pour le mariage homosexuel est donc de faire bouger la société. C’est bien pour cette raison que progressistes et traditionnalistes s’affrontent ici, suivant à peu près les mêmes lignes de partage de la société française que pour la plupart des luttes sociales et comme ce fut le cas pour le PACS (1999). L’interrogation sur l’opportunité d’un écran de fumée jeté sur les questions sociales par un gouvernement qui ne brille pas par sa volonté d’affronter le capitalisme, mérite bien sûr d’être posée, mais on ne saurait opposer a priori social et sociétal. Il faut néanmoins garder à l’esprit que le libéralisme ne s’embarrasse généralement pas de limites éthiques s’il n’y est contraint et il saura évidemment tirer profit de toute évolution de la société. Le marketing ne s’est-il pas déjà emparé de l’homosexualité sur les panneaux d’affichage, comme il s’est emparé du corps féminin il y a bien longtemps ?

Des hommes et des femmes, nés dans l’entre-deux-guerres. Ils n’ont aucun point commun sinon d’être homosexuels et d’avoir choisi de le vivre au grand jour, à une époque où la société les rejetait. Aujourd’hui, ils racontent ce que fut cette vie insoumise, partagée entre la volonté de rester des gens comme les autres et l’obligation de s’inventer une liberté pour s’épanouir.
Les invisibles, film documentaire de Sébastien Lifshitz (novembre 2012).

Beaucoup plus dangereuse est la perspective d’une marchandisation de la procréation. Nous y reviendrons plus loin.

D’où l’argument de ne pas dissocier la lutte pour le mariage homosexuel de toutes celles pour l’émancipation humaine, les luttes sociales en premier lieu. De la même façon qu’il a fallu comprendre que le combat pour préserver la planète n’était pas qu’une lubie de bobo. Peut-on trouver plus bel hommage à cette rencontre de luttes qui s’éclairent mutuellement que celui du cinéaste Sébastien Lifshitz [8] qui avoue : « C’est par l’homosexualité que j’ai commencé à réfléchir à la politique ». La découverte et le travail d’acceptation de son homosexualité l’ont conduit aux questions « sur la relation qu’on entretient au monde, aux autres, au système de pensée qui existe autour de soi, à la morale de l’époque, à celle de la famille, du milieu professionnel ». Toutes questions qui se posent avec plus d’acuité à tous ceux que la société marginalise et qui alimentent l’œuvre du cinéaste.

 Droit à l’enfant vs droits des enfants

Le devenir des enfants dans un foyer homosexuel concentre, bien sûr, les questionnements, ou est prétexte à désapprobation. De nombreux témoignages visent cependant à démontrer que le développement des enfants n’est pas perturbé par la présence de deux parents aimants de même sexe. On peut trouver, en face, de nombreux exemples de couples hétérosexuels qui rencontrent, au contraire, de grandes difficultés à assurer l’équilibre d’enfants adoptés, même très jeunes, alors qu’ils les entourent tout autant de soins et d’affection. C’est que la quête, plus ou moins consciente de l’origine et surtout du pourquoi de l’abandon peut s’être installée durablement. Il n’y a donc là probablement aucune réponse claire aujourd’hui, faute d’un recul et de statistiques suffisants. Encore faudrait-il sans doute analyser séparément les différents chemins qui amènent des enfants dans un foyer homosexuel : adoption, enfant antérieur de l’un des conjoints, enfant issu d’une PMA...

Rappelons que pour Françoise Héritier, l’enfant se positionne par rapport à la culture dans laquelle il grandit, chez lui et plus loin dans son espace. Geneviève Delaisi de Parseval [9] cumule une formation initiale d’anthropologue et la profession de psychanalyste, consultante en bioéthique, accompagnant depuis 30 ans des couples hétéro et homosexuels dans des parcours d’adoption ou de PMA. Elle confirme : « Le modèle père, mère, enfant est bien une construction culturelle (...), qui n’est pas un modèle général dans toutes les cultures et dans tous les temps » et ajoute, citant le psychanalyste anglais Donald Winnicott, qu’à la différence des autres mammifères, un enfant a besoin de bras pour vivre dès qu’il sort du ventre de sa mère, des bras qui ne sont pas forcément de celle-ci : « Un bébé tout seul, ça n’existe pas, car s’il est seul, il meurt ». Pour la psychanalyste, ce qui est réellement en question, c’est l’origine, en particulier dans le cas de PMA pour les lesbiennes et de GPA pour les couples masculins. Elle défend l’idée de la nécessité de la transparence sur les origines, comme pour l’adoption : « nous ne sommes pas des produits de ferme. Un sujet humain, né d’un homme et d’une femme, a besoin de savoir cela. (...) Ces questions se posent pour le donneur, pour les parents et pour l’enfant ». Des donneurs, elle dit aussi : « Ces donneurs sont des humains qui acceptent de donner du sperme ou des ovocytes de manière bénévole. Ces gens ne sont pas des étalons, ni des produits de laboratoire, mais de vraies personnes ».

Voilà peut-être la dimension la plus intéressante du débat, mais que l’on n’entend jamais dans le tapage médiatique. Il est question d’êtres humains, doués de sensibilité, d’intelligence et de sentiments. Le saut culturel semble possible si l’on fait confiance aux personnes concernées, l’enfant en particulier qui doit savoir et comprendre pourquoi il s’écarte de la référence culturelle moyenne de son temps et de son espace, et pouvoir rencontrer ses géniteurs s’il le demande. Des règles d’éthique sans faille et la loi doivent alors garantir que seule l’humanité des personnes concernées motive leur démarche.

Est-ce suffisant pour éviter le risque d’une dérive marchande de la PMA ou de la GPA ? Impossible de répondre franchement à cette interrogation. On peut rétorquer à raison que le système marchand a toujours le dernier mot. Si on laisse de côté l’hypothèse de dérives crapuleuses et celle du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, il reste que l’économie capitaliste sait susciter le désir, dans un cadre légal. On l’a dit, le libéralisme n’est pas vertueux par essence et perçoit les notions d’éthique plus ou moins comme une atteinte à la liberté. Il saura susciter le droit à l’enfant, qui n’a juridiquement aucun sens aujourd’hui. La seule réponse à ces risques serait une volonté politique, pas forcément affirmée, pour le moment !

Pour Jean-Pierre Rosenczveig [10], président militant du tribunal pour enfants de Bobigny, les droits de l’enfant constituent le meilleur rempart aux possibles dérives, en continuant de faire avancer les contenus, afin de répondre à l’évolution de la société, tout en prenant le temps du débat et de la réflexion. Tout d’abord, il n’est pas question de céder à la revendication : « Je veux un enfant quand je veux, de qui je veux, où je veux ! ». L’enfant ne saurait être un caprice et c’est une réponse claire : « pas de droit à l’enfant ». Il en résulte que la PMA doit demeurer réservée au traitement de la stérilité et la GPA pointée comme une transgression de la loi, mais dont l’enfant ne doit pas faire les frais.

Jean-Pierre Rosenczveig

Ensuite, « il faut constamment dire de quelle maternité et de quelle paternité on parle : biologique, de gestation, sociale, affective ou juridique ». À défaut, on risque de tout embrouiller, notamment dans la tête des enfants. Jean-Pierre Rosenczveig milite en même temps pour que la loi assure un meilleur accès aux origines dans tous les cas où les parents biologiques sont aujourd’hui effacés (accouchement sous X, donneurs de sperme), pour les enfants qui le demandent. Par ailleurs, il considère « que l’on peut reconnaître l’homoparentalité, c’est-à-dire qu’un enfant soit au quotidien élevé par deux hommes ou deux femmes, sans créer pour autant un lien de filiation, mais en reconnaissant à l’adulte non parent biologique des droits sur cet enfant pour le protéger et l’éduquer ». Mais il reste attaché à la seule filiation à un père et une mère, biologique ou juridique, « Sinon on risque de basculer dans un système dont on ne maîtrise pas pour demain les développements ». En admettant que « s’il faut consacrer plus que jamais la relation sociale ou affective [...] à travers le statut du tiers, je ne crois pas qu’il faille aller jusqu’à permettre à un enfant d’être adopté par le mari de son père ou la femme de sa mère ! Il a déjà un père et une mère ; trois parents cela fait beaucoup, et même trop. Si le parent biologique ou juridique décède notre droit permet, et il peut être amélioré, de garantir que l’enfant restera élevé par le conjoint ou compagnon survivant ».

 En guise de conclusion

Si le mariage homosexuel ne pose guère de problème, protéger l’enfant via une construction juridique appropriée est indispensable afin d’éviter de possibles dérives. Cette constriction s’avère cependant complexe et demandera du temps, en regard du saut culturel évoqué plus haut, en particulier sur la question de la filiation. Aux citoyens de demeurer vigilants, à la fois contre l’immobilisme qui empêcherait d’en finir avec les discriminations à l’égard des homosexuels, mais aussi pour fixer la trajectoire et le rythme de l’évolution, dans le cadre des autres grands axes de lutte pour l’émancipation humaine. On pourra aussi lire avec intérêt le document de la Fondation Copernic sur le sujet [11].


[1Robert Sae, Désunion pour tous, Politiques publiques, le 02.02.2013 http://www.politiques-publiques.net/Desunion-pour-Tous.html

[2Alain Pavé, La nécessité du hasard - Vers une théorie synthétique de la biodiversité, éd. EDP Sciences, 2007.

[3Jean Guilaine, Caïn, Abel, Ötzi - L’héritage néolithique, chap.5, Le social, éd. Gallimard, 2011. Jean Guilaine est professeur honoraire d’archéologie au Collège de France, chaire de Civilisations de l’Europe au néolithique et à l’âge du Bronze (1995-2007) .

[4Françoise Héritier, Rien de ce qui nous parait naturel n’est naturel, entretien réalisé par Aliocha Wald Lasowski pour l’Humanité des débats, 18-20 janvier 2013. Françoise Héritier est professeur honoraire au Collège de France, chaire d’Étude comparée des sociétés africaines (1982-1998). Succédant à Claude Lévi-Strauss, elle dirigea le Laboratoire d’anthropologie sociale (1982-1998).

[5Lire, par exemple, sur ce sujet :
- Jean-Luc Schwab et Rudolph Brazda, Itinéraire d’un triangle rose, éd. Florent Massot, 2010.
- Pierre Seel, Moi, Pierre Seel, déporté, homosexuel, éd. Calmann-Levy, 1994.

[6Thomas Berger, Little Big Man, Dial Press, 1964. Mémoires d’un visage pâle, traduit de l’américain par France-Marie Watkins, Editions du Rocher, 1991, p.103.

[7Guillaume Le Blanc, La caractéristique d’une norme est d’être révisable, entretien réalisé par Anna Musso pour l’Humanité des débats, 8-10 février 2013. Guillaume Leblanc est professeur de philosophie à l’université Michel-de-Montaigne-Bordeaux 3. Il travaille essentiellement sur la « critique sociale ».

[8Sébastien Lifshitz, C’est par l’homosexualité que j’ai commencé à réfléchir à la politique, entretien réalisé par Michaël Mélinard pour l’Humanité Dimanche, n°348, 7-13 février 2013.

[9Geneviève Delaisi de Parseval, Le modèle père, mère, enfant est bien une construction culturelle, entretien réalisé par Maud Dugrand pour l’Humanité, 28 janvier 2013. Du même auteur, lire Famille à tout prix, éd. du Seuil, 2008.

[10Jean-Pierre Rosenczveig
- 7/9 de France Inter, le 30 janvier 2013.
- Blog Le Monde, Droits sur l’enfant, droits de l’enfant, droit à l’enfant, article 517, le 13 février 2013, http://jprosen.blog.lemonde.fr/

[11Homosexualité, mariage et filiation - Pour en finir avec les discriminations, par Martine Gross, Stéphane Guillemarre, Ernest Guy, Lilian Mathieu, Caroline Mécary et Stéphane Nadaud, Les Notes de la Fondation Copernic, éd. Syllepse, 2005


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