Autre approche, même objectif

Éditorial
par  M.-L. DUBOIN
Publication : juillet 2010
Mise en ligne : 12 août 2010

Ah ! Si seulement les futurs retraités, et surtout leurs représentants syndicaux, étaient capables de se servir de l’expérience que nous vivons, nous les jeunes retraités de la fonction publique ou des professions libérales ! Ils feraient valoir qu’il n’y a pas de situation plus heureuse que la nôtre : nous travaillons sans être sous la tutelle du marché, notre qualification est reconnue et nous assure un traitement suffisant, et, en plus, nous avons gardé assez de relations pour pouvoir, au sein d’un groupe, poursuivre une activité bénévole librement choisie et évidemment utile ! Telle est, en substance, l’argumentation soutenue par Bernard Friot pour affirmer que la bataille contre la réforme des retraites est l’occasion formidable qu’il faut absolument saisir pour transformer la société, sortir de la tyrannie des marchés et de son système financier qui fait des citoyens de vrais “mineurs” sociaux.

« S’il devient évident, et de pratique courante, que l’on est payé après 60 ans pour inventer un rapport au travail libéré de la subordination, de la marchandise, de la valeur travail, quelle force aura une même dynamique d’émancipation du travail avant 60 ans !… C’est la production de tous les biens et de tous les services qui mérite d’être assurée par des salariés libérés de l’emploi et de la marchandise ! » écrit-il dans son livre L’enjeu des retraites.

En le lisant, je me suis rappelé notre rencontre à Strasbourg, il y a quelques années, pour un débat public entre trois personnes : lui-même, un représentant local des Verts et moi. L’organisatrice, Caroline Eckert, avait pensé qu’en présentant l’idée d’économie de répartition qu’est l’économie distributive, j’allai me trouver plus proche de la position des Verts que de celle de Bernard Friot dont il semblait qu’il sacralisait trop le salaire, alors qu’au contraire, nous voulons le dépasser pour “affranchir”, émanciper les salariés en libérant la société de la tutelle du marché capitaliste. Et c’est le contraire qui s’est produit : nous ne nous sommes pas du tout compris avec le Vert, pour qui le souci écologique ne remet pas en question les bases du capitalisme, alors que nous nous sommes trouvés sur le même terrain de lutte avec Bernard Friot… après, toutefois, qu’il ait expliqué ce qu’il entend quand il emploie le mot “salaire” : pour lui le salaire n’est pas le prix de vente d’un travail ; il désigne par ce mot tout un ensemble de droits sociaux et de garanties, aujourd’hui lié au salaire, mais qu’il veut voir maintenu au delà de l’emploi. Notre accord s’est confirmé à Genève lorsque nous avons participé ensemble à une réunion de l’association pour le revenu universel garanti, (BIEN) que j’ai contribué à fonder à Louvain-La-Neuve en 1986.

Ce qu’entreprend Bernard Friot avec L’enjeu des retraites est très courageux : il veut convaincre les opposants à la réforme des retraites qu’ils se sont engagés sur une mauvaise piste en se plaçant dans l’argumentaire des “réformistes”. Ils adoptent, à tort, le point de vue des réformateurs quand ils admettent que les retraités ne travaillent pas (comme n’étaient pas censées travailler les bonnes sœurs qui soignaient autrefois les malades dans les hôpitaux). Ils ont tort également d’accepter l’idée que leur retraite soit un salaire différé, car cela va jusqu’à leur faire accepter d’insupportables et odieux calculs, par exemple le principe d’une “contributivité” égale à 1, ce qui signifie que leur retraite soit calculée de façon à ce que la somme des salaires (validés ou cotisés ?) qu’ils ont touchés avant soit égale à la somme des pensions qu’ils vont toucher après, jusqu’à leur mort, en estimant leur espérance de vie sur la base de statistiques admettant qu’un cadre vit plus longtemps qu’un non-cadre ! Ils ont absolument tort d’adopter le diagnostic des réformateurs (dont il rappelle au passage que leurs arguments sont faux) à propos d’un soi-disant problème démographique (qui évacue toute variation de productivité) ou d’une nécessaire “solidarité intergénérationnelle”, ce qui n’a pas de sens pour la société dans son ensemble. Voilà plus de trente ans qu’ils s’opposent, en vain, contre cette “réforme” réputée à tort “nécessaire”, menée systématiquement, tour à tour, par la droite qui veut maintenir un monde qui l’avantage, et par une prétendue gauche qui n’imagine pas un autre monde possible. En vain, parce qu’ils sous-estiment l’enjeu d’émancipation du travail que serait la contre-proposition de ce que notre auteur appelle le salaire continué.

La présentation qu’en fait ce sociologue est très astucieuse par au moins deux aspects. Il montre qu’un véritable progrès des pensions s’est d’abord poursuivi au cours XXème siècle, et que c’est à partir de 1987, au contraire, que les paliers franchis par la “réforme” des retraites ont été une véritable régression, il s’agit donc de la stopper et repartir vers le progrès social. Et il présente sa contre-proposition non comme une “utopie”, mais comme la situation vécue, et jugée tout-à-fait satisfaisante par les jeunes retraités (de tous âges) qui « n’ont jamais tant travaillé », « qui n’ont jamais été aussi heureux de travailler » parce qu’ils travaillent sans tutelle, bénéficiant, comme lui-même, de certains atouts, dont un revenu suffisant, et qui aimeraient que tout le monde jouisse de pareille situation. Ce qui réfute d’emblée l’argument qui nous est si souvent opposé : si tout le monde est payé, personne ne voudra plus travailler…

Au fur et à mesure qu’il dénonce les divers aspects de la démarche réactionnaire, il évacue tout malentendu sur le sens des mots employés, dont celui de valeur travail, qui implique que toute chose ou tout service n’a de valeur qu’en fonction du temps salarié de sa production, et d’autres, tels que revenu différé, répartition, régime salarial et régime de prévoyance, équité, égalité, assistance…

On découvre ainsi, peu à peu, que ce que propose Bernard Friot sous le terme, à l’abord déroutant, de salaire continué, est profondément en accord avec nos propres propositions. Nous sommes en plein accord sur l’essentiel : le rejet de la propriété lucrative pour ne considérer que la propriété d’usage, la négation d’avoir besoin de la création monétaire par les banques pour investir, l’affirmation que l’économie peut fonctionner sans aucune logique de prêts à intérêt et d’épargne.

Nous proposons pour cela une monnaie ne circulant pas, adaptée à la distribution des richesses produites, et qui rendrait l’impôt inutile ; alors qu’il propose, avec la monnaie actuelle (?), de financer l’investissement par une cotisation de l’ordre de 35 % sur les salaires bruts. Il reste qu’un principe de base est le même : le “support des droits sociaux et économiques” ne doit plus être l’emploi, avec ses aléas. Il est, pour Friot, la qualification, reconnue, assurée et attribuée personnellement par l’institution publique ; il est pour nous le droit de tout citoyen(ne) d’avoir les moyens d’être, d’épanouir sa personnalité (donc sa qualification…) au sein de la société humaine. Chacun(e) doit donc recevoir personnellement et régulièrement ce qu’il appelle salaire (refusant de l’appeler revenu universel) et que nous appelons revenu social ; versé à partir de la sortie du lycée pour lui, dès la naissance pour nous. Il propose pour son montant une hiérarchie à 4 ou 5 niveaux, en fonction la qualification (correspondant donc des salaires mensuels de 2.000, 4.000, 6.000, 8.000 ou 10.000 euros) ; nous proposons pour tous une même base et laissons au débat démocratique la charge de décider d’y ajouter ou non des compléments, en fonction des besoins plutôt que de l’activité ”individuelle”, qui nous paraît difficile à mesurer.

Mais l’objectif, pour lui comme pour nous, est « la condition nécessaire pour que chacun puisse participer à la définition des fin et des moyens du travail, parce que sa capacité est indiscutée, son salaire assuré, son insertion dans un réseau de pairs vivante, son recours à des institutions représentatives possible ».

Autre idée géniale proposée par Bernard Friot aux objecteurs de la “réforme” des retraites, et à soutenir tout de suite : de même que 18 ans est l’âge de la majorité, faire de l’âge de 60 ans, l’âge politique du début d’une seconde carrière placée hors de toute responsabilité opérationnelle. Concluant avec lui que puisque « la crise a fait la démonstration de l’incapacité des détenteurs de capital à assumer la société dans son ensemble en portant l’intérêt général », il faut saisir l’enjeu des retraites, qu’il décrit en ces termes : « c’est précisément de sortir de la revendication de sécurité du revenu et de l’emploi pour promouvoir une nouvelle figure du travailleur en mesure de soutenir notre aspiration commune à diriger l’économie pour sortir de l’économisme de la valeur travail ».


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