Aux confins de la démence et de la raison
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Publication : avril 1968
Mise en ligne : 22 octobre 2006
Une photo : insérée dans la « Dépêche du Midi » du 27 février dernier montre trois pêcheurs du littoral à côté d’un tas de poissons frais qu’ils viennent d’arroser de mazout. Il n’y a pas de quoi être fiers d’un tel exploit, véritable acte de barbarie... Mais il faut bien lutter contre l’abondance du poisson qui fait effondrer les cours et supprime le profit, il faut bien organiser la rareté des biens de consommation, afin de faire remonter les cours et ressusciter le profit !...
Nous n’en finirions pas de citer de tels faits, dont certains ont été relaté dans la presse. En bref, les producteurs et le gouvernement s’efforcent d’organiser délibérément et systématiquement la rareté du beurre, du lait et du fromage ; du poisson, de la viande, des oeufs et des poulets ; des tomates, des choux-fleurs et des pommes de terre ; du blé, des abricots, des poires, etc... alors que tant de personnes sont sous-alimentées et que les deux-tiers de l’humanité sont littéralement affamés !...
Avec l’organisation de la rareté des biens de consommation, nous sommes aux confins de la démence et de la raison démence relativement aux hommes qui sont les victimes du malthusianisme économique, raison relativement au profit, car il faut bien recréer la rareté pour procurer un profit aux pêcheurs et à tous les hommes. Le profit a forcément la priorité sur l’homme !...
On ne peut donc pas reprocher à quelqu’un de recréer la rareté de. biens de consommation, puisqu’il n’est pas possible d’agir autrement si l’on veut sauvegarder le profit indispensable à chacun pour vivre dans notre économie présente.
Mais ce que l’on pourrait reprocher à tous, aussi bien aux organisateurs, aux dirigeants, aux dirigés, aux politiciens. de « droite’ » et de « gauche », c’est d’accepter passivement le sauvetage du profit par de scandaleuses et imbéciles mesures de malthusianisme économique - au lieu d’envisager et d’exiger le remplacement du profit par un revenu social grâce auquel la production, même poussée au maximum, pourrait être répartie entre tous.
Ce n’est pas tout. A l’heure où les syndicats de salariés de « gauche » et les hommes d’Etat de « droite » sont d’accord pour déclarer en toute occasion qu’il faut créer des emplois nouveaux, bien des jeunes gens, des régions de l’Est en particulier, se précipitent vers les emplois encore disponibles dans la marine nationale ou dans l’armée.
A défaut de travail utile ; il faut bien. faire n’importe quel travail inutile pour subsister : A défaut d’un profit obtenu sous forme de salaire ; il faut bien s’en procurer un sous forme de solde, de nourriture prise dans un réfectoire, de logements dans une caserne, de vêtements uniformes. Fabriquer des armements ou apprendre à s’en servir sont devenus un bienfait économique, puisque ces activités fournissent 100 millions d’emplois dans le monde ! ...
Avec le travail inutile imposé aux hommes à défaut de travail utile, nous sommes à nouveau aux confins de la démence et de la raison : démence par rapport aux hommes qui mènent une activité inutile au lieu de disposer de plus de loisirs, raison par rapport au profit qui est maintenu en vie grâce au travail inutile.
On ne peut pas reprocher à des salariés pacifistes de fabriquer des armements pour obtenir un salaire, sans lequel ils ne pourraient plus subsister. On ne peut pas reprocher à quelqu’un de se livrer à une activité inutile pour vivre. Mais ce que l’on pourrait reprocher à tous, c’est de se laisser enfermer passivement dans l’obligation de préparer la guerre, ou d’exercer une activité inutile, au lieu de préparer et de revendiquer la distribution d’un revenu social qui les libérerait de cette obligation. S’ils disposaient d’un revenu social, les hommes pourraient répartir entre eux le travail vraiment utile, sans avoir recours au travail inutile, nuisible, parasitaire, pléthorique ou immoral, comme c’est actuellement le cas pour plus de la moitié de nos compatriotes actifs.
Bref, un revenu social distribué à tous les individus leur permettrait de se partager : et la production de plus en plus abondante, et le travail utile de plus en plus remplacé par le travail automatique. Bien-être et liberté, voilà ce que nous offrent le progrès technique, l’abondance et l’automatisme... mais à condition de laisser mourir le profit et de le remplacer par un revenu social - au lieu de le ressusciter par l’organisation de la rareté et le travail inutile.
Etant donné le nombre effarant de personnes qui mènent une activité inutile dont le seul but est de leur procurer un profit ; étant donné les possibilités immenses d’abondance et de liberté offertes aux hommes par la technique - le revenu social distribué à tous les individus en remplacement des profits serait actuellement supérieur à 200.000 anciens francs et le service social aurait une durée inférieure à 10 ans...
- C’est trop merveilleux pour être vrai !...
- Ce qui est merveilleux, ce sont les esclaves mécaniques de plus en plus nombreux qui sont à la disposition des hommes pour leur procurer toujours plus de liberté et de bien-être... Voilà le fait économique le plus important de notre siècle, et peut-être de tous les siècles passés et futurs. Mais si MM. Sauvy, Fourastié, Rueff, Pisani, Jeanneney, Debré, Drancourt, Sédillot et autres diplomés ès sciences économiques, gardent un silence quasi absolu sur le plus grand fait économique de tous les temps, c’est parce qu’il débouche sur le remplacement : et du profit par un revenu social, et de l’économie du profit par une économie distributive. Ces « experts » économiques ne veulent pas entendre parler de cette économie nouvelle, dans laquelle leur science périmée serait définitivement classée aux archives de l’histoire... Pour un individu sain d’esprit, l’important, c’est l’homme, et non le profit. Pour les économistes distingués, c’est le profit qu’ils sauvent de l’effondrement par des mesures inhumaines qui sacrifient les, hommes et les vouent à la misère ou à la pauvreté dans l’abondance jugulée, aux travaux inutiles, aux conflits sociaux et internationaux.
En accordant encore quelques crédits à ces ennemis de l’homme ; en luttant contre l’abondance ; en arrosant les poissons frais, avec du mazout ; en recréant la rareté ; en nous laissant condamner aux travaux inutiles ; en réclamant à cor et à cri des emplois nouveaux ; en refusant de mettre à profit les merveilleuses possibilités de bien-être et de liberté offertes par la technique moderne - nous nous conduisons comme de véritables crétins, nous nous laissons égarer par des bavards prétentieux et insolents, qui sont d’autant plus dangereux et malfaisants qu’ils sont plus hauts placés dans la hiérarchie des fausses valeurs sociales, d’où ils conduisent le monde à sa perte...