Avons-nous la dent trop dure ?

Tribune libre
par  J. MIRENOWICZ, M.-L. DUBOIN
Publication : août 2001
Mise en ligne : 21 septembre 2008

L’auteur de “Science et démocratie, le couple impossible ?”, présenté par M-L Duboin dans la GR de février dernier, n’est pas d’accord avec cette analyse. Voici sa protestation et notre réponse face à face :

  Sommaire  

J’ai lu votre recension de mon livre […] Dans ce texte, vous jugez mon travail décevant et superficiel, et estimez qu’il accoucherait d’une souris. Bref, vous avez la dent très dure. Or, en espérant que cela vous amènera à reconsidérer votre sévérité et, surtout, à réparer ces erreurs auprès de votre lectorat, je trouve utile de vous signaler que ce jugement repose sur des erreurs de lecture, un contresens majeur et, curieusement, le reproche de ne pas m’être assez attaqué à l’idéologie néolibérale. Je crois beaucoup à l’importance de la critique. Encore faut-il qu’elle soit fondée. Ce qui, à l’évidence, n’est pas le cas de la vôtre.

Vous référant à mon livre Sciences et démocratie : le couple impossible ?, vous écrivez que « l’élément central des accords de Bretton Woods serait la croyance qu’il est toujours possible de générer du progrès technique pour nourrir la société et donc garantir l’équilibre économique ». Or, vous ne trouverez nulle part dans Sciences et démocratie : le couple impossible ?, un tel propos. Vous pouvez y lire, bien plutôt, que le but de la réunion de Bretton Woods « est de réfléchir aux moyens institutionnels à mettre en place pour garantir une régulation stable du marché international ».

Les experts réunis à Bretton Woods, en juillet 1944, concluent que seule la paix économique peut permettre de fonder la paix politique. Cette paix économique repose sur trois piliers : l’ordre monétaire, l’ordre financier et l’ordre commercial. Dans cette partie de ma revue, je rapproche ces analyses de deux autres thèses économiques qui émergent alors sur les cendres de l’Europe. L’une est le keynesiannisme, qui renvoie aux thèses de John Maynard Keynes prônant un État interventioniste pour lutter contre le chômage. L’autre est l’idée de croissance économique qui domine tous les raisonnements économiques à compter de cette date jusqu’à aujourd’hui.

 

Dans mon étude, je relie ces trois courants de réflexion économique à celui qui émerge, en parallèle, sur la recherche scientifique. Cette seconde veine de réflexion s’est cristallisée dans le rapport que l’ingénieur en charge de la recherche américaine durant la Seconde Guerre mondiale, Vannevar Bush, remet à Harry Truman en 1945, et qui deviendra la référence en politique scientifique pendant 30 ans après la fin de la guerre. Il s’agit là de ma propre analyse et, peut-être, d’un des apports de cette étude […].

Ce point étant maintenant clarifié, j’en viens à votre contresens. Vous écrivez : « cette revue [...] accouche d’une souris : il faudrait imposer aux scientifiques un serment équivalent à celui d’Hippocrate pour les médecins ! ». J’ai pourtant écris l’exact inverse. On peut en effet lire, page 51 de mon texte, la phrase suivante : « L’éthique des choix de recherche, la politique des sciences, “l’épistémologie politique”, apparaissent bien plus cruciales que l’éthique des conséquences de ce qui a été trouvé, qui ne peut déboucher que sur un serment généralisé aux sciences, équivalent au serment d’Hippocrate ».

En outre, ce passage renvoie à une annexe, dans laquelle on peut lire : « Un serment renvoie à celui qui le prête. Or, la responsabilité liée aux choix en matière de sciences et de technologies incombe à toute la société. Et il est aujourd’hui vital, au sens propre, de ne pas croire le contraire. Pour devenir “les sages de notre maîtrise”, il faut, collectivement, éliminer les fous du pouvoir. En sommes-nous capables ? ».

Il semble difficile d’être plus clair ! Et si vous vouliez signaler que ce travail avait accouché de quelque chose, vous pouviez vous référer au texte collectif, aujourd’hui publié dans la revue Natures Sciences Sociétés, numéro 1/2001, qui met en avant sept points pour reconsidérer la place de la recherche scientifique dans notre économie et, plus encore, dans nos sociétés.

Enfin, vous me reprochez de ne pas faire le procès de l’idéologie néolibérale. Voici la raison. J’ai cru plus utile de me concentrer sur l’analyse du rôle de la recherche dans le contexte économique plus large des sociétés capitalistes depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour montrer la filiation entre ce qui a été initié à cette époque et la situation présente.

Rapprocher ce travail de la critique du néolibéralisme que vous menez avec d’autres associations, comme Attac, me paraît judicieux et même nécessaire. Mais je partage avec Janine Guespin l’idée que la critique qui prend en compte l’enjeu de la recherche ne fait que balbutier. C’est pour œuvrer à cette prise en compte que j’ai écrit Sciences et démocratie : le couple impossible ? Je me suis concentré sur ce que j’estimais être une relative originalité au lieu de répéter ce que d’autres sont mieux armés pour accomplir.

Merci, en tout cas, de l’intérêt que vous avez manifesté à l’égard de ce travail.

Jacques Mirenowicz.
 

Votre réaction à l’impression que m’a laissée votre livre et que j’ai exprimée dans la GR 1007, m’a rassurée, car ce que j’ai pris pour de l’hostilité injustifiée envers les chercheurs fondamentalistes n’apparaît plus du tout dans votre lettre. Je serais heureuse si ma critique nous permettait d’approfondir.

Reprenons ensemble. Ai-je fait une erreur de lecture à propos des accords de Bretton Woods dont vous dites que le but était la mise en place des moyens de réguler le marché ? Je lis pourtant pp. 15-16 « En 1944 […] La prospérité économique, dont la croissance est le signe par excellence, est un élément central des accords de Bretton Woods […] Quel que soit le niveau de connaissances ou de développement d’une société, il serait possible de générer du progrès technique pour la nourrir […] Le surcroît de connaissances scientifiques qui doit en résulter permettra au système industriel d’innover constamment à son tour, en sorte de sans cesse augmenter la productivité et de produire des biens et des services nouveaux capables de relancer sans fin la consommation. » Et p.17 : « Les réponses de Vannevar Bush aux questions de Franklin D. Roosevelt renvoient toutes à la même source : la recherche fondamentale. Les victoires dans “la guerre contre la maladie“, la création de nouveaux produits, le développement de nouvelles armes, etc. Toutes ces activités […] dépendent de la recherche fondamentale ». Je lis p.24 :« Les accords de Bretton Woods et le modèle linéaire fondent l’avenir du monde sur deux croyances : celle du progrès assimilé à la rationalité scientifique[…] » etc. et p.46 :« L’idée qui sous-tend l’optimisme des sociétés modernes est qu’il sera toujours possible, grâce à un surcroît constant d’artefacts, de trouver des solutions pour affronter les effets délétères qui s’accumulent en aval du système de production ». C’est cet ensemble que j’ai résumé (je n’ai pas prétendu que ce soit une citation) par la phrase que vous citez et qui fait penser que vous datez des accords de Bretton Woods la politique de la croissance.

 

Je suis désolée d’avoir eu la dent dure. Mais après votre description, très pertinente, de la politique misant aveuglément sur la croissance, j’attendais naturellement une critique du libéralisme économique et de l’idéologie de la croissance sur laquelle il s’appuie. Or c’est plutôt une attaque contre l’attitude des scientifiques que j’ai ressentie, d’ailleurs illustrée par le titre provocateur de votre ouvrage. Et ma déception s’est traduite par cette petite souris.

Mon excuse est que, universitaire, chercheur scientifique en physique fondamentale, je n’ai cessé de me battre contre la domination de cette idéologie et contre la mainmise de la finance sur toute la société. Alors, quand j’ai lu à la page 51 de votre texte : « Dans les universités… économistes et scientifiques, ignorant leurs savoirs respectifs, se tiennent et se soutiennent mutuellemen au cœur et au service de la société de consommation de masse », réflexion suivie dix pages plus loin d’une allusion « aux scientifiques [qui] se posent directement en avocats du système », comment voulez-vous que je ne me rebiffe pas ? Avouez qu’en écrivant pp.62-63 « Les scientifiques prétendent vouloir renvoyez la dimension éthique la plus importante […] dans les ténèbres … le laboratoire », vous accusez clairement les scientifiques de vouloir tuer la démocratie, ce que préparait votre titre. Moi qui lutte par tous mes moyens contre la dictature du marché pour une véritable démocratie, j’ai réagi parce que j’attendais évidemment autre chose d’un livre publié par la Fondation pour le Progrès de l’Homme.

J’attendais, par exemple, la description d’autres couples impossibles, tels que “science fondamentale et société capitaliste” ou bien “productivisme et démocratie”. J’ai donc manifesté ma déception de voir rendre les scientifiques coupables d’une situation qui les force à une sorte de prostitution, ce que Janine Guespin a ressenti comme moi-même : les chercheurs sont obligés de donner la priorité de leurs recherches… à celle de crédits.

Il me semble que vous avez laissé passer, dans ce travail, l’occasion de dénoncer plus nettement ces faits et de donner plus de poids aux sept propositions de Villarceaux.

Pourquoi ne pas dire que si un nouveau serment d’Hippocrate devait être exigé, ce n’est pas par les chercheurs en science fondamentale qu’il faudrait commencer ?

J’ose croire en conclusion, et grâce à votre réaction, que nous sommes d’accord sur l’essentiel. Il reste que beaucoup de vos lecteurs risquent d’avoir fait de votre travail la même lecture que moi, alors j’espère que cette tribune les aura éclairés.

Marie-Louise Duboin.

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