Capitalisme et travail intellectuel (II)


par  J.-L. GLORY
Mise en ligne : 30 avril 2009

Dans la première partie de cet article (GR 1096) Jean-Louis Glory posait que la valeur d’une marchandise exprimait la quantité de travail socialement nécessaire à sa production et à sa reproduction, que son prix oscillait autour de cette valeur, que tout travail avait une composante manuelle et une composante intellectuelle. Puis il montrait que cette dernière composante, que par commodité on appelle travail intellectuel, avait quatre propriétés qui la distinguent profondément des objets matériels : elle se partage sans se diviser, elle ne s’use pas, elle ne prête guère prise à l’obsolescence et sa reproduction est infiniment plus facile que sa production initiale. Il va plus loin :

 La matière première, l’objet de travail, incorpore de plus en plus une composante intellectuelle.

Longtemps, la production matérielle a consisté à donner une forme à un matériau qui était déjà présent dans la nature minérale (pierre, terres), animale (os, corne, peaux, laine, cire), ou végétale (bois, bambou, fibres, résines). La métallurgie, qui permet le moulage et donc diminue fortement l’usinage, représente un grand pas dans l’incorporation de l’aspect intellectuel du travail dans son objet. Mais la gamme des métaux disponibles et leurs possibilités d’alliage sont restées longtemps très limitées. Les progrès de la chimie, depuis la découverte des bakélites, ont introduit une véritable révolution dans l’objet du travail. Les nouveaux alliages et les matières plastiques permettent que l’objet fabriqué ne soit plus conforme à sa fonction seulement par sa forme, mais dans sa texture même. D’où une énorme économie de moyens. On estime que si des ingénieurs devaient aujourd’hui reconstruire la Tour Eiffel, ils pourraient le faire en utilisant trois fois moins d’acier grâce au progrès des alliages (et aussi grâce au progrès dans le calcul des formes). Les colles, ainsi que les progrès de la soudure, nous ont libérés en grande partie des assemblages mécaniques, longtemps les seuls possibles (ligatures, clous, vis, boulons, rivets).

La “chimisation” de la production a aussi permis un énorme progrès dans l’automatisation (c’est-à-dire le remplacement effectif de l’homme par la machine et non sa relégation à des tâches de simple effectuation, comme dans la mécanisation), du fait que dans l’industrie chimique l’objet de travail (fluide ou rendu fluide par concassage) circule en continu, sans manipulation, dans le processus productif par de simples canalisations.

 Le travail intellectuel dans les instruments de production

Si l’industrie chimique a été la première à s’automatiser, les autres industries, et notamment l’industrie mécanique, ont pu aussi le faire grâce à l’informatique. Quand on examine de près l’un des robots utilisés par exemple dans l’industrie automobile, on est surpris par la rusticité de leurs éléments mobiles, leurs bras, les plus spectaculaires. Il s’agit de bons vieux vérins oléo-pneumatiques retenus par des flasques à peine usinées. Le coût de production d’un tel bras est minime. Ce qui est coûteux c’est ce que l’on ne voit pas : le programme informatique qui dirige ce bras et qui a demandé des milliers d’heures de travail à des ingénieurs informaticiens hautement qualifiés. Et pour l’essentiel le produit de ce travail tient sur une disquette.

Autre exemple : les photocopieuses numériques, qui ont révolutionné l’imprimerie et qui permettent de produire à l’unité pour un prix minime des affiches, par exemple, sont, bien sûr, commandées par des programmes informatiques complexes qui sont le fruit d’un travail intellectuel hautement qualifié, qui lui aussi tient sur une disquette. On pourrait multiplier les exemples.

 Conséquences

1.La quantité de travail humain, nécessaire à la production de chaque objet produit, baisse. Donc sa valeur d’échange diminue. Et, par le jeu de la concurrence, son prix.

2.L’investissement nécessaire pour entreprendre une production augmente. D’où la concentration des entreprises et leur endettement (qui suppose paiement d’intérêt).

Ce phénomène correspond à ce que Marx appela la baisse tendancielle du taux de profit. Pourquoi “tendancielle” ? Parce qu’il existe des moyens pour les industriels de lutter contre ce phénomène. Et que ces moyens conjugués peuvent êtres provisoirement efficaces.

•1. Le plus simple, largement utilisé, est d’essayer de payer le moins possible la force de travail. Trois moyens pour cela :

a) Baisser les salaires réels en maintenant leur hausse au dessous de l’inflation. D’où la baisse des salaires dans la répartition du revenu national et le fait que le SMIC, conçu comme minimal est devenu le salaire normal, au sens statistique du terme, en France.

b) Importer une main d’œuvre peu exigeante.

c) Délocaliser, c’est-à-dire produire dans des pays où les conditions de vie rendent le renouvellement de la force de travail moins coûteux.

Mais ces procédés ont des limites quantitatives et, dans le temps, assez évidentes. Sans parler des dommages écologiques et sociaux.

•2. Vendre plus. Baisse du taux de profit ne veut pas dire baisse du profit. Il suffit de produire plus et de vendre plus. Mais pour cela il faut plus de matières premières, plus d’investissements et plus de consommateurs solvables. La colonisation et les guerres impérialistes en ont fourni. Aujourd’hui c’est plus difficile. Chômage de masse, “temps partiel”, multiplication des bas salaires, rendent ce moyen peu sûr. Le recours massif à la publicité pour accélérer l’obsolescence des produits, quand ce n’est pas des procédés techniques pour en accélérer l’usure, peuvent pousser les consommateurs à l’endettement, voire au surendettement. Mais on ne peut pas tondre un œuf. On s’en rend particulièrement compte aujourd’hui.

Les deux premiers moyens sont contradictoires : les consommateurs sont aussi les producteurs.

•3. Plus raffinée : la plus-value “extra”. Nous avons dit que la valeur était liée à la quantité de travail humain socialement nécessaire à la production. Si grâce à la science et à ses applications techniques, je trouve un moyen d’économiser de la matière première et de la main d’œuvre dont mes concurrents ne disposent pas, certes, la valeur de ma marchandise aura diminué, mais qui m’oblige à en baisser le prix ? Pour “battre” mes concurrents je baisserai un peu mon prix, mais je réaliserai un bénéfice supérieur au leur. Ce sur-profit, Marx l’appelle la plus-value extra. D’où la course capitaliste à “l’innovation” qui est une course au profit. C’est pourquoi Marx ne ménage pas ses “coups de chapeau” au capitalisme en tant que ”facteur révolutionnaire” de la production.

Mais, et c’est là le hic, ce qui me permet ce sur-profit, c’est quelque chose qui se partage sans se diviser, qui ne s’use pas et dont la reproduction est extrêmement facile.

Mes concurrents ne sont pas naïfs : ils vont essayer d’utiliser à leur tour mon procédé, voire de l’améliorer.

D’où les licences, les brevets, les copyrights qui sont autant de freins à la diffusion du savoir et à l’économie de la peine des hommes.

D’où le “flicage” des travailleurs intellectuels de haut niveau dans les entreprises, les contrats de confidentialité, etc. etc. qui sont autant d’atteinte à la liberté individuelle.

D’où les achats de brevets pour les geler, les centres de recherche “bidons” qu’on entretient pour toucher les subventions tant qu’on sait que la concurrence “ne fait pas mieux”.

Longtemps le système a pu fonctionner avec un appareil répressif socialement supportable. Le débat actuel sur la répression de la “piraterie informatique” montre que nous touchons aux limites d’un système. Peut-on parler de vol d’une idée puisque celui qui la possède au départ n’en sera pas privé ? Le “brevetage” du vivant est une autre expression de ce phénomène, tout comme l’opposition des brevets aux industries pharmaceutiques des pays pauvres. Là, l’opinion s’émeut, sans prendre conscience que le scandale est bien plus général, quotidien, fondamental : peut-il y avoir, en droit et en fait, une propriété privée sur un objet qui se partage sans se diviser et qui se multiplie par un simple clic ?— Non. Qui d’entre nous passerait à côté d’un mendiant en faisant semblant de ne pas le voir si nous avions dans la poche un billet qui a de telles propriétés ?

Il est heureux pour l’humanité que celui qui a pris le temps d’inventer la roue au lieu d’aller aider ses camarades à tirer un traîneau, n’ait pas déposé de brevet. Et ceux qui ont inventé l’arc, la meule, la lampe à huile, etc.

La simple circulation de l’information détruit toute valeur marchande au travail à forte composante intellectuelle, mais elle accroît de manière prodigieuse sa valeur d’usage. C’est en quoi la science, la technologie, les savoirs faire, les tours de main, tout ce qui fait que le travailleur se distingue du bœuf attelé à sa charrue, est fondamentalement opposé à un système où la valeur d’usage n’est que le prétexte pour atteindre la valeur d’échange, et donc le profit.

 Et le “droit d’auteur” ?

Un certain nombre de travailleurs, dont le travail a une très forte composante intellectuelle, ne sont pas des salariés. Ils pensent ne pas vendre leur force de travail, mais leur travail. Leur statut social leur permet de le croire. Il s’agit des écrivains, des traducteurs, des musiciens, des “designers”, des chanteurs, des comédiens, des peintres, des sculpteurs, etc. qui, soit trouvent un avantage à ne pas être salariés, soit ont des compétences qui ne correspondent qu’épisodiquement aux projets de ceux qui tirent profit de leur travail (éditeurs, industriels, producteurs, galéristes, etc). Avant l’instauration des droits d’auteurs ils vivaient (rarement bien) du mécénat. Ce qui les obligeait à des bassesses dont on rougit pour eux quand on lit leur correspondance avec leur mécène, si l’éditeur de cette correspondance n’a pas eu la pudeur d’expurger leur “œuvre”. Les droits d’auteurs, les copyrights ont constitué pour eux un progrès en dignité. On comprend qu’ils leur soient attachés. Mais, en droit, ils privent une très grande partie de leur public potentiel de leur œuvre et, en fait, ils mènent un combat d’arrière-garde car le progrès continu des moyens de reproduction rend illusoire le monopole de l’œuvre originale, de la “litho” tirée à 100 exemplaires, du “design déposé” etc., à moins d’une “fascisation” de la société à laquelle ils sont souvent hostiles, ou en tous cas devraient l’être car la création suppose la liberté.

Pour eux comme pour tous les travailleurs dont ils sont, la solution est de dissocier la satisfaction de leurs besoins, de leur activité créatrice, de leur travail.


Corrigé d’après l’erratum paru dans le N°1099.


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