Choisissons la vie


par  F. CHATEL
Publication : juin 2016
Mise en ligne : 3 octobre 2016

Par de précédents articles, François Chatel étant sans doute à l’origine de ce débat philosophique, il en tire ici cette conclusion   :

 Le changement nécessaire

La situation dans laquelle est plongée la civilisation occidentalisée s’avère si précaire et si brutale qu’elle atteint l’absurde. L’obstination aveugle des dirigeants à maintenir le cap met l’humanité dans la peau des passagers du Titanic. La maîtrise de son destin semble échapper à l’humanité, dont l’horizon s’obscurcit de menaces diverses et dont la confiance envers le progrès technologique, considéré jusqu’à présent comme la stratégie dominante, s’effiloche.

Se libérer du carcan religieux permit pour une partie de l’humanité de redécouvrir le domaine magique des sciences, au siècle des lumières, mais ce fut, par excès de passion, pour tomber sous le joug de la technologie idéalisée, sanctifiée même, et en subir le séduisant, mais perverse, attrait.

Après mai 68, J. Ellul et C. Castoriadis devinrent pessimistes sur les possibilités qu’une révolution puisse voir le jour car, contrairement à ce qu’avait prédit Marx, ils constatèrent avec regret que le prolétariat était devenu non révolutionnaire. Qu’en effet, il se montre depuis surtout intéressé à améliorer sa situation dans la société de consommation, voué à la recherche de son confort et non de sa liberté  : « L’homme n’est pas du tout passionné par la liberté, comme il le prétend. La liberté n’est pas chez lui un besoin inhérent. Beaucoup plus constants et profonds sont les besoins de sécurité, de conformité, d’adaptation, de bonheur, d’économie des efforts… et il est prêt à sacrifier sa liberté pour satisfaire ces besoins » [1].

Ce qui est nouveau, c’est tout de même cet enfermement dans le dogmatisme de l’objet, cette obsession maladive de la possession de jouets qui amène à penser qu’une forte proportion de l’humanité resterait figée dans l’enfance. « Cet homme qui se prétend « moderne » ne fait rien d’autre que mythifier la science, sacraliser la technique et l’État » [2].

Ellul explique que la force du capitalisme repose sur ce fétichisme de la marchandise dont le renouvellement de la production repose entièrement sur la technique.

Ne voyons-nous pas combien l’obstination à favoriser la solution technologique aux problèmes présents nous enferme dans une stratégie politique et économique de plus en plus totalitaire et violente ?

D’où peut donc surgir la nécessité de cette révolution, si l’humain occidentalisé demeure prostré devant les boutiques de jouets et de sucreries ? Comment trouver désormais la clairvoyance et la détermination pour enfin nous débarrasser de toutes ces idéologies qui ne font que favoriser l’installation des pouvoirs ?

Si donc révolution il y a, sous la forme d’un changement radical de système économique et politique, un nouveau paradigme philosophique s’avère totalement nécessaire pour ne pas subir le retour probable de nouveaux pouvoirs. Il ne s’agit pas de tout bouleverser sur un coup de tête, mais d’instaurer un changement lucide et en pleine connaissance des victoires brillantes et des erreurs énormes du passé.

 Trois coups de pouce

Trois évènements conjugués semblent donner le coup de pouce nécessaire et salutaire pour favoriser le réveil des consciences.

L’un est immanent, puisque la technique adorée déstabilise le système par la création des machines et des robots, qui en prenant la place des travailleurs, réduisent considérablement la distribution des salaires et donc des moyens d’accès à la consommation, nerf vital du capitalisme.

Le second est transcendant, puisqu’il provient de la réaction, pourtant prévisible, de la nature face aux exactions qui lui sont infligées. Les pollutions diverses et le changement climatique représentent les revers les plus marquants, et leurs premiers effets ont conduit à la création des mouvements écologistes. Le capitalisme en embuscade, camouflé en vert, tente de récupérer la situation à son avantage et le terme de “développement durable“ en montre toute la perversité mensongère.

Le troisième, également d’origine transcendante, et qui est peut être le plus menaçant, concerne le proche épuisement des ressources minérales et énergétiques non renouvelables disponibles sur notre planète. Cette raréfaction imminente ne manquera pas de déstabiliser le système économique basé sur l’utilisation en masse de ressources facilement exploitables.

La crise mondiale actuelle constitue les prémisses du bouleversement à venir ; mais, mal compris, mal maîtrisé, il risque de provoquer, par l’insécurité et l’angoisse, des mouvements de révoltes, de violences, qui ne manqueront pas d’être récupérés pour installer de nouveaux pouvoirs totalitaires. Ces manifestations ne contiennent en général rien de constructif et ne sont pas dignes de l’intelligence que l’humain s’octroie.

 La civilisation de la peur

La civilisation occidentale, dont l’origine remonte aux sumériens, s’est bâtie essentiellement sur la peur.

Ce syndrome persiste, il modèle l’ensemble des structures de la société et toute réaction à une évolution, quelle qu’elle soit. Peur du lendemain, peur de la mort, peur de l’autre, du manque, de l’étranger. Et même peur de soi, tant nos pensées et nos actes ont été, et sont encore, passés au crible de la conformité, tant le biologique du corps répugne, tant la religion et la psychanalyse nous ont enseigné que le mal, la bête, est présente en nous.

Si autrefois cette peur pouvait provenir de causes réalistes, elle a été depuis largement entretenue parce que garante de tous les pouvoirs. Cette situation pressante incite l’occidental à rechercher avant tout la sécurité  : il s’en remet volontiers à tout ce qui peut lui assurer ce confort : la religion (ce fut le cas pendant des siècles), la force (le pouvoir par les armes), l’autorité (le pouvoir de droit divin), la compétence et le savoir (les experts en politique et en technique). Comme le disait A. Camus, l’absurdité de sa condition amène l’être humain à trouver des réponses rassurantes qui ne sont en fait que des “sauts” dans le confort intellectuel. Ces sauts ne font qu’enfermer l’esprit humain dans un carcan d’idéologies et de superstitions néfastes, le conduisant encore davantage dans l’intolérance et la peur. Si cette situation s’est produite et se produit encore avec les religions, aujourd’hui la technique exerce, d’une autre manière, tel un pouvoir insidieux, la même pression uniformisatrice avec ses règles.

D’abord, faire le ménage

Pour lui permettre de sortir de l’impasse dangereuse où ses obsessions l’ont conduit, l’occidental va avoir du mal à se débarrasser de ces mythes et tabous qui encombrent son esprit.

Car il s’est mis dans la peau de Sisyphe, obstiné à remonter inlassablement son fardeau en guise de défi contre sa condition. Il a voulu défier Dieu qui l’a déclaré responsable de sa condition, alors qu’il se sent totalement innocent. Il a donc cherché à se faire dieu lui-même, maître de la nature et créateur d’un monde mécanique et technique sur lequel il aurait tout pouvoir.

Tandis que certains s’enivrent de ce succès dangereux, d’autres commencent à se rendre compte de cette absurdité. Car le moment est venu pour Sisyphe de se débarrasser du rocher : rien ne l’oblige à courir après des chimères ! Il est temps qu’il revoie sa copie, celle où sont inscrits les mythes devenus caduques, tel celui du travail sacralisé comme pénitence expiatoire, comme moyen d’obtenir sa place parmi les « élus » en « enrichissant » la création divine, ou celui du salaire considéré comme récompense de l’effort fourni et chantage à l’accès aux moyens de vivre, ou encore celui du mérite [3], de la concurrence productive, du pouvoir sur la nature, etc…

Si une force transcendante avait un quelconque pouvoir sur la création et méritait quelque déification de notre part, comment aurait-elle pu permettre, sans intervenir, les massacres indescriptibles de l’innocence lors des guerres mondiales, les holocaustes, les tirs atomiques, les épidémies, etc… ? Peut-être existe-t-il, après la vie, quelque paradis, quelque walhalla ou autre monde, mais la réalité c’est que les vivants actuels habitent la planète Terre et font partie de la nature qui y a élu domicile. La seule chose dont nous sommes sûrs, c’est que l’objectif de toute existence, c’est de vivre. Camus, dès les premières lignes du mythe de Sisyphe [4] pose le seul problème philosophique vraiment sérieux en ce qui concerne l’être humain : la vie vaut-elle ou non la peine d’être vécue ?

Pour quiconque répond par l’affirmative, n’y a-t-il pas meilleur objectif que vouloir que ses contemporains et ceux qui viendront ensuite, répondent de la même manière ?

Le temps de vie qui nous est alloué est bref, il s’agit d’en jouir avec les moyens disponibles.

Mais jouir de la vie, et tout sage en est conscient, ce n’est pas faire n’importe quoi, d’abord pour sa santé, sans laquelle il est difficile d’appréhender le bonheur.

Est-ce qu’en l’absence de “règles morales, politiques ou religieuses“, chacun serait tenté de penser que tout est permis ?

Non, répond Camus, car le fait que la vie vaille la peine d’être vécue « ne signifie pas que rien n’est défendu » [4].

L’être humain dépend des autres, sans lesquels, dès sa naissance, il ne pourrait jamais en être un. Sans la variété des capacités humaines, notre espèce ne serait pas ce qu’elle est devenue. Que tout ne soit pas permis n’est pas d’abord une question de morale ou de discipline, c’est une condition du bonheur, parce que le meilleur chemin pour y parvenir c’est de concilier, de la part de tous, le souci de l’autonomie de chacun, avec, de la part de chacun, le sentiment de faire partie d’une collectivité. Notre propre bonheur passe par celui des autres parce que, comme le dit le philosophe Alain [5], le bonheur est contagieux. Et Krishnamurti [6] va jusqu’à expliquer qu’il existe un type de dépendance que l’on doit comprendre afin d’être libre : c’est le fait que pour être heureux il faut être dépendant d’un, ou des autres.

En fait, l’objectif est que chaque passage sur terre soit une vie réussie, parce que l’essentiel ce n’est pas l’objet, c’est la vie ; c’est le biologique et non pas le matériel ; c’est la conscience et non pas le logiciel !

 Se reconstruire

Mais qu’il est difficile d’orienter sa vie vers la liberté !

Comme dit Francis Jeanson : « il est plus facile de se déclarer pêcheur que de se vouloir libéré » [7].

Selon Spinoza, la science est une connaissance qui, par ce qu’elle améliore la conscience, permet d’acquérir davantage de liberté, qui reste un idéal. En effet, le mot science vient du latin sciencia qui désigne la connaissance, donc, étymologiquement, “conscience” signifie bien : “avec la connaissance”.

Pour ce philosophe, notre bonheur dépend de la connaissance de la nature, qui nous entoure, mais qui agit aussi en chacun de nous, par les désirs du corps et de l’âme, et qui conditionne donc l’équilibre de la société, qui en fait partie.

Il pose alors la question : pourquoi ne pouvons-nous pas être heureux comme notre essence corporelle et psychique nous détermine à l’être ?

Sa réponse est : parce que nous nous croyons libres et que cette croyance nous maintient dans l’ignorance des causes naturelles qui nous affectent.

Il en déduit que pour être libres et heureux, il nous faut nous libérer de l’illusion du libre-arbitre, chercher ce qui nous détermine, accroître ainsi notre puissance d’agir et, par là, combattre et vaincre la passion du surnaturel.

Selon Krishnamurti : « Ce n’est qu’en dépassant toutes les croyances, toutes les différences et les similitudes que l’esprit peut être libre et trouver la vérité » [6].

De même, pour A. Camus : « La conscience vient au jour avec la révolte » [8] et il propose de refuser tout compromis, tout arrangement avec une quelconque puissance extérieure, et d’adopter la révolte permanente, non pas celle qui revendique dans la rue, mais celle qui unifie les hommes conscients de leur situation étrange, celle qui les rend tous complices pour s’élever contre la souffrance de vivre et de mourir, et créer une unité heureuse contre le mal et la mort.

 Vivre ensemble

Vivre ensemble, contre tous les pouvoirs, relever le défi du bonheur au présent, voilà bien un objectif commun car « le bonheur n’existe qu’une fois laissés de côté le moi et ses exigences » [6].

Alain précise : « Tant qu’on est seul on ne peut être soi… plus on sort de soi-même et plus on est soi-même ; mieux aussi on se sent vivre. Ne laisse pas pourrir ton bois dans la cave » [5].

Ce challenge est à la mesure de notre intelligence, il demande lucidité, clairvoyance et connaissances.

Les règles de la vie en société ne doivent pas être perçues comme des contraintes, mais résulter de la connaissance de nos affects individuels et de nos besoins, dans le but de maintenir l’objectif du bien-vivre ensemble.

 Changer de direction

Pour éviter le mur contre lequel nous dirige la civilisation actuelle occidentalisée, le moment est venu de changer de direction pour construire une société pluriculturelle, coopérative, économiquement égalitaire, libre de tout pouvoir coercitif et d’entrave métaphysique, conduite par la seule idéologie du bonheur pour tous.

Raisonnons comme l’Alice de Lewis Caroll qui disait  : « Mais alors… si le monde n’a aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ? » [9].

Ce monde meilleur n’est pas celui de l’oubli, des drogues et des jouets. De l’incertitude et de l’absurde, tirons notre philosophie de vie. Le bonheur doit se vivre aujourd’hui, pas plus tard, dans un au-delà incertain. La vie doit être un moment de joie et d’expériences heureuses. Si il y a un après, il sera temps de s’en occuper le moment voulu.

La liberté est une recherche, pas un acquit.

C’est un chemin difficile d’accès, mais chaque pas vers la connaissance y conduit.

C’est un état d’esprit dans lequel n’entre ni peur, ni contrainte, ni désir de sécurité.

Si la tentation est grande de s’en remettre à quelque pouvoir confortable, religieux, politique ou économique, la mémoire de notre histoire doit nous en dissuader.

Comme le conseille Krishnamurti, « pour planter un arbre et le chérir, pour comprendre la rivière, savourer la générosité de la terre, observer l’envol d’un oiseau et en voir la beauté, pour être sensibles et ouverts à cet extraordinaire mouvement qu’on appelle la vie, pour faire tout cela… vous devez aimer. » [6]

Or l’amour, comme l’intelligence, apparaissent lorsque toute peur est absente.

À l’homme occidental d’entreprendre cette démarche pour se libérer de ses peurs et de ses culpabilités, exploitées par les pouvoirs, pour dépasser le stade des doudous infantiles, et découvrir ce qu’est la vraie liberté, celle qui permet l’amour.

Krishnamurti ajoute : « Cette terre est la nôtre, elle n’appartient ni aux communistes, ni aux socialistes, ni aux capitalistes ; elle est à vous et à moi, prête à nous offrir une vie riche, heureuse, sans conflit. » [6]

 La frugalité volontaire

Des mouvements comme Food Not Bomb (FNB) ou Freegans nous invitent à la frugalité volontaire. Ils englobent bien entendu des préoccupations écologistes anti-capitalistes  ; mais leur objectif principal est de concentrer sa vie sur l’essentiel, de faire de la place à l’être. Et pour un être humain, être c’est réaliser cet échange fructueux, cette reconnaissance constructive entre soi et les autres, comme le décrit A. Camus dans l’homme révolté : « Toute conscience est désir d’être reconnue et saluée comme telle par les autres consciences. Ce sont les autres qui nous engendrent. En société seulement, nous recevons une valeur humaine…. » [8]

Les nouveaux adeptes du “less is more” (moins, c’est plus) adoptent une démarche aristocratique, préférant la qualité à la quantité, le lien au bien, le temps à l’argent, l’être à l’avoir. L’ancien commissaire au Plan, Jean-Baptiste Foucauld [10] défend un concept similaire en forme d’oxymore, “l’abondance frugale”, qui met l’accent sur l’absence de manque, mais dans un monde guidé par la sobriété. Pour lui, il faut revenir aux besoins essentiels, ceux qui se rapportent au relationnel et à la spiritualité… et ce sont ceux que l’économie actuelle ignore  !

En conclusion, il s’agit de sortir de cette économie capitaliste gloutonne et destructrice, et surtout castratrice, en ce sens qu’elle maintient l’humain, par tous les moyens, dans l’obsession du matériel. Elle le maintient dans un monde mesquin, indigne des facultés de son être. Il s’agit de trouver la lucidité de se concentrer sur l’essentiel, sur ce qui permet de se débarrasser de ces relations de concurrence et d’exploitation des uns par les autres.

Utilisons notre intelligence pour créer une autre civilisation, basée cette fois sur la solidarité et la coopération, pour que la production et la distribution des biens soient équitables, pour que règnent la liberté de choix des fonctions, le respect de l’environnement, la fin de tous les pouvoirs coercitifs.

Pour y parvenir, l’économie distributive est une base solide, longuement réfléchie, c’est le moyen d’instaurer cette philosophie de la vie capable de nous sortir de ce sectarisme infantile et perverse.


[1Jacques Ellul, Éthique de la liberté, éd. Labor & Fides.

[2Jacques Ellul, Les Nouveaux Possédés, éd. les mille et une nuits.

[3François Chatel, GR 1168, octobre 2015.

[4Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, éd. Gallimard.

[5Alain, Propos sur le bonheur, éd. Gallimard.

[6Jiddu Krishnamurti, Le sens du bonheur, éd. Stock.

[7Francis Jeanson, La foi d’un incroyant, éd. du Seuil.

[8Albert Camus, L’homme révolté, éd. Gallimard.

[9Lewis Caroll, Alice au pays des merveilles, éd. Macmillan.

[10Jean-Baptiste de Foucauld, L’abondance frugale, pour une nouvelle solidarité, éd .Odile Jacob, Paris, 2010.


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