Compatibilité entre la solidarité de la nature humaine et l’instinct de dominance

Courrier des lecteurs
par  F. CHATEL
Publication : avril 2017
Mise en ligne : 15 août 2017

François Chatel répond ici à Y. R., de Metz, qui l’interrogeait (GR1183) sur la compatibilité entre la solidarité dans la nature humaine et l’instinct de dominance décrit par Henri Laborit :

Votre commentaire soulève d’intéressantes questions. En effet, Henri Laborit parle dans ses écrits, et particulièrement dans La nouvelle grille, de l’instinct de dominance.

L’existence de dominants et de dominés dans une société humaine n’est pas une fatalité, comme dans d’autres sociétés animales, car l’apport culturel y joue un rôle essentiel. L’anthropologie et l’ethnologie nous rapportent des découvertes et des témoignages en ce sens. L’humain vivant dans la civilisation occidentale n’est pas le seul représentant de l’espèce humaine et ses comportements ne peuvent être généralisés comme c’est très souvent le cas. Les comportements humains dépendent de leur faculté d’adaptation à l’organisation sociale imposée. En sachant toutefois que chacun sera néanmoins poussé à l’empathie malgré lui par la facette naturelle de son sens moral [1].

Si l’économie représente un domaine crucial de l’organisation sociale, puisque selon la pyramide des besoins de Maslow, elle gère les besoins primordiaux, celui de la politique n’en est pas moins important tout comme celui dénommé aujourd’hui “monde du travail” mais qu’il serait préférable d’intituler pour reprendre un terme d’H.Arendt, domaine de “l’action” [2], puisqu’ils s’occupent de répondre aux autres besoins que sont l’appartenance, la reconnaissance et le développement de soi.

Les relations entre ces trois domaines conditionnent l’organisation sociale, donc influencent les rapports entre les hommes. L’organisation sociale ac­tuelle produit des liens entre ces trois domaines de telle façon qu’elle permet à une classe sociale de maintenir cette suprématie qu’elle détient grâce au commerce et à la production de marchandises.

Par exemple, le travail (réduction étriquée de l’action) est lié au revenu, ce qui réduit l’activité à l’obtention de la subsistance et ne permet qu’à très peu d’individus de répondre aux autres besoins.

L’existence du chômage aggrave cette situation. La globalité de la société est organisée en une hiérarchie pyramidale basée sur le mérite, qui est mesuré en fonction des services rendus à l’oligarchie dominante. Ceux qui forment la base de cette pyramide sont considérés comme des “loosers” et en ressentent un fort sentiment de culpabilité.

Le système politique n’est qu’un ersatz de démocratie, il ne fait que protéger l’oligarchie dominante. Le peuple, frustré en raison d’un besoin d’appartenance bafoué, tente de se raccrocher à son rôle de citoyen en prenant parti pour des candidats professionnels que l’oligarchie lui impose. L’imposture fonctionne avec de la poudre aux yeux, transformant les élections en une bouffonnerie ridicule comme les divertissements affligeants de la télévision. Et cette imposture conduit à écarter le peuple de la création des lois.

Le système économique de conception capitaliste instaure l’exploitation de l’homme par l’homme et promeut la propriété privée des moyens de production et l’accaparement des biens publics au profit de l’intérêt privé. C’est ainsi qu’une forme d’esclavagisme et de vol autorisé pour certains sévit dans notre société occidentale au profit… oui, des mêmes. L’objectif imposé par les possédants est unique, totalement dirigé vers l’expansion de la technologie et l’exploitation destructrice de l’environnement. Cet objectif, appelé progrès, garantit l’accaparement par les mêmes de l’argent, arme de dominance.

Continuant cette énumération, on montre les relations utilisées entre les trois domaines utiles à l’assouvissement des besoins humains dans le seul but d’exploiter un peuple au profit de l’oligarchie. Les divers comportements divers de ce peuple ne sont bien souvent que les expressions de frustrations infligées par cette stratégie de dominance.

En bouleversant les règles économiques et l’organisation de la société, l’économie distributive [3] est le moyen de permettre une modification radicale des comportements individuels.

Le monde a déjà connu, et connaît encore, des sociétés sans hiérarchie sociale, sans propriété privée des moyens de production, démocratiques, sans pouvoir d’État, où la coopération règle les rapports humains [4]. Les partisans de l’économie distributive pensent qu’il est possible de modifier l’organisation de la société occidentale en ce sens, l’objectif étant la réhabilitation du lien entre l’homme et sa société. À chacun d’offrir ses singularités afin de construire une société véritable. Et le meilleur résultat sera obtenu si chacun peut s’exprimer librement et assouvir correctement ses besoins (subsistance, appartenance, reconnaissance et développement de soi).

Si l’instinct de dominance est un fait établi, comme le soutient Laborit, il s’agit de laisser à chacun la possibilité de s’exprimer, comme tout instinct et notamment sexuel, dans un contexte permettant la gratification individuelle et un avantage pour la société.

Si l’organisation actuelle utilise la dominance pour instaurer le système hiérarchique qui protége l’oligarchie dominante, comme le dit Laborit, supprimer la hiérarchie de valeurs et la remplacer par la hiérarchie des fonctions, mais cantonnée au seul domaine du travail, conduira à l’égalité économique indispensable à l’égalité politique et à l’instauration d’une véritable démocratie. Ce que Laborit a décrit lui-même en ces termes : « Le pouvoir aujourd’hui est fonction de l’information spécialisée et c’est elle surtout qui permet l’établissement des dominances. Aussi longtemps que les hiérarchies de valeurs fondées sur l’information spécialisée ne seront pas supprimées, il existera des dominants et des dominés. Par contre, si une hiérarchie de fonction s’installe, les classes sociales deviendront aussi nombreuses que les fonctions assurées et un même individu pourra fort bien appartenir à plusieurs classes sociales à la fois, dans plusieurs institutions différentes, suivant ses différentes activités » [5]. Cette nouvelle situation orientera l’instinct individuel de dominance vers le besoin de reconnaissance, en le renforçant, créant ainsi un lien d’échanges entre l’individu et la société…

Les conditions sont favorables à l’instauration et au maintien de la coopération, comme je l’ai montré [6], selon le “dilemme du prisonnier” et l’application de la règle du “donnant-donnant”. Pour garantir son intérêt le dominant va être amené à coopérer, et son besoin de dominance va se confondre avec celui de reconnaissance, son objectif étant l’estime, sa renommée au sein du groupe. Comme l’écrivait Laborit, dans “L’éloge de la fuite” : « puisqu’il tient au cœur de l’individu de montrer sa différence, de montrer qu’il est un être unique, ce qui est vrai, dans une société globale, ne peut-on lui dire que c’est dans l’expression de ce que sa pensée peut avoir de différent de celle des autres, et de semblable aussi, dans l’expression de ses constructions imaginaires en définitive qu’il pourra trouver le bonheur ? Mais il faudrait pour cela que la structure sociale n’ait pas, dès l’enfance, châtré cette imagination pour que sa voix émasculée se mêle sans discordance aux chœurs qui chantent les louanges de la société expansionniste » [7].

Aujourd’hui dans un contexte de compétition, l’individu n’a pas intérêt à coopérer et cet individualisme exacerbe son besoin de dominance, au point de briguer les échelons sociaux en fonction de la mesure de son mérite, qui est établie en fonction des services rendus à la pérennité de l’oligarchie en place. [8]

Au sein de l’ED, l’argent n’est plus une arme de dominance, la monnaie revient à sa fonction première qui est de faciliter l’accès à la consommation. Le lien entre salaire et travail étant supprimé, le revenu devient le moyen d’accéder, suivant ses besoins, aux biens produits disponibles. Le travail est devenu une activité sociale, librement choisie en accord avec les règles sociales définies démocratiquement. Plus d’exploitation de l’homme par l’homme mais orientation vers la coopération. La hiérarchie se retrouve cantonnée au domaine des activités, c’est la distribution des fonctions nécessaires au bon fonctionnement de toute entreprise. La relation entre individu et société ressemble au système ancestral du don réciproque… L’objectif social n’est plus unique et technique, il devient pluridisciplinaire, il rassemble les expressions des aspirations de chacun. Et en plus des règles de protection sociale et environnementale, qui cadrent les activités choisies par chacun, la liberté de choix est naturellement orientée par la culture émise par la société qui incite chacun à adopter une activité qui lui permet d’acquérir estime et notoriété. Ainsi, l’être humain est solidaire et coopératif en fonction du contexte économique et social où il se trouve.

En ce qui concerne l’instinct sexuel que vous évoquez dans votre lettre, H. Laborit se demande si chez l’homme c’est cet instinct ou bien l’appétit de connaissance qui domine. La pulsion sexuelle semble inscrite plus profondément dans l’évolution animale que la curiosité et pourtant cette dernière apparaît déterminer bien des comportements.

Il en déduit que ce n’est « qu’en fonction de leur organisation harmonieuse et non envahissante ou au contraire refoulée par les interdits sociaux et économiques, que le psychisme humain pourra fonctionner correctement pour l’individu et l’espèce » [9]

À propos de W.Reich, il est vrai que l’instinct sexuel a tendance à se lier à l’instinct de dominance pour accaparer la primauté de la reproduction. On le constate dans certaines sociétés animales.

La disparition ou l’affaiblissement de la société matriarcale a surtout été le fait d’un changement de plus-value économique entre l’homme et la femme en raison de l’apparition de moyens de production et d’exploitation des ressources qui demandaient de la force musculaire et une disponibilité constante. La femme a perdu peu à peu sa puissance économique et le père a cherché à transmettre le patrimoine à son fils. Afin d’assurer sa descendance, il a enfermé sa ou ses épouses physiquement mais aussi dans des règles morales strictes (mariage, etc…). Les valeurs économiques de chaque sexe ont changé, elles ont tendance à s’équilibrer avec la libéralisation des mœurs. Dans la société capitaliste, la recherche de la suprématie sexuelle tend à se confondre avec la possession de richesses (voir la publicité) c’est-à-dire en fonction de la place occupée dans la hiérarchie sociale au service de l’oligarchie. Dans une économie distributive, il est possible d’imaginer l’égalité des sexes et la recherche de suprématie sexuelle par l’acquisition de l’estime et de la renommée. Ce qui place cet instinct comme motivation supplémentaire à la participation de chacun à la réalisation du bien-être social, c’est-à-dire production des biens et services, participation politique et culturelle, coopération, etc….

Je vous remercie pour l’intérêt que votre lettre manifestait envers nos réflexions, j’espère avoir répondu à vos questions et je me tiens, bien cordialement, à votre disposition pour tout complément d’information.


[1F. Chatel, Le sens moral fait du bien, GR 1182.

[2H. Arendt, Condition de l’homme moderne, éd. Calmann-Lévy.

[3M.-L. Duboin, Le vrai changement c’est sortir de l’économie de l’échange et inventer l’économie du partage !, GR 1184.

[4P.Clastres, La Société contre l’État, éd. de Minuit.

[5H. Laborit, La nouvelle grille, page 161, éd.R. Laffont.

[6F. Chatel, De la coopération GR 1141.

[7H. Laborit, Éloge de la fuite, page 102, éd. Gallimard.

[8F. Chatel, Mérite quand tu nous tiens, ci-dessus.

[9H. Laborit, L’homme imaginant, page 87, éd. 10/18.


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