De Karl Marx à Jacques Duboin
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Publication : octobre 2003
Mise en ligne : 19 janvier 2006
Il est toujours instructif, outre une relecture de l’œuvre de Marx [1] de parcourir quelques-uns des condensés et exégèses parus à ce jour.
Le regard porté par le philosophe marxiste Henri Lefebvre est sans aucun doute l’un des plus justes qui soient :
• 1. Pour Marx, les phénomènes économiques doivent être soumis à une étude scientifique, rationnelle, méthodiquement poursuivie, portant sur des faits objectifs et déterminables : ce “fil conducteur”, Engels [2] le qualifiera de “matérialisme historique”. La réalité à atteindre par analyse et à reconstituer par exposition (synthétique) est toujours une réalité en mouvement.
• 2. L’objet fabriqué représente un temps de travail social moyen qui détermine la valeur. Les prix des différentes marchandises oscillent autour de leurs valeurs d’échange selon les fluctuations de l’offre et de la demande.
• 3. La différence entre le salaire ou temps de travail (social moyen) nécessaire pour l’entretien du salarié et le temps de travail (social moyen) fourni par ce salarié au détenteur du capital constitue la plus-value, seule source du profit capitaliste et seule explication de ce profit.
• 4. Parce qu’il subit tout le poids de l’oppression et de l’exploitation, le prolétariat, et lui seul, peut mettre fin à l’aliénation humaine. La dictature du prolétariat prépare au socialisme par son action.
Dans un avertissement aux lecteurs du Livre I du Capital [3], un autre philosophe marxiste, Louis Althusser, porte sur les écrits de Marx un jugement catégorique. Le Capital (1867) est l’œuvre sur laquelle Marx doit être jugé. Sur elle seule, et non sur ses œuvres de jeunesse encore idéalistes (1841-1844), et non sur d’autres œuvres qui ont précédé le Capital : l’idéologie allemande (1845), les Grundrisse (1857-1859) ou encore la préface à la Contribution à la critique de l’économie politique (1859). Althusser rejette ces œuvres car trop marquées par la pensée du philosophe Hegel [4]. D’ailleurs, précise Althusser, Staline a fait de cette préface à la Contribution ... de 1859 son texte de référence, pour le malheur du Mouvement Communiste International !
Si l’on se reporte enfin aux œuvres de Marx parues aux éditions Gallimard (La Pléiade), le point de vue du traducteur et exégète Maximilien Rubel est à la fois plus complexe et plus subtil que celui d’Althusser :
• 1. L’œuvre de Marx est une œuvre inachevée. Volontairement ou non, Engels a donné à croire que le Capital était toute l’“Économie” de Marx. C’est un faux-semblant qui a fini en mythe, et sur ce mythe s’est édifiée une idéologie. Marx ne donne sa forme définitive qu’au Livre I et il ne le remettra à son éditeur qu’à son corps défendant, cédant aux instances d’Engels (avril 1867). Les Livres II, III et IV, demeurés à l’état d’ébauche, ont été publiés après sa mort.
• 2. Marx n’est pour rien dans l’invention du marxisme ; il l’a, au contraire, formellement répudié, dès les premiers signes de son apparition. Selon Engels, Marx aurait dit à Paul Lafargue [5], son gendre : « ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste » [6].
• 3. Des matériaux tels que les Principes (Grundrisse) de 1857-1859, première ébauche de l’ensemble du Capital, riches en analyses originales, sont absents des travaux ultérieurs. Engels ne peut les avoir ignorés. Les aurait-il écartés ? Quoi qu’il en soit, le mérite revient à André Gorz [7] d’avoir mis l’accent sur ces Grundrisse, publiés par la maison Dietz de Berlin en 1953, et en allemand. À un siècle et demi de distance, ces quelques extraits se révèlent d’une étonnante actualité :
- « A mesure que la grande industrie se développe, la création de la richesse vraie dépend moins du temps et de la quantité de travail employés que de l’action des facteurs mis en mouvement au cours du travail, dont la puissante efficacité est sans commune mesure avec le temps de travail immédiat que coûte la production ; elle dépend plutôt de l’état général de la science et du progrès technologique, application de cette science à la production ».
- « Le vol du temps de travail d’autrui, base actuelle de la richesse, paraît une assise misérable comparée à celle que crée et développe la grande industrie elle-même. Lorsque, dans sa forme immédiate, le travail aura cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cessera et devra cesser d’être la mesure du travail... »
- « Le surtravail des masses humaines cessera d’être la condition du développement de la richesse générale... »
- « La distribution des moyens de paiement devra correspondre au volume de richesses socialement produites et non au volume de travail fourni ».
Les Grundrisse ayant été écrits une dizaine d’années avant la publication du Livre I du Capital, il est permis de s’étonner que leur contenu n’ait pas alimenté ce même Livre I. Osons une explication.
Lorsqu’il rédige les Grundrisse, Marx subit toujours l’influence de Hegel et n’applique pas, dans toute leur rigueur, les principes du matérialisme historique. Aussi laisse-t-il encore libre cours à ses facultés de visionnaire qui lui permettent d’entrevoir les contours d’une société à venir, sujette à une forte poussée énergétique et technologique. Cette vision est d’autant plus foudroyante qu’au moment de sa disparition en 1883 (vingt cinq ans après les Grundrisse !) Marx ne connaît toujours que les tout débuts de l’ère de l’énergie.
Par contre, à peine dix ans après la rédaction des Grundrisse, Marx “oublie” ses écrits de jeunesse et applique à la société dans laquelle il vit les principes du matérialisme dialectique.
Les réticences de Karl Marx à laisser éditer le Livre I s’expliqueraient-elles par ce choc entre le présent (Livre I) et le futur (les Grundrisse) ?
[1] Karl MARX (1818-1883).
[2] Friedrich ENGELS (1820-1895), fondateur de la sociologie ouvrière. Il rencontre Marx en 1844 et écrit avec lui, entre autres ouvrages Le Manifeste du Parti Communiste (1847). Il publie une partie des œuvres de Marx, notamment les Tomes II et III du Capital.
[3] Édition Garnier Flarnmarion, mars 1969.
[4] G.W.Friedrich HEGEL (1770-1831). Le Capital conserve de l’enseignement de Hegel la méthode dialectique, mais en l’appliquant à un contenu matérialiste et non plus idéaliste.
[5] Paul LAFARGUE (1842-1911), auteur de plusieurs ouvrages, surtout connu pour son pamphlet Le droit à la paresse.
[6] Communication d’Engels à Bernstein, 3 novembre 1882.
[7] André GORZ, L’immatériel, éd. Galilée. 2003.