Dollar : la quadrature du cercle

(1)

par  A. PRIME
Publication : janvier 1986
Mise en ligne : 15 juin 2009

100 FAILLITES BANCAIRES AUX ETATS-UNIS
L’effondrement des prix agricoles et la chute des prix du pétrole ont entraîné la plus importante vague de faillites bancaires jamais enregistrée depuis la grande dépression des années trente : cent banques américaines ont déjà déposé leur bilan depuis le début de l’année. Et les milieux bancaires officiels américains prévoient la continuation du mouvement pour l’année prochaine. Car ces cent banques touchées ne représentent que la partie visible de l’iceberg. Plus de mille banques en effet sont déjà inscrites sur la liste des établissements financiers en difficulté.

(LE MATIN - 12 novembre 1985)

Essayons de plonger pour découvrir l’iceberg... L’accord de Bretton Woods, signé en juillet 1944 - donc plusieurs mois avant la chute du Reich et plus d’un an avant la capitulation du Japon - instituait les règles du système monétaire international de l’après-guerre, fondé sur des parités fixes entre les monnaies. La décision prise en août 1971 par Nixon de ne plus lier le dollar à l’or sonnait le glas de cet accord  : les monnaies allaient fluctuer au gré de l’offre et de la demande, pour des raisons autant spéculatives que commerciales.
C’est sur la primauté du dollar, monnaie de réserve, que Reagan, conseillé par ses monétaristes Laffer et Friedman, a basé sa politique économique dite « théorie de l’offre », par opposition à la théorie keynésienne de la demande.
Aujourd’hui, cette politique revient en boomerang.

1er temps : Diminution des impôts pour «  relancer la machine économique », à la fois la consommation et l’épargne (cette dernière afin que Reagan puisse organiser le lobby militaro-industriel qui l’a hissé à la Présidence).
Le temps d’inertie, dû à la montée en puissance et aux vues obtuses et entêtées des monétaristes purs et durs de la première heure, fait que la situation économique, pendant les deux premières années du premier mandat de Reagan, se révèle désastreuse : le pouvoir d’achat régresse.
Enfin, en 1983 (+ 3,5 %) et surtout en 1984 (+ 6,75 %) on ne parle plus dans le monde occidental que du « miracle américain », de la sortie de la crise qui doivent entraîner la reprise des économies des pays industrialisés capitalistes.
Mais celle-ci tarde et pour cause (s).

2e temps : La diminution des impôts, c’est bien. Mais quand celle des dépenses ne suit pas, qu’au contraire les dépenses militaires s’accroissent (pour passer de 5,6 % du PIB à 9 % en 1985), il faut avoir recours à l’emprunt. Les déficits budgétaires vont avoisiner ou dépasser, plusieurs années de suite, les 200 milliards de dollars (1). L’épargne intérieure ne représentent qu’environ 300 milliards (soit 9 % du PIB) et il faut bien que le Trésor en laisse une partie aux emprunteurs privé sous peine de bloquer l’économie (2). Il faut donc faire appel à l’épargne étrangère (environ 100 milliards de dollars chaque année)  ; mais pour cela, on doit offrir des taux d’intérêt élevés.
Et du coup, le dollar « flambe » jusqu’à atteindre 10,55 F en février 1985 1985.

3e temps : La diminution des impôts libère du pouvoir d’achat. D’une part, la partie dépensée provoque une demande importante : logement, automobile, biens d’équipements en général. D’autre part, nous l’avons vu, une bonne partie investie en emprunts d’Etat va aux industries de guerre : une partie de cette manne retombe indirectement dans le commerce. Les affaires marchent : + 10 % au premier trimestre 1984.

4e temps : Les affaires marchent ? Oui, mais pas forcément pour acheter américain. En effet le cours artificiel et excessif du dollar (les spécialistes l’estiment surévalué de 30 à 40 %) provoque l’afflux de marchandises étrangères, notamment du Japon (30 % de ses exportations - 23 % des voitures vendues aux USA sont japonaises), mais aussi de l’Allemagne, de la France, des nouveaux pays industrialisés d’Extrême-Orient etc.
Les affaires marchent, mais le pouvoir d’achat « libéré  », ne s’investissant pas, loin s’en faut, uniquement dans les produits « made in USA », les industries retombent vite autour d’une croissance zéro ; d’autant plus qu’un dollar cher, non seulement favorise les importations, mais encore freine les exportations  : en dollars courants, leur valeur, en 1984, est inférieure à celle de 1980 !
La situation vaut pour l’agriculture, bien entendu : nombreuses faillites entraînant celles de banques des régions agricoles.
Conséquence générale de tout cela un déficit jamais vu du commerce extérieur, multiplié par 6 en 5 ans. Mais c’est là qu’apparaît dans toute sa lumière l’aberration des accords de Bretton Woods consacrant le droit régalien des USA de « battre monnaie mondiale » : pour combler le déficit extérieur, il suffit de faire marcher « la planche à dollars », ce qui de surcroît ne peut être qu’inflationniste au niveau mondial, ou d’emprunter - en sus des emprunts pour combler le déficit budgétaire -, ce qui fait des USA un des peuples les plus endettés du monde.

5e temps : La reprise occidentale attendue de la reprise américaine n’a donc pas suivi. Ce qui était prévisible pour nous, distributistes, ne l’était pas pour les « experts  ». Disons que les exportations accrues vers les USA - notamment, nous l’avons vu, pour le Japon - ont donné ce que l’on a appelé un « frémissement ». Ça s’est arrêté là. D’autant que cette situation, qui fait que le plu§ riche pays du monde draine une partie de l’épargne mondiale - c’est un comble, mais c’est ainsi - freine, dans les pays industrialisés en mal de reprise, les investissements ou achats qui auraient dû absorber cette épargne, en partie du moins.
Comme on le voit, on tourne en rond ; il n’est pas exagéré de parler de quadrature du cercle à propos du dollar.

6e temps : Les dangers que fait courir au monde l’égoisme ou le manque de clairvoyance globale des dirigeants US inquiètent les pays occidentaux. La France notamment a multiplié ses mises en garde, réclamant un nouveau Bretton Woods, une réforme du système monétaire international et, en attendant, essaie de donner de plus en plus de poids à l’ECU.
Les pays du tiers monde, souvent endettés en dollars empruntés à un taux très inférieur et qui, de surcroit, doivent payer les intérêts au cours élevés, menacent de faire éclater le système : faillites du Mexique, de la Turquie, de l’Argentine, du Brésil, etc. ; faillites des banques prêteuses, notamment américaines.
Cette situation ne peut durer. Si elle satisfait pleinement les spéculateurs, elle crée des difficultés qui vont en s’aggravant pour les industriels, les agriculteurs, les pays industrialisés, comme le tiers monde.
Le gouvernement des USA, champion du libéralisme, a déjà réagi par des mesures protectionnistes (acier, téléviseurs, chaussures, coton, machines outils, voitures, etc.).
Pour les agriculteurs, on augmente considérablement les subventions (22 milliards en 1985 contre 12 en 1984). Mais ces entorses au libre échangisme ne font pas l’affaire des partenaires des Etats-Unis. Les ministres des finances et les gouverneurs des banques centrales des 5 grands pays capitalistes - Etats-Unis, France, RFA, Japon, Grande-Bretagne - se réunissent le 22 septembre dernier à Washington. Ils conviennent de « résister au protectionnisme » et décident de contribuer à faire baisser le dollar. Enfin  ! Et de fait, son cours avoisine à la mi-novembre 7,80F.

7e temps : Et maintenant, que va-t-il, que peut-il se passer ? la croissance, qui n’a été que de 1 % aux USA pour le 1er trimestre 1985 (3) - nettement inférieure à celle des pays occidentaux - ne peut rester à un niveau aussi bas sans que le spectre de la « crise » se profile à nouveau rapidement à l’horizon.
" En attendant, Reagan a paré au plus pressé : ne pas laisser entamer sérieusement les crédits militaires, locomotives modernes du capitalisme. Pourtant, les Chambres renâclent, surtout à cause du déficit budgétaire et des dangers qu’il représente.
Le show de Reagan avec Gorbatchev ne relève pour l’instant que du spectacle : il n’a pas cédé d’un pouce sur l’IDS, la guerre des étoiles ; même s’il désire faire plaisir à Nancy, sa « pacifique » épouse (voir Le Matin du 11 novembre : « C’est Nancy qui a dit a Reagan de faire la paix »).
" Les pays qui exportent aux USA vont forcément pâtir, à moyen terme, d’une reprise américaine, si mince soit-elle, basée sur un dollar dont la valeur a baissé de façon volontariste de 25 % en 2 mois (4). Et ce, doublement : ils vendront moins aux USA et les produits US redevenus plus compétitifs, rentreront chez eux plus facilement.
A la une du Monde le 14 novembre 1985 : « PLUSIEURS CONTRATS IMPORTANTS MENACÉS. LES ETATSUNIS LANCENT UNE OFFENSIVE SUR LES MARCHÉS EXPORTATEURS FRANÇAIS ».
" Cette baisse du dollar améliorera, mais ne résoudra pas le problème de la dette des pays du tiers monde ; d’autant moins que nombre d’entre eux, mis en difficulté depuis 2 ou 3 ans, sont tombés sous le coup du FMI qui a pris des mesures drastiques ne facilitant pas le développement de leur économie : beaucoup s’échineront à exporter... pour payer le service de leurs dettes, qui avoisinent, globalement, 600 milliards de dollars.
En résumé, le fonctionnement du système marchand est structurellement vicié. Les progrès techniques aggravent son mauvais fonctionnement : il peut de moins en moins écouler ce qu’il produit, secrétant de plus en plus de non-consommateurs ou de consommateurs amputés : les chômeurs.
La baisse durable du dollar va déplacer le problème des USA vers l’Europe et surtout le Japon : un peu plus d’oxygène là-bas, un peu moins ici. Mais il n’y aura pas de solution globale. Ce n’est pas demain que la crise, « leur crise », sera vaincue  ; ce n’est pas demain que le capitalisme, malgré les chantres libéraux ou « socialistes », procurera à tous « des lendemains qui chantent ».
A nous de le faire comprendre autour de nous.

(1). Le SEUL ACCROISSEMENT des dépenses militaires sous Reagan représente les 2/3 du déficit budgétaire.
(2). Le secrétaire au Commerce américain, M. Malcolm Baldrige, s’alarme de l’endettement des ménages, d’autant plus que l’épargne, en 1985, est tombée à 1,9 % du PIB.
(3). Le Monde du 16 novembre 1985 : n Aux Etats-Unis - LES VENTES DE DETAIL ENREGISTRENT UNE BAISSE RECORD - Les espoirs de l’administration Reagan de voir la croissance reprendre un cours plus dynamique durant le dernier trimestre paraissent s’estomper. En octobre, les ventes de détail ont enregistré une baisse record de 3,3 %, renforçant les prévisions des économistes qui, depuis quelques semaines, annonçaient un affaiblissement préoccupant de la u consommation
(4). Matsushita, un des géants de l’électronique, dont les contrats pour 1986-1987 ont été passés avec un dollar à 235 yens, chiffre à 80 milliards de yens (400 millions de dollars) ses pertes avec un dollar à 200 yens.


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