Empêcher toute émancipation

Éditorial
par  M.-L. DUBOIN
Publication : mai 2000
Mise en ligne : 27 avril 2009

Si l’opinion prenait conscience que les moyens techniques existent désormais pour assurer à plusieurs milliards de terriens de quoi vivre décemment et développer leurs facultés propres dans d’excellentes conditions, elle remettrait en cause l’idéologie libérale, qui permet à seulement quelques millions d’humains d’accaparer l’essentiel des richesses. Pour empêcher pareille émancipation, il faut donc verrouiller l’opinion par tous les moyens. Les journalistes “chiens de garde” et les publicitaires s’y emploient, ce n’est pas nouveau.

Cela pourrait ne plus suffire, puisqu’une contestation des abus manifestes de l’appropriation du monde par quelques uns a commencé à s’organiser à l’échelle planétaire. Seattle ayant fait peur, quelques déclarations d’intentions généreuses, à Davos ou ailleurs, ont tenté de ramener l’ordre libéral. Et voilà maintenant que des manifestations soulignent les méfaits du FMI et de la BM et qu’en plus, les jeunes qui font preuve de courage physique pour lutter contre les forces policières, sont soutenus par des observateurs, des juristes, des chercheurs et une foule d’organisations non gouvernementales qui savent trouver les moyens de s’informer et de dénoncer !

Gageons que les médias parleront de moins en moins de ces manifestations : on sait depuis la guerre du Golfe par exemple (cf le Kosovo) qu’ils savent faire passer ce que bon leur semble…

Or il est un moyen encore plus sûr d’imposer une idéologie, c’est de former les esprits à ne pas penser du tout. L’idéal est de commencer dès l’enfance, par l’école. Il y a déjà en France des enseignants qui, devant l’obligation qui leur est faite maintenant, non plus d’enseigner, mais d’assurer l’éducation des enfants, les parents ayant démissionné de cette tâche, se contentent de faire apprendre par cœur. Après tout, puisque les parents n’attendent de l’école que des diplômes pour leurs enfants, leur faire apprendre par cœur est ce qui demande le moins d’effort à tout le monde. En plus, cela permettra bientôt de remplacer des milliers de profs capables de contester, par des ordinateurs qui peuvent rapporter gros aux entreprises qui les commercialiseront ! Il reste pourtant des enseignants [1] qui s’obstinent à penser qu’enseigner c’est ouvrir les esprits, c’est apprendre à apprendre, à comprendre au lieu de suivre des recettes, à réfléchir puis juger pour ne pas être des moutons qui gobent tout ce qu’on leur affirme. Sans compter leurs efforts, ils inventent toujours de nouvelles méthodes, trouvent la façon d’expliquer qui s’adapte à la personnalité de l’élève, etc. Pour eux, former des jeunes c’est mettre tous les moyens nécessaires pour les amener à s’émanciper, mais de tels moyens, quand il y a tout à faire pour des enfants qui ne reçoivent chez eux aucun soutien compétent, il en faut de plus en plus… En insultant ceux qui voulaient une réforme en ce sens, l’ancien ministre Allègre a réussi un grand coup : non seulement il les a démoralisés, mais il a achevé de monter l’opinion contre eux. C’est tout à fait réussi et j’en ai une preuve sous les yeux : un livre qui vient de paraître et nous a été envoyé, sans doute par son auteur, qui écrit : « les enseignants sont repliés sur eux-mêmes, ne s’intéressant plus qu’à leur confort et cherchant à obtenir le maximum d’avantages de leur fonction… ils sont devenus des privilégiés de la nation car l’état-patron a cédé continuellement à leurs revendications. » Il a même le culot d’ajouter : « Comment accepter que l’éducation nationale ait sa propre société de ventes par correspondance, la CAMIF, et sa propre compagnie d’assurances, la MAIF, toutes deux gérées par les fonds de l’état », cette contre-vérité prouve qu’il écrit n’importe quoi. Allègre avait donc bien raison de déclarer : « les enseignants sont mal aimés, la preuve, quand je les engueule, je prends 25 points dans les sondages. » Un professeur de lycée explique « si certains élèves ne respectent plus leurs profs, c’est aussi parce que la société ne les respecte pas. » Des lycéens vont encore pouvoir leur cracher dessus, surtout si les parents soutiennent leurs rejetons…

Les enseignants disent bien que leurs élèves sont incapables de faire l’effort de se concentrer plus de dix minutes : on pouvait apprendre quelque chose à toute une classe tranquille, même de 50 enfants, mais dès qu’un seul commence à distraire les autres, c’est fini, tous ne veulent plus que s’amuser, même s’ils ne sont que 20. L’instruction passe après l’éducation, et celle-ci commence à la maison. Des profs voient bien quel est l’enjeu : l’un d’eux remarque : « Les problèmes dépassent largement l’école. Le drame, c’est l’accroissement des inégalités, j’ai la sensation de servir d’alibi social, d’être un couvercle pour empêcher la marmite de déborder. » Un autre explique : « nous avons de plus en plus d’enfants en difficulté sociale, familiale, donc scolaire. » Et un autre constate : « Ce gouvernement de gauche casse l’école pour tous et dissimule sous une réforme pédagogique le démantèlement du service public ».

Car le vrai problème est bien là, pour beaucoup « se profile le modèle anglo-saxon avec un lycée public qui assurerait le minimum, tout en étant divertissant, et des écoles privées, qui capteraient les bons élèves. » Les enseignants se voient « réduits à un rôle “d’animateurs” encadrant des “intervenants extérieurs” » disent-ils en employant le langage “moderne”.

Sachant que le nombre d’emplois précaires est évalué à 95.000 personnes dans l’E.N., dont 48.000 CES, comparez avec ce qui se passe à la Poste ou avec les internes des hôpitaux, et jugez vous-mêmes…

On avait au Ministère de l’éducation nationale un génie qui voulait mettre en place LA réforme-qui-y-est-nécessaire, mais ces mammouths d’enseignants s’y sont opposés ! Son successeur permettra-t-il seulement au public de savoir vraiment quelle est la réforme que les enseignants voulaient [2] ?

Quand la BNF présente l’utopie

À côté de ces gros efforts pour contrôler l’opinion, il ne faut pas sous-estimer ceux qui, de moindre envergure, sont faits pour agir dans le même sens, mais de façon moins évidente, en sorte que leur but pourrait passer inaperçu. Un exemple en est offert par l’exposition de la Bibliothèque Nationale de France sur l’utopie. Trois cents documents, peintures, cartes, dessins et illustrations, depuis un portrait de T. More jusqu’à des maquettes de C.N. Ledoux, architecte des Salines royales d’Arc-et-Senans, y sont réunis. Fort bien, très intéressant, rien à redire pensez-vous, une exposition de documents ne peut être qu’objective… C’est ce qu’on croit quand on a été entraîné, justement, à tout gober, à ne surtout pas se fatiguer pour chercher à comprendre.

Pour notre part, nous avions un doute. Pour la simple raison qu’un ami, ancien directeur d’une scène nationale, s’était dit que puisqu’on nous reproche d’être utopistes, autant saisir l’occasion d’être cités, et il avait fait parvenir quelques documents à un responsable. Le refus qui lui a été fait de les présenter prenait prétexte qu’il s’agit d’une exposition, alors que nos propositions ne prêtent pas à iconographie… Soit, mais un sociologue, consulté, eut une autre explication de ce refus : “le mot d’ordre pour cette exposition est de ne pas faire de vagues”.

Notre doute a été confirmé par la lecture de la page “culturelle” qu’y consacre Le Monde , journal qui n’a pourtant pas la réputation d’être le porte-parole de la pensée unique.

Observons d’abord les titres. Celui de l’exposition est apparemment objectif :“Utopie, quête de la société idéale en Occident”. Mais dans le quotidien il devient : “Utopie, épopée humanitaire et sanglante” (c’est moi qui souligne), ce qui l’est beaucoup moins. À l’idée d’utopie, quête d’un idéal humanitaire, il ajoute d’emblée, arbitrairement, une image sanglante. Laissez-vous impressionner.

Et la suite enfonce le clou. On apprend que l’utopie « trouve un tragique dénouement au XXe siècle, lorsque les utopies deviennent réalité ». D’où ça sort ? Du fait que c’est la fin de l’histoire ? Qu’on ne pourra jamais plus imaginer autre chose, que le XXIe ne verra aucune recherche vers un autre type de société ?

Le journaliste, décrivant l’exposition, estime que celle-ci étant « un voyage tous azimuts, il faut autant que faire se peut séparer la cavalerie de l’imaginaire et de ses romanciers de l’infanterie des utopistes, diversement obsédés par l’idée de réorganiser la terre, et clarifier un parcours que chacun peu (sic) comprendre à l’aune de ses propres lubies. » Cette phrase, pas vraiment claire, laisse en tout cas deviner que son auteur ne risque pas d’être effleuré par une lubie aussi saugrenue que celle qui consiste à penser que la société pourrait s’organiser autrement !

Mieux encore, il décrit ainsi la dernière partie de l’exposition, consacrée à l’urbanisme utopique : « elle tend à organiser la perfection de l’homme : usines, prisons, ou hôpitaux, familistères ou phalanstères ». Si tel est vraiment l’idéal de tous les utopistes, alors, non, nous n’en sommes pas ! Mais si, comme il le décrit ensuite, l’exposition classe parmi les utopies « manifestes politiques… propagande, avant-gardes plus ou moins hallucinées », c’est bien la preuve d’un parti pris discutable de la part de ses organisateurs. Et on aimerait savoir ce que le journaliste classe lui-même, pour finir, dans ce qu’il appelle « la folie des autres » ?

L’article qui suit est différent. Sous prétexte d’expliquer qui était Thomas More, auteur en 1516 de “Utopie, traité sur la meilleure forme de république et sur une île nouvelle”, il force le public à faire l’amalgame entre utopie et tout ce qui est farfelu, fou, démesuré et irréaliste. Car le clou qui était enfoncé ci-dessus sort maintenant de la planche : il ne sera plus jamais question, dans les siècles à venir, d’imaginer une autre organisation de la société, parce que ceci « signifie désormais une chose impossible, une chimère, une illusion, un mirage ». Encore une fois, pourquoi ?— Mais c’est bien simple : parce qu’imaginer c’est contester l’ordre établi. Et l’exposition impose cette confusion en présentant sous la bannière de l’utopie les divers mouvements de contestations de 68, et en mélangeant la contestation des provos d’Amsterdam et des hippies américains avec celle des militants pacifistes ou écologistes d’aujourd’hui ! Ils apprécieront, je suppose…

Et savez-vous, bonnes gens, où mènerait forcément une pensée différente, une pensée qui aurait réfléchi pour décrire une autre organisation possible ? La réponse est imposée par la présence d’affiches soviétiques, comprenez : cela mène au goulag ! Mettez-vous ça dans le crâne, répétez-le et ne discutez pas !


[1Je n’ai pas l’expérience du secondaire, mais de 40 ans d’université. À Paris 7, j’ai eu en physique nombre de collègues remarquables, en particulier par leurs efforts de pédagogie et leur volonté d’innover pour transmettre intelligemment leur expérience aux étudiants, mais ayant eu également Claude Allègre pour collègue, je peux témoigner de sa suffisance et de sa démesure dans les propos quand il s’agit d’imposer son point de vue. Par contre, à l’université de Marne la Vallée, j’ai été choquée de voir que le mot d’ordre était général : donner la priorité à la recherche parce c’est la clé de la promotion personnelle et ne pas passer une seule minute à chercher à être pédagogue : faire tous le même cours copié dans un manuel, faire apprendre par cœur et noter très vite, en se gardant bien de vérifier si l’étudiant a compris quelque chose. Ce mot d’ordre venait, à l’époque, de la présidence de cette université…

[2Les médias informeront-ils un jour l’opinion sur la mobilisation de centaines de profs qui sont volontaires pour appliquer de nouvelles méthodes (par exemple la pédagogie Freinet) pour “enseigner autrement” et répondre ainsi aux nouvelles difficultés rencontrées ? Ils sont “partants” pour la prochaine rentrée et plusieurs milliers de personnes ont déjà signé pour cela le manifeste “Halte au massacre des intelligences”. Mais il faut que le gouvernement donne son feu vert à des enseignants qui proposent cette saine réforme. Quelles sont ses véritables intentions, quels moyens est-il prêt à y mettre, et…peut-on faire confiance à Jack Lang ???


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