Gott mit ùns ?

(*)
Témoignage
par  P. VINCENT
Publication : janvier 2000
Mise en ligne : 14 mai 2010

Si les déshérités du Tiers-Monde ou les malades incurables se pressant à Lourdes peuvent se raccrocher à l’idée que Dieu est avec eux, comment ceux qui ont eu un peu plus de chance dans la vie ne le croiraient-ils pas également ? Tout le monde a le droit d’être optimiste. Bernardin de Saint Pierre voyait la preuve irréfutable de sa bonté dans le fait qu’il avait créé les puces de couleur foncée afin que l’on puisse mieux les repérer sur la peau (tant pis pour les Noirs !). Il ne faut pas s’étonner si une personne satisfaite de sa situation estime pour sa part que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible en ce qui concerne la répartition des revenus. Il existe tellement de sortes d’inégalités que chacun doit pouvoir en trouver qui lui conviennent. C’est ce qui entretient tous les conservatismes. Voir aussi dans “Kadosh”, cet excellent film israélien, tel personnage ultra orthodoxe heureux de son sort parce que Dieu ne l’a pas fait femme et qui l’en remercie chaque matin à haute voix… et devant son épouse.

Heureusement pour Dieu, il y a des incroyants, et aussi des croyants qui n’attribuent pas aux inégalités ou aux injustices dont ils profitent un caractère divin. Lui en rendre grâce pouvant l’exposer au ressentiment de ceux qui en souffrent, peut-être a-t-il aussi des supporters se montrant plus discrets par crainte que les gaffeurs ne soient l’objet de son courroux. Un tel raisonnement supposerait qu’ils croient vraiment dans le Dieu qu’ils invoquent. Je suis quand même étonné, qu’appartenant à des religions professant la croyance en une vie éternelle, certains défendent avec autant d’âpreté leurs intérêts temporels au risque d’être plus tard mal accueillis dans l’au-delà. Je me souviens d’évangiles où il était question d’un Jugement qui n’était pas celui du “Marché” et du peu de cas que faisait le Christ des “marchands du Temple”, ou encore de la difficulté plus grande pour un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux que pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille.

Mais laissons Dieu à ceux qui savent bien s’en servir.

Il m’est toujours apparu néfaste, pour soi-même comme pour son prochain, de croire et de s’ancrer dans la tête, parce qu’à un moment donné cela nous paraît gratifiant, que l’on a mérité sa réussite… et que les autres ont mérité leurs malheurs. La satisfaction d’une réussite est certes plus grande si l’on est persuadé qu’on ne la doit qu’à ses qualités exceptionnelles. Dans ce sens-là, c’est intéressant. Mais lorsqu’aux inconvénients matériels d’un échec vient s’ajouter un sentiment de culpabilité, cela peut par contre faire beaucoup de mal. J’ai assisté avant la crise à l’ascension rapide de jeunes cadres aux qualités certaines qui, arrivés vers les sommets, ont mal vécu les soudaines turbulences de la situation économique.

Parfois avaient-ils eu la naïveté de ne pas s’apercevoir que les louanges faisaient partie de leur salaire et qu’elles les stimulaient à bon compte, au même titre que décorations et médailles. Ils ont surtout eu tort lorqu’ils se sont laissé monter la tête par des flatteries ayant pour corollaire que ceux qui avaient moins bien réussi étaient tous des “paresseux et des bons-à-rien”. Dans votre courrier des lecteurs, je n’ai fait que redécouvrir cette expression. Je l’entendais souvent, il y a quelques dizaines d’années, lorsque le chômage n’avait pas encore atteint les cadres. Ceux-ci se sont depuis rendu compte qu’ils ne s’en trouvaient immunisés ni par leurs diplômes ni par leurs états de service, que le chômage faisait partie du système et qu’il n’y avait pas lieu d’en avoir honte, du moins à titre personnel (pour la Société dans laquelle nous vivons, c’est autre chose). Mais pour les premiers touchés et leurs familles, ce fut un drame. Ils n’avaient pourtant en général rien à se reprocher. J’en ai même connus dont le seul tort était d’avoir défendu avec beaucoup trop d’acharnement les intérêts de leur patron. Celui-ci leur avait demandé de se battre à ses côtés pour sauver l’entreprise, parce que c’était, disait-il, sauver leur emploi, mais le jour où il avait revendu celle-ci un bon prix grâce à leurs efforts, ils s’étaient trouvés livrés à la merci d’un concurrent malheureusement rancunier. De telles situations étaient fort injustes, pourtant rien n’y faisait. L’opprobre dont imprudemment ils avaient parfois contribué jadis à couvrir les malchanceux les atteignait à leur tour, du moins le croyaient-ils. Mais, bien plus grave, à cause de l’idéologie perverse qu’on leur avait inculquée, ils se trouvaient condamnés à leurs propres yeux. On se moquait beaucoup à l’époque des procès des pays de l’Est, où des innocents plaidaient coupable et réclamaient leur propre mort. Au moins y avait-il procès public et possibilités ou tout au moins tentatives d’interventions extérieures. Chez nous, ils se jugeaient et se châtiaient eux-mêmes en secret, à la stupéfaction de leur entourage qui n’avait rien vu venir et donc rien pu faire. J’ai eu pour ma part à déplorer le suicide dans ces circonstances de l’un de mes plus proches amis. Un ancien ingénieur chez Renault de la même époque relate dans ses Mémoires [1] avoir dans son seul département connu pareil drame quatre fois en quinze ans.

J’ajouterai une autre considération concernant la réussite. Quels que soient ses mérites, le parti que l’on peut en tirer dépend avant tout des conditions de lieu, d’époque ou d’environnement (familial, culturel, scientifique, politique, économique), dans lesquelles on a eu la chance ou la malchance de naître et de pouvoir se développer. Pascal était peut-être aussi intelligent que Bill Gates, mais il ne pouvait faire mieux en son temps que sa petite machine mécanique sachant seulement additionner. Et l’infatigable docteur Schweitzer, dans l’hôpital de brousse de Lambaréné qu’il avait fondé en 1913, n’arrivait qu’à de bien modestes résultats par rapport à ceux que l’on peut obtenir, à moindre mérite, dans nos hôpitaux modernes disposant de la supériorité de tous les matériels ou médicaments inventés depuis cette époque. Même pour un balayeur, les possibilités ne sont pas les mêmes suivant qu’il travaille à “Propreté de Paris” ou dans les rues de Calcutta. Heureusement pour Pascal et pour le docteur Schweitzer, on a apprécié leur œuvre en tenant compte des conditions dans lesquelles elle avait été accomplie.

Connaît-on bien d’ailleurs les réels mérites des gens ? Sait-on que Gustave Eiffel n’a pas inventé la tour qui porte son nom, que ce sont deux de ses collaborateurs Nouguier et Koechlin qui en ont eu l’idée, une idée qu’il a d’abord traitée avec dédain ? Qu’il a apporté ou imposé sa participation à leur projet lorsqu’il s’est aperçu que d’autres s’y intéressaient, mais n’a pas respecté le contrat signé par lui stipulant que leurs noms devraient toujours rester associés au sien [2] ? Sceptique ou critique sur le mérite, je le suis tout autant sur la chance. Qu’est- ce qu’une chance ? Pour combien de temps est-ce une chance ? La chance, c’est encore aussi les autres. Mais pour moi est-ce que ce fut ce directeur qui, m’ayant apprécié, me nomma chef de service ou cet autre qui, quelque temps après, me cassa tellement les pieds que je préférai donner ma démission ? C’est en fait au second que je voue la plus grande reconnaissance, car j’étais en train de me scléroser dans un poste sédentaire qui ne me convenait pas du tout, alors que cette démission fut le point de départ d’une nouvelle carrière pour laquelle j’allais me passionner. Il était heureusement plus facile à cette époque de retrouver du travail et surtout de le choisir. J’espère bien que cette situation reviendra, parce qu’elle semble la plus logique, I’épanouissement des individus dans leur métier allant dans le sens de l’intérêt général, y compris celui des employeurs. Est-ce à dire que, compte-tenu de l’intervention de tant de causes externes, il n’y a jamais lieu d’être fier de ce que l’on a fait ? Au contraire, tout individu a le droit d’être fier, qui a œuvré de son mieux dans les circonstances où il se trouvait placé. Ce peut être le cas, bien sûr, de ceux dont la réussite est éclatante, du moment qu’ils ne l’ont pas obtenue par des procédés douteux, et qu’ils sont bien conscients de la part plus ou moins importante dont ils sont redevables à une multitude de leurs semblables, connus ou inconnus, d’à-côté, d’ailleurs ou d’autrefois. Les batailles ne sont pas gagnées par les seuls généraux, et cette fierté doit encore moins être refusée, parce que souvent elle est leur seule récompense, à tous ceux qui, obscurs artisans ou parfois victimes de la gloire de quelques autres, ont contribué à faire l’Histoire. On donne toujours nos cathédrales comme exemple-type de réussite collective, mais dans la Pyramide du Louvre, l’opéra Bastille ou le Stade de France, dans un Airbus, un TGV, ou un bloc opératoire équipé pour la téléchirurgie, si l’on veut bien en examiner tous les détails, on peut répertorier des milliers d’idées de conception ou d’habiletés d’exécution qui en font aussi des réussites collectives, et la gloire ne doit pas en revenir uniquement à tel hommme politique, tel PDG ou tel architecte.

Si donc l’on continue au bout d’un millénaire à avoir une pensée pour tous les inconnus ayant participé à l’édification des cathédrales, il faut considérer aussi que c’est un immense travail collectif qui a concouru à l’édification du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Il est déplorable que certains de ceux qui y ont récemment encore participé ou des jeunes arrivant prêts à y participer à leur tour soient actuellement inemployés. Dans l’acharnement égal que l’on a mis autrefois à détruire puis à reconstruire, on trouvait que tout le monde était utile. Les jeunes que les Allemands avaient raflés à la sortie des cinémas partaient directement travailler en usine sans qu’on leur ait demandé leur CAP ou d’effectuer un stage de formation. Et nous-mêmes sommes allés chercher dans nos colonies, pour se battre comme pour reconstruire, des milliers d’indigènes à qui l’on ne demandait ni curriculum vitae ni visa. Si nous avons su inventer Dieu et continuons d’inventer des sectes, peut-être manquons-nous d’imagination pour améliorer nous-mêmes notre sort sans le secours de la prière ou de la magie. Nous arrivons pourtant à un moment où la réalisation de nouvelles “utopies” devient possible, sinon nécessaire. Il y en a déjà eu pas mal de réalisées depuis le début du siècle dernier où, en dehors de « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », tout n’était “qu’utopies” :
- “Utopie” que de vouloir se priver du travail des enfants de moins de 8 ans ;
- “Utopie” que de vouloir limiter à 8 heures par jour, 6 jours par semaine, celui des enfants de 8 à 12 ans ;
- “Utopie” que de vouloir limiter à 12 heures par jour, toujours 6 jours par semaine, celui des enfants de 12 à 16 ans.

Toutes les trois tombèrent ensemble par l’effet de la loi du 22 mars 1841, que ceux qui l’avaient votée à regret qualifièrent de « hautement philanthropique ». Mais les “utopistes” sont insatiables : le 19 mai 1874 ils obtenaient d’une autre loi l’interdiction du travail des enfants au-dessous de 12 ans. Entre-temps nous avions perdu la guerre, si bien que les “utopistes” et les “philanthropes” avaient reçu le renfort des “patriotes”, qui ne voulaient pas qu’on détruisit prématurément notre jeunesse ailleurs que sur les champs de bataille (un rapport leur avait ouvert les yeux, en révélant que, sur 325.000 conscrits de 20ans, 109.000 avaient dû être réformés). De génération en génération, d’autres “utopies” sont tombées : la semaine de 40 heures, puis de 39 heures (pour gagner une heure cela a quand même été long), les congés payés (dont dans le même temps la durée a plus que doublé, mais cela fait marcher le commerce), les retraites… Continuons ! Une seule “utopie” peut difficilement tomber, c’est qu’il soit interdit de « gagner son pain à la sueur du front des autres. »


* Les Allemands étaient là-dessus absolument affirmatifs, puisque je l’ai vu gravé sur leurs boucles de ceinturons pendant toute la dernière guerre. Et sans doute était-ce pour leur bien que Dieu la leur a fait perdre.

Chez nous aussi et aujourd’hui encore, il y a des gens qui voudraient toujours y croire, tel Philippe Tesson qui, illuminé par notre victoire à Twickenham, lançait comme un Te Deum ce cri dans Le Figaro : « Et si Dieu était francais ? »


[1Chers Collègues, (Ma vie d’ingénieur chez Renault), Georges Hufschmitt, Editions La Brèche, 1992.

[2« Le génie d’Eiffel n’est donc pas d’avoir inventé la tour : c’est de l’avoir réalisée et de lui avoir donné son nom » (sic).Gustave Eiffel, Constructeur (1832-1923), Bertrand Lemoine, Délégation artistique à la Ville de Paris, 1988, page 38.

« Peu intéressé, Eiffel les autorise cependant à poursuivre leur étude… » ; « …il mit son nom de constructeur sous celui de ses ingénieurs et passa avec eux un contrat, puis il fit tout le nécessaire avec la persévérance qui le caractérisait pour faire adopter le projet et le réaliser. » « …il s’engage à toujours citer leur nom… » (contrat signé le 12 décembre 1884). QUID de la Tour Eiffel, Dominique Frémy, Editions Robert Laffont, 1989, pages 2 et 3.


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