"Interventionnisme libéral"


par  R. MARLIN
Publication : février 1988
Mise en ligne : 16 juillet 2009

ETANT admis que l’Etat libéral est celui qui ne se manifeste que dans ses domaines propres : politique étrangère et militaire, éducation nationale, administrations publiques  : police, justice, budget, impôts, etc... et qui laisse au marché le soin de réguler la subsistance, l’activité, le commerce et l’industrie, comment se fait-il que les gouvernements les plus libéraux interviennent tant et toujours ? et pourquoi les catégories de citoyens qui se réclament le plus de cette idéologie dépassée sont justement celles qui demandent et obtiennent le plus d’aide collective  ?

LES PAYSANS

L’agriculture, besogne millénaire, intervient pour une part de plus en plus faible dans la population active de la France. De 52,9 % en 1851, sa part est passée à 26,7 en 1954 et à 8 % en 1980 (1). Elle n’en continue pas moins à bénéficier de la largesse démagogique de nos gouvernements, largesse étendue, maintenant à l’Europe. Il n’entre pas, bien entendu, dans nos intentions de jeter l’anathème sur les agriculteurs de quelque nationalité qu’ils soient. Nous n’ignorons pas leurs difficultés et nous avons le plus grand respect pour le travail, notamment le leur. Nous savons aussi comment on les a trompés et engagés dans des investissements inconsidérés en leur faisant croire que le Marché Commun pourvoirait à tout. Jacques Duboin n’avait-il pas écrit à ce sujet, dans son style imagé, que des économies bancales qui claudiqueront ensemble n’en retrouveront pas, pour autant, une marche normale. Nous tenons compte, aussi, des disparités énormes entre les revenus des paysans, non seulement entre les régions, mais également les statuts (propriétaires, fermiers, métayers, salariés, etc...) et les superficies cultivées. D’après le rapport "Politiques nationales et échanges agricoles" : "...75  % des aides sont versées à moins de 25 % des agriculteurs, ce qui signifie que l’écart entre les paysans les plus aisés et les plus démunis n’a pas été réduit... La prédominance de ce système de soutien explique qu’il subsiste dans certains pays de l’OCDE un écart de 1 à 20 entre les plus pauvres et les plus riches producteurs". (2). Il n’en reste pas moins que l’aide des organismes européens est importante. Le même rapport "...estime qu’au total l’ensemble des subventions octroyées entre 1979 et 1981 dans la zone OCDE correspond au tiers de la valeur de la production agricole...". Les subventions du FEOGA (3) étaient en 1984, pour l’ensemble de la CEE de 15,8 milliards d’écus soit environ 110 milliards de francs, dont une bonne partie à la France. Aux dépenses européennes s’ajoutent celles de notre pays. En 1986, le budget du Ministère de l’Agriculture était de 109,7 milliards de francs, soit 13 % du budget national (1). Le revenu brut de l’agriculture (4) était de 109,5 milliards et les dépenses de l’Etat en faveur de l’agriculture et du soutien des prix agricoles de 99,9 milliards (1). Ces chiffres ne comprennent évidemment pas la Sécurité Sociale agricole toujours à la charge du régime général des salariés, pour des montants difficiles à trouver (5). Le rapport (2) indique que l’aide à l’agriculture aurait chuté entre 100 et 120 milliards de dollars par an aux consommateurs et aux contribuables de l’Europe - à une période où le dollar était aux environs de 5 F, "...au point que, dans certains pays, les dépenses budgétaires excèdent désormais, les revenus agricoles... ". Ceci paraît très réaliste en ce qui nous concerne. Sans nul doute la France est visée.
Nous n’avons pas trouvé dans les statistiques disponibles, le total par pays des fonds publics affectés au monde agricole. C’est probablement volontaire. Néanmoins les responsables des nations moins agricoles sont mieux informés, c’est ce qui explique la position, notamment des Anglais, lors des discussions de Bruxelles. Ils ne veulent plus, et on les comprend, subventionner, à cours forcés, les invendus des autres et leur stockage. Tenant compte des chiffres que nous avons cités l’on peut, en effet, évaluer à 70 % ou 80 % la proportion de l’argent public dans le revenu total de l’agriculture française.
"...Les agriculteurs produisent actuellement, sans tenir pratiquement aucun compte de la demande réelle : ils sont protégés de la concurrence internationale et des forces du marché par les politiques mises en place par la plupart des gouvernements..." affirme l’Observateur de l’OCDE. Bien entendu les grands terriens qui dominent la Fédération Nationale des Exploitants Agricoles présidée naguère par François Guillaume, promu ministre, et même les paysans moyens soutiens actifs des partis de droite dits libéraux, sont d’accord pour soumettre l’industrie à la "dure loi du marché" avec le chômage qui s’ensuit. Quant à eux, ils sont bien à l’abri derrière le soutien des prix et "l’assainissement" de la production. Qui leur jettera à la face leur contradiction  ? Demandons à MM. Chirac, Guillaume et Madelin, s’il est vrai que l’Etat n’a pas vocation à produire des automobiles, de l’acier, et s’il fait chuter l’extraction du charbon, en raison de son prix de revient, si, par contre, il doit faire produire, au-delà des besoins solvables, et sans contrôler les entreprises, du beurre, des céréales, du lait et du vin ?
En ce qui nous concerne, nous ne sommes pas contre, à condition que ces aliments soient destinés à ceux qui, en France, comme ailleurs, ont faim. Ce ne sont pas les quelques prélèvements que la Communauté Européenne effectue sur ses montagnes d’invendus (6) qui résoudront le problème. Répétons d’ailleurs bien, que dans le cadre de ce régime économique, un accroissement de ce type de l’offre entraîne une baisse des prix fâcheuse pour les producteurs, y compris ceux des PVD. D’où les critiques portant sur la détérioration des termes de l’échange et sur la concurrence ainsi faite aux produits locaux qu’il conviendrait au contraire, d’encourager.

Les chercheurs

Prenons maintenant un second exemple de "libéralisme" dans un tout autre domaine, celui de la recherche. L’on sait que, contrairement à sa vocation, le patronat français n’a jamais consacré beaucoup d’énergie, ni d’investissements à ce secteur qui est dispendieux, aléatoire, au rapport incertain et, en tous les cas lointain. Il en est ainsi de la recherche fondamentale comme de la recherche appliquée. L’habitude s’est instaurée de confier à l’Etat, non seulement la formation des chercheurs, à travers l’Education Nationale, mais aussi la charge de leur équipement et de leurs travaux. C’est pour remédier à la carence des entreprises privées que fut, créé, en 1939, le Centre National de la Recherche Scientifique réorganisé en 1959. Le Général de Gaulle souhaitait, un peu facilement, qu’il fut composé de "trouveurs plutôt que de chercheurs" : Même la recherche très près de la pratique est laissée aux établissements publics. C’est ainsi que les constructeurs de matériels ferroviaires comptent beaucoup sur la RATP et la SNCF pour se charger des études nouvelles et des essais. Et pourtant les engins vendus ensuite à l’exportation, procureront à ces industriels des rendements substantiels.
Mais jamais, à notre connaissance, le principe "privatiser les bénéfices, socialiser les pertes" n’avait été autant invoqué que dans le cas cité maintenant. Il s’agit, au départ, d’une de ces lettres confidentielles boursières qui ont fleuri au temps de l’euphorie d’avant le 19 octobre 1987. Situons d’abord le contexte. Ces lettres sont dites confidentielles car, si les informations qu’elles contiennent étaient connues trop largement, les prises de positions financières qui en découlent perdraient évidemment leur pouvoir supposé de procurer des gains mirifiques. Afin de mieux se vendre auprès des cadres qui ont des économies à placer - pour être confidentielles, on n’en recherche pas moins des clients - cette lettre n’hésite pas à s’intituler, en anglais s’il vous plaît, et même si cela ne vous plait pas : "Winner News Letter" (7). C’est-à-dire, à peu près, "Nouvelles pour les gagneurs". Dans son numéro du 24 novembre 1987, cette publication donne, sous le titre principal "Stratégie générale" les précieux conseils suivants dont nous n’hésitons pas à faire profiter nos lecteurs sans supplément de prix :
"...Comme dans notre envoi du 23 octobre, nous pensons à nouveau que tout est possible. Aussi bien une nouvelle et forte chute des marchés d’actions qu’une reprise violente...".
Ainsi, malgré sa prudence, le rédacteur s’est trompé  : aucune des deux hypothèses ne s’est réalisée, jusqu’au moment où nous écrivons. Sous l’intitulé "Une période pivôt" on peut lire aussi : "...Au plan technique, sur les trois grands marchés, nous sommes à l’intersection des lignes de tendance moyenne et longue. Ceci signifie qu’il faut s’attendre à des mouvements brutaux. Pour l’instant, rien dans les indicateurs que nous suivons ne permet de donner une plus grande probabilité à la baisse qu’à la hausse (sic). Nous espérons que les gouvernements ne vont pas trop fausser les marchés et qu’ils vont les laisser émettre les signaux dont les opérateurs ont besoin...". Que nos gouvernants se le tiennent donc pour dit et qu’ils obéissent aux "opérateurs". Toujours afin de donner une idée du ton de ces messieurs, voici un autre extrait de la même chronique : "...Les bourses vont maintenant devoir se trouver d’autres raisons d’espérer. Au-delà d’un éventuel G 7 (qui a eu lieu, depuis, par télex, le 29 décembre)... il va falloir trouver un nouveau support. Ce pourrait bien être l’économie. Elle résiste mieux que prévu...". Ignorer à ce point les liens étroits entre la finance et l’économie, dans ce système, n’est pas permis. Si l’économie résiste à ce jour c’est qu’il y a simplement décalage dans le temps. Les financiers n’ont pas encore réussi à casser toutes les entreprises mais, gare, ils vont maintenant s’y intéresser de plus près  ! Loin d’être au service de la production, l’appareil comptable est bien, comme nous l’avons toujours affirmé, son véritable maître. Avec droit de vie et de mort sur lui. A quand la fin de cet esclavage ?
Venons-en, donc, à la page 19 avec une étude sur "L’industrie et la recherche en France". Et, tout d’abord deux chiffres qui confirment notre retard : les dépenses des entreprises allemandes, dans ce domaine, se sont élevées à l’équivalent de 104 milliards de francs ces dernières années, celles des françaises à 62 milliards. Les incitations de 1983 (crédit d’impôt-recherche et capital-risque) ne sont pas suffisantes, paraît-il. Les crédits publics sont trop concentrés sur la construction aéronautique et la filière électronique, soutiennent-ils "...L’Etat demeure, en France aux postes de commande...". Que les contribuables payent donc, mais qu’ils se taisent ! Voilà le désir des chefs d’entreprises traduit par la lettre.
Assurément les Américains et les Japonais sont donnés en exemple. "...Aux Etats-Unis, notamment, les producteurs de semi-conducteurs confrontés à la menace japonaise, se réunissent actuellement au sein du projet Sematech et souhaitent recevoir des commandes de la NASA...". Donc, là non plus les crédits publics ne sont pas dédaignés.
Nous terminerons par cette phrase que nous considérerons comme la perle de l’article : "...Cette attention nouvelle pour la liaison industrierecherche n’en prend que plus de valeur. Elle rejoint des préoccupations déjà anciennes aux Etats-Unis et au Japon où une sorte "d’interventionnisme libéral" est d’un usage courant... ".
Nous connaissions déjà l’économie mixte, la cohabitation, le sociolibéralisme, voici, maintenant : "l’interventionnisme libéral" ! C’est bien là de la soft-idéologie dénoncée ailleurs (8). Nous savions, depuis le début, que le moins d’Etat et le défaut d’aide étaient réservés aux pauvres et aux modestes mais que les commensaux principaux du nouveau pouvoir (les grands agriculteurs et les grands industriels) ne seraient pas oubliés. Il en est de même à l’étranger. Voici bien les limites et les mensonges du soi-disant libéralisme.

(1) Source Quid
(2) OCDE, Paris 1987, Voir "l’Observateur de l’OCDE", août-septembre 1987
(3) Fonds Européen d’Orientation et de Garantie Agricole.
(4) Déduction faite des dépenses d’entretien et de nourriture personnelles des agriculteurs et de leurs familles.
(5) En 1987, le régime général des salariés a versé 40 milliards de francs aux autres régimes.
(6) Voir la "G.R." de juillet 1986
(7) 20 pages hebdomadaires, Société d’édition boursière, abonnement annuel : 1 500F...
(8) François Bernard Huighe "Softidéologie" (Ed. Laffont).


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