« Je me révolte, donc nous sommes »

Place à la philosophie
par  F. CHATEL
Publication : décembre 2016
Mise en ligne : 2 mars 2017

Ayant évoqué la philosophie d’Albert Camus dans notre pécédent numéro, François Chatel précise ici ce qui est pour lui le sens de l’attitude décrite par l’auteur de “L’homme révolté” et de “Le mythe de Sisyphe” :

Albert Camus pose le problème ainsi : la condition humaine est absurde. Quelle solution adopter pour l’individu confronté à la fragilité de sa constitution biologique et à une mort certaine, ou pour l’espèce par la précarité de sa survivance, face aussi au problème du mal constamment perturbateur de l’existence ? « L’absurde naît de la confrontation de l’appel humain avec le silence déraisonnable du monde » [1].

Pour Camus, le suicide, cette « esquive mortelle », est une défaite car l’absurdité du monde est supportable, et il est possible d’aimer sans raison ce monde insensé. « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux » [1] en poussant inlassablement son rocher vers le sommet de la colline.

La religion propose un remède pour échapper aux affres de ce monde. Ainsi, le croyant se retranche dans sa foi et en se tenant tranquille sur Terre, il attend le salut illusoire dans l’au-delà.

Camus nomme cette démarche “suicide philosophique” car c’est un reniement de la pensée en adoptant le refuge de la croyance, qui au lieu de faire du bonheur sur Terre un problème à résoudre, un objectif au présent, en fait une épreuve et une promesse de bonheur pour après la mort. Et Kierkegaard d’ajouter : « dans son échec, le croyant trouve son triomphe qui implique le sacrifice de l’intellect » [1].

Un autre moyen pour s’évader des vicissitudes de ce monde consiste à devenir “accroc” aux technologies nouvelles et de vivre dans le virtuel. Cette technique possède aussi ses prêtres et ses endoctrinés. Et puis, en dernier recours, certains produits se montrent efficaces pour échapper à toutes réalités tels une prison.

 La solution

Or la solution à l’absurde existe en chacun de nous. Il suffit de vivre, non pas pour un avenir incertain, mais au présent, et dès lors profiter de la lumière et faire du bonheur l’objectif de sa vie. Car l’absurde n’est pas le désespoir, dit Camus, c’est une étape qui mène à la lucidité et à l’amour. L’homme s’affranchit de la déception et d’un pari sur l’au-delà en s’emparant de sa liberté pour adopter la démarche de la révolte, afin de refuser ce qui lui est imposé et ce que sa raison ou sa morale récuse. La révolte n’est pas qu’un refus, elle est aussi un consentement afin que la création l’emporte sur le nihilisme et la violence. Elle est le fait de dépasser l’absurde avec des moyens purement humains, sans l’aide d’une quelconque transcendance (par exemple la religion) ou d’une quelconque idéologie. Ce mouvement a pour objectif de réconcilier l’homme avec le monde et avec la nature, car l’attention généreuse pour la nature garantit celle envers les hommes. Il nous invite à voir et à savoir, d’agir au grand jour et d’être heureux.

 Un bonheur au présent

Cet état de révolte permanente invite chacun à demeurer lucide et clairvoyant, afin de s’opposer à ce qui dérange ou même empêche le bonheur présent de tous et de chacun. Pour le révolté, l’avenir est si aléatoire qu’il refuse toute proposition de bonheur reporté, toute idéologie qui demande de se sacrifier pour un meilleur demain. La lucidité ne ment pas et prévient de la durée limitée de la vie. Ouvrons les yeux, donc, éveillons nos sens, car les paysages offerts en grimpant dans la connaissance sont toujours plus grandioses. Toutes ces guerres inadmissibles, ces pollutions désastreuses, cet environnement saccagé, ces procédés techniques à haut risque, ces conditions de vie sociale dégradées, ces inégalités odieuses, et la liste est encore longue, ne peuvent le laisser sans réaction. Il exige, en tant que citoyen de ce monde présent, que les domaines utiles à la vie sociale, comme l’économie, la politique, l’éthique, la culture, l’environnement, etc… ne soient pas évincés par la technique. Le révolté veut l’équilibre car il pressent que celui-ci garantit le bonheur.

 L’autonomie

Le révolté ne peut être qu’un individu autonome car il a besoin d’indépendance et de solitude pour réfléchir, et il se revendique comme être social car il reconnaît l’importance de son appartenance au groupe.

Il s’agit de faire la différence notoire entre l’autonomie et l’égoïsme. L’égoïste ne pense qu’à lui, il n’a aucune idée de la valeur de la coopération et de l’entraide. Par contre, l’être autonome en a conscience et connaît la place qu’il occupe au sein du groupe, groupe qui reconnaît l’importance de la richesse de chacun pour son apport particulier et original. Chez les amérindiens, l’éducation des jeunes était orientée vers l’acquisition de cette autonomie. Car l’individu, qui pense ainsi par lui-même, apporte son originalité pour le bien de tous et de chacun.

 Le lanceur d’alerte

Le “révolté”, homme lucide et autonome, peut devenir un lanceur d’alerte. « Dans la plupart des cas, il s’agit d’une personne ou d’un groupe qui estime avoir découvert des éléments qu’il considère comme menaçants pour l’homme, la société, l’économie ou l’environnement et qui, de manière désintéressée, décide de les porter à la connaissance d’instances officielles, d’associations ou de médias, parfois contre l’avis de sa hiérarchie » [2].

Le lanceur d’alerte est de bonne foi, il est animé de bonnes intentions. Il n’accuse pas quelqu’un en particulier, sa conscience morale de révolté lui assigne de prévenir d’une menace dangereuse envers le bien commun ou l’intérêt public. Rien à voir avec un délateur inspiré par un motif contraire à la morale ou à l’éthique.

Or ce courageux citoyen subit des persécutions de toutes sortes, des pressions et des sanctions de la part de son employeur. Malgré le bien fondé de sa dénonciation, les pouvoirs publics et les représentants élus du peuple restent sans réaction et ne lui apportent aucun soutien. C’est même le contraire puisque ceux-ci restent sous la coupe de l’oligarchie dominante concernée par la dénonciation. Ainsi, en France, entre autres : Nicole Marie Meyer, la paria du quai d’Orsay, a divulgué les malversations au sein du ministère des affaires étrangères ; Jean-Luc Touly a dénoncé les collusions entre les marchands d’eau, les syndicats et les élus ; Iréne Frachon a fait connaître les dangers du médicament médiator prescrit pour lutter contre le diabète et les agissements crapuleux du laboratoire ; Stéphanie Gibaud a dénoncé les pratiques d’évasion fiscale et de blanchiment en bande organisée d’UBS AG (Suisse) avec la complicité d’UBS France. Au Luxembourg, Antoine Deltour, Raphaël Halet et le journaliste Édouard Perrin ont révélé le scandale financier des centaines d’accords fiscaux très avantageux, conclus avec le fisc luxembourgeois par des cabinets d’audit pour le compte de nombreux clients internationaux, dont les sociétés multinationales Apple, Amazon, Heinz, Pepsi, Ikea et Deutsche Bank. Aux États-Unis, parmi les plus récents, citons Chelsea Manning, qui a révélé certains agissements crapuleux de l’armée américaine, condamné à de nombreuses années de prison, et Edward Snowden, réfugié aujourd’hui en Russie, qui a fait connaître les programmes de surveillance mondiale des gouvernements américain et britannique.

Leurs révélations s’inscrivent dans une démarche démocratique puisqu’elles s’adressent aux peuples ou à leurs représentants afin de dénoncer des pratiques allant à l’encontre des intérêts de tous. Il revient donc aux peuples de les soutenir et de demander leurs libérations immédiates, car ce sont eux leurs meilleurs représentants. Le véritable citoyen n’est pas le gentil mouton docile pour se faire tondre, ni le bon petit soldat discipliné. Il est justement cet homme révolté, à ne pas confondre avec le casseur ou le délinquant, il est celui qui aime le groupe humain dont il fait partie et qui, par lucidité et clairvoyance, refuse tout glissement, tout détournement des règles qui ont fondé cette alliance entre les membres du groupe.

« Autour des figures d’Edward Snowden, de Julian Assange, de Chelsea Manning, nous sommes en train d’assister à l’émergence… d’une nouvelle manière de faire de la politique, de penser la politique, de concevoir les formes et les pratiques de la résistance... Je propose de les traiter comme des activistes, des personnages exemplaires qui font exister un nouvel art politique – une manière différente de comprendre ce que résister veut dire. Il y a dans leurs actes, dans leur vie même, quelque chose qu’il faut entendre, à quoi il faut prêter attention, et qui réside dans l’avènement d’un nouveau sujet politique. » [3]

Le végétalisme Autre exemple de sujet de révolte qui, au premier abord, ne semble pas consacré directement à l’intérêt de la société civile  : le végétarisme. Et mieux encore le végétalisme ou véganisme, qui exclut toute ressource provenant d’un animal : alimentation, vêtements, accessoires, etc… Dans un premier temps, cette révolte paraît destinée exclusivement à la protection des animaux. Or elle s’inscrit dans une démarche de progrès de l’humanisme, poussée par le sens moral et l’éthique de l’environnement. Une des critiques du végétalisme consiste à invoquer la priorité à l’homme plutôt qu’à l’animal. Pourtant, de nombreux partisans de cette révolte, comme Gandhi, Théodore Monod, Albert Schweitzer, ont montré la similitude des comportements des hommes entre eux avec ceux qu’ils entretiennent avec les animaux. Bien se comporter avec les non humains serait un gage de bonne entente entre les humains. Le végétalisme s’inscrit donc dans une démarche de bien public et d’intérêt commun. Et ce qui est remarquable c’est qu’elle est possible, c’est-à-dire réalisable par tous sans risque pour la santé. Elle est même avantageuse puisqu’elle s’inscrit totalement dans la protection efficace de l’environnement et du climat. Et cette solution fonctionne, elle connaît même de plus en plus de succès dans tous les pays, malgré l’acharnement des lobbies de la viande, du lait et de la chasse.

Refuser toute souffrance, tout crime volontaire infligé à un animal, un être qui ressent la douleur, qui exprime des émotions et des sentiments, est intelligent, fait des projets, montre de l’empathie et de la solidarité, transmet son savoir, aime vivre, voilà une intention de “révolte” qui s’avère possible, elle existe, elle est applicable, elle aboutit à une action concrète.

Un foisonnement de connaissances nouvelles remettent radicalemenent en question les acquis philosophiques matérialistes, jusqu’alors appliqués à la condition animale. Les études récentes indiquent que l’humain fait partie de la nature au même titre que les autres espèces et que nous sommes tous issus de la même souche biologique. Des différences existent entre ces espèces, en fonction de l’évolution et de l’adaptation, mais les similitudes abondent. Chaque espèce perçoit le monde à sa façon, compte tenu des sens dont elle dispose et de ses capacités, ajustés en fonction de la niche environnementale qu’elle occupe. D’où les difficultés de communication et de compréhension. L’ethnologie a fait des progrès immenses le jour où des chercheurs sont allés partager la vie des peuples originaux en apprenant leurs langues. Ils ont ainsi pu étudier leurs mœurs et leurs organisations sociales, dont la richesse et l’humanité surprirent plus d’un. L’éthologie devrait suivre, grâce à des pionniers comme Jane Goodal, Dian Fossey, David Premack, Guy Woodruff…

Le végétalien aujourd’hui est bien un lanceur d’alerte. Car, comment admettre le meurtre quotidien de 145 millions d’êtres non humains terrestres et 400 mille tonnes de ceux qui vivent en mer ? Alors que cette hécatombe, qui n’est nullement nécessaire, participe à la destruction des espèces et des écosystèmes, à la pollution de l’environnement et au dérèglement climatique. « La question dès lors n’est pas de savoir si les animaux ont une conscience, mais de se demander : de quelles autres aptitudes devront-ils encore faire preuve pour mériter de vivre ? » [4]

 Révolte politique

Si des solutions existent pour prendre la défense de nos cousins, êtres non humains, telles le végétalisme et des actions de boycott envers des organisations néfastes à leur vie comme la corrida, les zoos, les cirques avec animaux et toutes les formes de chasse et de pêche, il doit bien exister des solutions du même ordre pour lutter, se révolter sans violence contre les exactions flagrantes de nos gouvernements et de nos représentants.

On constate, aujourd’hui, que chaque membre du peuple est défait de son rôle de citoyen. Les élections sont devenues une mascarade, un spectacle où s’exhibent des acteurs qui savent interpréter leurs rôles. Mais leur résultat n’a plus aucune importance puisque la politique adoptée sera similaire, quel que soit le parti vainqueur. Tout le système d’organisation sociale est parasité par un capitalisme barbare et destructeur. Alors refusons dorénavant de signer un chèque en blanc, un contrat d’exploitation de nos biens en faveur de politiciens corrompus, voués au service d’une oligarchie pervertie. Exigeons une vraie démocratie, directe, qui rende le pouvoir aux peuples et qui leur permette de définir les lois. La révolte agit ainsi dans les isoloirs, par le choix du bulletin blanc, le bulletin du lanceur d’alerte, le bulletin qui refuse les compromis et revendique la reconnaissance du citoyen en tant que véritable acteur de la politique.

 Révolte économique

Le citoyen n’existe plus, il a été remplacé par le consommateur. Alors, forts de notre révolte, c’est-à-dire défenseurs de notre dignité, réagissons en tordant le cou à l’économie de marché.

Boycottons la consommation, cette mamelle nourricière du capitalisme. Entreprenons tous une cure de désintoxication, libérons-nous de cette addiction au matériel, à tous ces “jouets” ridicules dont nous n’avons pas besoin. Reprenons notre vie en main et tournons-nous vers l’essentiel. Adoptons la “frugalité volontaire”, ce que Bernard Blavette, dans ce numéro, nomme « la force de la simplicité ». Le végétalisme est un outil de révolte non violent contre la barbarie envers la nature et ses créatures  ; l’outil de révolte non violent contre l’économie de marché et son mécène, le capitalisme, est le boycott de la consommation matérialiste inutile, destructrice des rapports humains, de l’équilibre mondial et individuel, de l’environnement, du climat, etc.

 Révolte sociale

Se révolter, c’est reprendre les rênes, c’est redonner son vrai sens au mot société. Ce mot « a son origine dans le latin societas  : “association amicale avec d’autres” et socius : “compagnon, associé, camarade”. Le mot latin est un dérivé du grec socus, terme qui implique un contrat social entre les membres de la communauté. Le terme “société”, en sociologie, désigne un ensemble d’individus qui partagent des normes, des comportements et une culture, et qui interagissent en coopération pour former un groupe ou une communauté » [2].

La société n’est pas une somme d’individus vivant les uns à côtés des autres. La société c’est, avant tout, le lien qui crée. Se révolter, c’est donc dire non. Non aux mensonges dont nos esprits sont encombrés depuis des siècles, mensonges proférés et toujours utilisés par ceux qui y trouvent leurs intérêts, ceux qui nous culpabilisent, qui nous infantilisent et nous assènent tous les vices et les bas instincts.

Il est grand temps de prendre les choses en mains, de renouer avec les liens sociaux qui définissent les véritables communautés. Personne ne peut vivre sans les autres, l’humain est ainsi fait. La culture et l’évolution sont les résultats des rapports sociaux qui, par l’échange, par le brassage des idées, créent de la valeur humaine. Chacun est une pierre de l’édifice, le liant qui fait la force de la construction. Et la valeur de l’objectif poursuivi, c’est la relation, la confiance, la reconnaissance, la solidarité et la coopération. Prôner le contraire est une arnaque.

Se révolter, c’est avant tout agir. Il s’agit donc de s’employer, par tous les moyens. Le végétalisme, la frugalité volontaire, le bulletin blanc, etc… sont des moyens pour faire capoter le capitalisme, faire que disparaissent l’exploitation dans et par le travail, le salaire, synonyme d’injure à la dignité, le chômage dégradant, la misère et l’inculture tristement associées, les inégalités intolérables, la concurrence absurde et infantile, toute valorisation par le mérite injuste et réductrice, la propriété privée des moyens de production et d’exploitation des ressources publiques, la spéculation financière, l’épargne et le prêt à intérêts, les nationalismes malsains, la destruction de la nature… tout ce fatras innommable, alors que la planète n’est qu’un minuscule gravier, perdu dans le silence et l’indifférence de l’univers !

 Apprendre à dire non

Contre toute atteinte au sens moral, à l’esprit de justice et d’équité, contre toute infraction aux institutions qui garantissent la cohésion sociale, il faut dire non ! Non à l’exploitation, non à la persécution, non à la terreur, non aux tueries organisées, non à la barbarie volontaire, non aux injustices, aux inégalités, non aux abus de pouvoir. L’homme, le révolté, lucide et clairvoyant, objectivant le bonheur comme valeur suprême de la condition humaine, ne peut qu’exprimer un refus à tous ces abus qui génèrent des obstacles au bien vivre présent. Mais la révolte ne peut se contenter d’une réflexion ou d’une intention, elle doit aboutir à une action pour qu’elle ait un sens, une présence. Se révolter, c’est agir, donc vivre. Et c’est aussi un acte social, un message, une invitation à partager le présent pour donner au bonheur la victoire sur l’absurde. Camus considère que cette révolte, cette lucidité individuelle au service de la dignité et du bonheur, édifie la forme d’une action collective et solidaire : « Je me révolte donc nous sommes » [5].


[1Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, éd. Gallimard.

[2Wikipédia.

[3Geoffroy de Lagasnerie, l’art de la révolte, éd. Fayard.

[4David Chauvet, La volonté des animaux, http://­www.cahiers-antispecistes.org.

[5Albert Camus, L’homme révolté, éd. Gallimard.


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