L’ "ami Frits" a semé la panique !

Éditorial
par  J.-P. MON, M.-L. DUBOIN
Publication : avril 2005
Mise en ligne : 3 novembre 2006

Il y a plus d’un an, le 13 Janvier 2004, deux membres français de la Commission européenne, Pascal Lamy, socialiste, et Michel Barnier, UMP, ont accepté la directive européenne sur la libéralisation des services. Et dans le texte d’orientation générale soumis au collège en Février dernier, il était prévu d’assurer l’adoption rapide de la législation sur les services.

Cette directive, présentée par le Néerlandais Frits Bolkestein, et élaborée par ladite Commission, correspond parfaitement au souci d’élargir la concurrence qui prévaut dans les récents traités de l’Union européenne. C’est ce que n’a pas manqué de souligner le nouveau Président de cette Commission, José Manuel Barroso, le 14 mars dernier en déclarant : « Si nous devons avoir un marché unique des services, il devra être basé essentiellement sur le principe du pays d’origine [*]. Nous n’abandonnerons pas ce principe », signifiant ainsi clairement le souci de la Commission de ne pas dévier de son objectif d’ouverture du marché des services à la concurrence.

Et le vice-président du Medef, Guillaume Sarkozy, de renchérir : interviewé sur France-Culture, il insista sur la parfaite concordance entre la directive Bolkestein et les principes fondateurs de l’Union européenne, principes que le projet de Constitution a pour objectif de fixer définitivement, dans une logique constante, qui est également celle du Medef.

... Panique chez les tenants du Oui au prochain référendum en France : ces propos risquaient de faire comprendre ce que sont ces principes aux citoyens qui vont justement bientôt avoir à dire s’ils sont d’accord pour les adopter ! Car s’ils les comprenaient, ils pourraient en prévoir les conséquences et par conséquent les refuser. Inquiètude aussitôt renforcée par un sondage, puis deux, indiquant que le Non venait de prendre l’avantage sur le Oui.

Alors, pour les promoteurs de cette Constitution, qu’ils se disent de droite ou bien de gauche, il s’est agi de repousser le spectre évoqué par cette directive (quitte à la reprendre plus tard, quand les électeurs, grâce à cette Constitution si peu démocratique, n’auront plus leur mot à dire). Ils affirmèrent d’un commun accord qu’ils y sont fortement opposés, qu’elle est "inacceptable", qu’elle n’a rien à voir avec le projet de Constitution... ou au moins qu’il faudra l’amender. J-P Raffarin déclara « Nous utiliserons tous les moyens dont nous disposons pour nous opposer à cette directive ». Le Conseil d’État fut mobilisé, et il émit ses réserves sur la dite directive. L’UMP, l’UDF et le PS déposèrent à l’Assemblée nationale des propositions réclamant son réexamen (c’était inutile puisque les députés n’interviennent pas à la Commission, mais il fallait frapper les esprits).

Convaincre le président Barroso d’agir, même provisoirement, à l’encontre de l’esprit de sa Commission, fut plus difficile. J. Chirac lui avait bien lancé un : « Tiens mieux tes commissaires » après avoir entendu, un mois plus tôt, la commissaire polonaise D. Hübner expliquer « qu’il faut faciliter les délocalisations au sein de l’Europe ». Malgré cette apostrophe peu amène, Barroso commença par une fin de non-recevoir, critiquant, le 14 mars, l’incohérence de la position française en ces termes : « Certains pensent que la Commission est là pour protéger les quinze membres anciens contre les dix nouveaux. Ils ont tort ». Mais, après le rassemblement de Guéret, le 5 mars contre le démantèlement des services publics, après que 263 élus creusois aient démissionné, il y eut la manifestation de masse, organisée le samedi 19 mars, à Bruxelles même, par la confédération européenne des syndicats. Alors le 21 J. Chirac revînt à la charge. Enfin la peur que le Non l’emporte en France eut le dessus et amena le président de la Commisssion à faire un geste le 22 mars. Il alla même jusqu’à l’annoncer en français pour être compris des électeurs ! L’alerte aura servi de leçon : « Mieux vaut, pendant la campagne, éviter d’ouvrir des débats conflictuels » a conseillé Jacques Barrot, vice-président de la Commission. Ne pas aller au fond des choses pour éviter les débats qui fâchent n’empêchera pas, au contraire, le camp du Oui de renforcer sa campagne, à nouveau "par tous les moyens dont il dispose"...

Et ils sont nombreux, ces moyens. On est, bien sûr, en droit d’espérer qu’ils resteront honnêtes. Il semblerait pourtant qu’on puisse avoir des doutes, que le texte qui va être envoyé aux électeurs soit tronqué, adroitement édulcoré, qu’il commencerait par un soi-disant résumé destiné à guider le lecteur et à l’inciter à ne pas lire le reste. Le vice irait même, mine de rien, jusqu’à déformer un peu le texte, en douce : par exemple l’article II-96 présenterait l’accès aux services publics comme un "droit fondamental". Mais ceci est à vérifier.

À propos de déformation, ou de désinformation, l’attitude du Secrétaire général du PS, invité sur les ondes de France-inter le 14 mars, en plein milieu de "l’affaire Bolkestein", est édifiante. Un auditeur (du PS) lui demande : « Pourquoi avant le référendum interne au PS n’a t-on pas parlé de la directive Bolkenstein et de l’AGCS ? » F. Hollande lui répond : « La directive Bolkenstein, elle est pas approuvée. C’est un projet aujourd’hui totalement remis en cause, et sois-en fier, ce sont les socialistes européens qui ont permis ça. Il n’y a plus de directive Bolkenstein... Ce que tu appelles AGCS, l’Accord général sur les services, c’est pas dans l’Europe. Ça, c’est ce que veut faire l’OCDE. Mais là aussi, nous avons remis en cause ces principes, et pour l’instant la menace est derrière nous. » Intoxication sur toute la ligne, car ces propos témoignent soit d’une méconnaissance des faits et des textes, soit d’une volonté de les cacher, donc dans les deux cas, d’une attitude irresponsable qui trompe le citoyen. En effet : 1, la directive était alors tout à fait d’actualité ; 2, le socialiste européen Pascal Lamy l’avait acceptée et non pas remise en cause, François Hollande peut d’autant moins se dire fier de l’attitude de son ami que ce dernier non seulement n’a pas manifesté de regret de l’avoir approuvée, mais il se dit ardent défenseur de l’AGCS ;

Qu’est-ce qu’un ministère socialiste ?

C’est un ministère qui exécute les besognes que le pays ne souffrirait pas d’un gouvernement de droite.

(François Mauriac, Bloc-notes, pendant la guerre d’Algérie)

3, c’est à l’OMC, Organisation mondiale du commerce, que se négocie l’AGCS, et non pas à l’OCDE (où se préparait, on s’en souvient, l’AMI, que nos députés ignoraient, apparemment, et qui revient maintenant sous une autre forme dans le traité européen) ; 4, ces accords au sein de l’OMC n’ont pas besoin de figurer dans un traité européen parce qu’ils sont mondiaux, donc au-dessus des traités européens ; enfin 5, l’AGCS contient sous le nom de "mode 4 de fourniture de services" des dispositions similaires à la "clause du pays d’origine" de la directive Bolkestein : il s’agit de la mobilité des personnes physiques que les "opérateurs" peuvent "importer" et rémunérer à des taux proches des salaires de leur pays d’origine.

En 1957, déjà !

"Le projet du marché commun, tel qu’il nous est présenté, est basé sur le libéralisme classique du XXèe siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit elle recourt à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit à la délégation de ses pouvoirs à une autorité extérieure laquelle au nom de la technique exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une politique, au sens le plus large du mot, nationale et internationale"

Pierre Mendès-France à
À l’Assemblée nationale le 18 janvier 1957.

Ainsi le PS appelle à voter Oui en présentant le traité constitutionnel comme le moyen de "préserver le modèle social européen", alors que, bien au contraire, le texte proposé donnerait au Commissaire européen au commerce extérieur le pouvoir de négocier (par l’AGCS à l’OMC) la libéralisation générale des services publics, c’est-àdire leur privatisation, qui aboutirait à ce que seuls les services rentables se développent et avec le profit de leurs actionnaires comme objectif.

Il est de plus en plus difficile de savoir ce qui se prépare et ce que cachent les textes votés. Raison de plus pour se méfier. Et surtout pour ne pas donner de chèque en blanc aux élus, en s’abstenant ou en votant "blanc".

La plupart d’entre eux semblent même ne pas savoir où ils s’engagent !!

Après avoir montré, dans Le Monde du 12/3/2005, « l’usurpation de légitimité à l’oeuvre depuis le sommet de Cologne en juin 1999 » au sein de la « convention autoproclamée », Anne- Marie Le Pourhiet, Professeur de Droit public, conclut :

On comprend pourquoi la phrase de Thucydide : « Notre Constitution est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du plus grand nombre », initialement placée en tête de la Constitution, a finalement été retirée.


[*Rappelons que le "principe du pays d’origine", auquel le Président fait allusion, implique que les règles juridiques, celles du Droit du travail en particulier, qui s’appliquent à une entreprise de services, sont celles du pays d’origine, c’est-à-dire celles du pays où l’entreprise a son siège social. Par exemple, lorsqu’EDF envoie un de ses ingénieurs ou techniciens travailler hors de France, c’est le code du travail français qui lui est appliqué, son salaire, en particulier, est celui qu’il aurait en France, augmenté d’indemnités de déplacement. L’ouverture du marché des services à la concurrence pourrait donner l’idée à des entreprises non nationalisées, dont le siège est actuellement situé en France, à délocaliser leur siège, à le domicilier par exemple en Lithuanie, ce qui leur permettrait d’offrir des salaires et des garanties fort différentes, puisque ce serait alors les règles du Droit lithuanien qu’elles auraient à appliquer à tous leurs employés, quel que soit leur lieu de travail. On comprend le danger dit de "damping social", c’est-à-dire de nivellement par le bas des salaires et des conditions de travail, s’alignant sur ceux des pays où ils sont le plus précaires, tels les dix pays récemment intégrés.


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