L’économie bafouée


par  A. PRIME
Publication : juillet 1986
Mise en ligne : 24 juin 2009

Aux Editions Entente, dans la Collection « VIVRE DEMAIN », J.A. DEGROTTE et E. EUVERTE ont publié, il y a quelque temps, un petit livre intitulé « L’ECONOMIE BAFOUEE  ».
Diplômés « économiques », les auteurs se sont frottés aux réalités, puisqu’après diverses activités concrètes, ils font actuellement partie de la Direction de la Planification chez Renault.

1) UNE ANALYSE DE LA SITUATION CONFORME A CELLE DE L’ECONOMIE DISTRIBUTIVE.
Le plus simple et le plus convaincant est de citer les auteurs.
- A propos de la réduction généralisée du temps de travail :
« Entrer dans la vie active plus tard, en sortir plut tôt, être au chômage sont aussi des formes de la réduction du temps de travail »...
« La baisse des heures travaillées est une tendance à long terme des économies développées ».
A propos de l’emploi :
« On n’enregistre pas, comme dans la première moitié du XXe siècle, de mouvements de croissance négative... Ceci est dû notamment aux mécanismes correcteurs mis en place depuis la fin de la seconde guerre mondiale ».
« Jusqu’au début des années 70, les taux de chômage ont oscillé entre 1 et 5 %. Depuis cette époque, les chiffres sont passés de 2,5 % à plus de 10 %. C’est un phénomène dont l’ampleur dépasse celui qui avait été enregistré lors de la crise des années 30 ».
« La durée hebdomadaire du travail a été pratiquement divisée par deux depuis le début du siècle : les heures travaillées, par un individu, ne cessent de décroitre depuis le début du siècle sous l’effet de la hausse de la productivité : on produit plus de biens et de services par personne en moins de temps... »
« De 1950 à 1965, le PNB/tête a augmenté de 82 % pendant que les heures travaillées diminuaient de 11 % ; alors que la hausse du PNB/tête n’est plus que de 70 % sur la période 1965/1980, la baisse des heures travaillées/tête s’accélère pour atteindre 15 % ; parallèlement, la productivité horaire a de nouveau doublé sur la même période.
En trente ans, le temps nécessaire à la production d’un objet a été divisé par quatre. »
Après avoir tracé l’évolution des facteurs économiques, les auteurs posent le problème comme nous le faisons :
« L’enjeu des années 1980.1995, alors que la croissance prévisible du PNB/tête est de 35 % et que la productivité potentielle est supérieure à 100 °/a, est de savoir si l’ajustement nécessaire se fera par un refus de la productivité ou par une forte baisse des heures travaillées/tête... C’est la croissance qui crée l’emploi, la productivité supprime des heures travaillées :
... Désormais, l’alternative à la réduction des heures travaillées se situe essentiellement entre l’accroissement du chômage et celui du temps libre ».
Et les auteurs de préciser :
« A l’horizon 1988, /l n’y a qu’une alternative : /l faudra choisir entre l’équivalent de 32 heures hebdomadaires de travail, 6 semaines de congés, un chômage dit frictionnel (2 à 300.000) et, à durée égale du travail hebdomadaire (39/40 h.), l’équivalent de 5 millions de chômeurs (ce chiffre comprenant, éventuellement, des sureffectifs dans les entreprises).
« Le chiffre de 5 millions n’est pas exagéré dans la mesure où il ne constitue qu’une simple extrapolation des conséquences sur l’emploi de la poursuite de la tendance passée de productivité. Nous avons volontairement fait l’impasse sur l’accélération du progrès technique d0 à l’automatisation et à la robotisation ».

Voilà l’essentiel sur le plan de l’analyse de la situation. Elle rejoint la nôtre. Résumons :
1. Le schéma montre qu’en 14 ans seulement, de 1962 à 1976, la croissance a été multipliée par 2 (4 fois plus de biens qu’en 1929, 8 fois plus qu’au début du siècle)  ;
2. Depuis la « crise », même avec une croissance réduite, mais jamais nulle et très rarement négative, une augmentation de productivité maintenue par la concurrence à 5/6 % a généré en France 3 millions de chômeurs (2.500.000 officiels + 500.000 « résorbés » par le traitement social du chômage). En moyenne, une faible croissance supprime 300.000 emplois/an : c’est du reste ce que confirment les récents pronostics de l’INSEE pour 1986. En mai 1981, il y avait 1.700.000 chômeurs  : fin 1985 - soit en 4 ans 1/2 - 1.300.000 de plus ce qui fait bien 290.000 emplois supprimés/an.
3. Ce processus ne peut que s’accroître, les progrès techniques s’accélérant ; les patrons français, qui avaient promis 367.000 emplois si on les autorisait à licencier, font déjà machine arrière après avoir obtenu ce qu’ils voulaient. Nous nous en doutions ! Si 5 millions paraissent exagérés à l’horizon 88, cela est très «  mathématiquement » plausible à l’horizon 90/92 : 3 millions + 300.000/an = 4.800.000 à 5.000.000. S’il n’y a pas accélération du phénomène...
4. Les heures travaillées/tête ont été divisées par 2 depuis le début du siècle. Il faut, en effet, prendre en compte :
- la scolarité moyenne passée de 11 à 22 ans ;
- la retraite passée de 65 ans et plus à 60 et moins (souvent 55 ans) ;
- les congés payés, 5 et souvent 6 semaines (plus tous les « ponts ») ; - la durée du travail hebdomadaire passée de 55 heures (et très souvent, beaucoup plus) à 39 ou moins ;
Nous avons donc :
- Avant : 55 h. x 52 semaines x 54 ans = environ 155.000 heures/vie
-Maintenant : 39 h. x 47 semaines x 38 ans = environ 70.000 heures/vie.
Et ce, avec 2.500.000 chômeurs improductifs !
5. Enfin (explosera, n’explosera pas ?) une société qui devait « exploser » (cf. Pompidou) avec 1 million de chômeurs n’explose pas. Explosera-telle avec 5 millions ? Rien ne le prouve. Comme le disent les auteurs de l’Economie Bafouée : « une solution qui engendre 5 millions de chômeurs ne conduit pas à l’effondrement économique ».

2) DES REMEDES QUI NE SORTENT PAS DE L’ECONOMIE DE MARCHE
Degrotte et Euverte ne songent pas un instant à une économie de type distributif. Ils cherchent une sortie dans l’économie de marché, donc avec le système monétaire actuel. On peut douter que, même si leurs propositions étaient appliquées, le capitalisme reparte pour de nouvelles «  30 glorieuses ». Néanmoins, comparées au conservatisme rétrograde de la droite revenue au pouvoir - et cela est vrai pour les autres pays : USA, Angleterre, notamment -, les solutions envisagées ne manquent pas d’originalité, voire de pertinence. A ce prix, le régime pourrait corriger une partie de ses principaux méfaits, faire une cure de jouvence...
Les auteurs ont donc bien posé, nous l’avons vu, le problème productivité-chômage. D’autre part, ils sont plus que sceptiques sur un fort redémarrage de la croissance. Dans ce cas, que proposent-ils, pour que les entreprises « s’en sortent » ?
« L’alternative actuelle se situe entre le chômage et son financement par les prélèvements obligatoires et un partage des gains de productivité par durée -du travail en baisse et compensation salariale. »
« Sur le plan économique et social, il faut donc faire le choix entre la situation actuelle (l’investissement + l’emploi, voire l’emploi sans l’investissement) qui conduisent à une perte de compétitivité, ou l’investissement sans l’emploi (peu de personnes travaillant intensément, et beaucoup de chômeurs) ou un équilibre investissement-emploi (beaucoup de personnes travaillant peu mais de façon très productive).
Ceci induit le choix entre trois types de société et de mode de vie :
- La première qui conduit à une société « à l’anglaise » des années 70. Dans de nombreux secteurs de ce pays la productivité physique par tête pour une même durée du temps de travail est inférieure de moitié aux autres pays européens. Dans un premier temps, la baisse de la productivité maintient les effectifs au travail. Dans un deuxième temps, si les parités ne suivent pas l’évolution des productivités moyennes relatives, c’est la destruction un par un des secteurs de l’économie et la montée sans retour du chômage.
- La seconde conduit, soit à une société «  d’assistés », soit à une société où les contrastes entre les extrêmes s’accentuent selon la façon dont sera distribuée ou non vers les sans-emploi la production nationale.
- La troisième conduit à une société dont il, n’existe pas d’exemple de référence actuellement, très performante sur le plan économique avec peu d’heures travaillées pour tous. »

REMEDES AU CHOMAGE
1) Pour nos auteurs, la solution N° 1 pour remédier au chômage passe par une nouvelle répartition des charges des entreprises, en privilégiant celles qui ne licencieraient pas, mais diminueraient les heures de travail POUR TOUS à salaire égal. Ils partent du principe - mathématiquement exact (voir schéma) - que, dans le cadre de la législation actuelle, les entreprises ont intérêt à assurer leurs gains de productivité en licenciement et non en répartissant la charge de travail sur tous.
« Mais l’obstacle le plus important sur le plan économique concerne le mode de calcul des charges sociales, qui est à l’heure actuelle le mécanisme pervers économique qui génére le plus de chômage. Le système actuel favorise les gains de productivité par réduction d’effectif, et non par réduction du temps de travail. »
D’où le tableau ci-après :

SCENARIOS SOCIAUX POUR 2 ENTREPRISES A et B ; GAIN PRODUCTIVITE  : 20 %

Bilan
Salariés
Entreprise
Etat
Scénarios
Durée travail (h)
Salaires (milliard F)
Charges (milliard F)
Salaires + Charges (milliard F)
(milliard F)
Base : A et B
100.000
39
10
5
15
-
1. Règles actuelles :
A : Réduction effectifs

80.000

39

8

4

12
-1 et 20.000 chômeurs
B : Réduction temps
100.000
32
10
5
15
-
2. Avec péréquation :
A : Réduction effectifs

80.000

39

8

6

14

+1 et 20.000 chômeurs
B : Réduction temps
100.000
32
10
4

14

-1

L’entreprise A qui licencie gagne 3 milliards par rapport à l’entreprise B qui maintient effectifs et salaires pour 32 h. hebdomadaires. Par contre, l’Etat perd 1 milliard de recettes et doit secourir 20.000 chômeurs.
En revanche, si l’on opère une péréquation des charges (nous ne pouvons ici entrer des les détails), les salaires + charges mettent les entreprises à égalité. Dans le cas A, l’Etat retrouve le milliard de charges sociales qu’il perd avec B, mais a toujours 20.000 chômeurs à secourir.

2) Deuxième REMEDE AU CHÔMAGE, complément du 1er remède, avec réduction du temps de travail : une meilleure utilisation des installations. C’est un fait qu’actuellement investissements/ installations + diminution de travail = baisse de rentabilité. Pour amortir le caractère fâcheux sur le plan humain du travail posté, les auteurs comptent sur la contrepartie «  temps de loisir dégagé » en l’occurrence 8 heures, ce qui effectivement n’est pas négligeable). De plus, pour réduire les inconvénients (transports quotidiens, par exemple), ils proposent des formules telles que 4 jours x 8 heures, mais avec 6 jours d’ouverture des installations.
Avec des variantes - nous ne pouvons entrer ici dans le détail - ces objectifs s’appliquent au tertiaire. Degrotte et Euverte sont d’accord avec nous quand ils écrivent :
« Le risque majeur de l’économie à l’heure actuelle, ce n’est pas la disparition des emplois agricoles et industriels, mais ceux du secteur tertiaire ».

3) Troisième REMEDE
Les auteurs préconisent l’emploi à mi-temps qui pourrait intéresser - selon eux - 10% de la population active (= 2.200.000 chômeurs en moins). La charge chômage de l’Etat - et donc des entreprises - serait réduite d’autant ; même s’il est envisagé des primes pour encourager le travail à mi-temps.
En bref, sans sortir du système marchand, nos auteurs proposent d’éviter une société duale, qui, à la limite, dans 10 ou 15 ans pourrait faire - enfin (c’est nous qui le disons) - exploser le système. Il n’est pas question de supprimer les inégalités sociales, mais d’apporter des remèdes. Les gains de productivité, liés à l’investissement, seraient partagés entre l’entreprise et les salariés (temps libre en plus sans diminution de salaire). Gageons que si la droite française - la plus bête du monde, celle qui n’apprend jamais rien, on s’en rend compte deux mois après le 16 mars - ne tente rien dans cette direction minimale, ce sera peutêtre le rôle des « réformateurs » socialistes, s’ils reviennent au pouvoir, de réaliser ce « plus », ce « must » selon le langage à la mode.


P.S. : Bien que se plaçant volontairement au niveau technique acquis à ce jour pour établir leurs propositions, les auteurs font une petite incursion dans l’an 2000.
« Dans les activités de montage de l’industrie manufacturière, on estime que les deux tiers des emplois disparaîtront du fait du développement des automatismes à l’horizon 2000...
Une étude de la Rand Corporation va plus loin et montre que, si l’on concrétise le progrès technologique, 5 % des travailleurs actuels de l’industriel assureront en l’an 2000 l’intégralité de la production des secteurs « grande production ».
Une estimation du Standford Research lnstitute prévoit que 20 des 25 millions d’emplois manuels américains auront disparu à la fin du siècle...
On estime que la construction des automatismes crée de 1 à 3 emplois pour 10 qu’elle supprime. »


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