L’économie du profit à crédit


par  F. CLAIRMONTE
Publication : décembre 1989
Mise en ligne : 15 avril 2009

Ancien fonctionnaire de la CNUCED et journaliste bien connu des lecteurs du Monde Diplomatique, Frédéric Clairmonte a bien voulu nous autoriser à reprendre l’essentiel de ses articles pour les présenter dans ces colonnes. Nous nous sommes efforcés, en assimilant ces analyses souvent très "pointues", d’en respecter le contenu sans pour autant nous sentir empêchés de citer d’autres auteurs, le cas échéant. Nous présentons ici les grandes lignes des pages 22, 23 et 24 du "Diplo" de juillet dernier, intitulées "Le dollar sur un himalaya de crédits", dans la série des "chaînes d’un système économique périmé" où figure également une étude du professeur Altvater (Berlin) : "Cette vaine gesticulation des créanciers", à laquelle nous emprunterons quelques passages venant compléter heureusement ceux de F. Clairmonte.

Un canevas cynique

La crise mondiale de l’endettement n’est en réalité que le produit d’un système financier international en voie de faillite, d’un mode de développement fondé sur le gaspillage. Les fondements, normes et valeurs des sociétés humaines - et des ordres naturels qui les accompagnent - sont détruits systématiquement pour maintenir en vie un système financier précaire, spéculatif et détache du réel, fonctionnant par le crédit, l’anticipation à outrance, autrement dit par la fuite en avant et le jeu de l’avion institutionnalisé sous les apparences de "l’économie de marché" (profit maximum des plus rapides). Ce système utilise la création abstraite (bancaire) de dollars : 10 milliards par mois sont déversés par les Etats-Unis sur les marchés financiers, bien qu’il ne s’agisse que de papier-monnaie sans nantissement. Le fétichisme de la dollarisation est orchestré savamment afin de faire croire que les autres monnaies - celles des gouvernements de petits pays par exemple - n’ont aucune valeur. Fiduciaire forte contre fiduciaires faibles  : le tout est que la panique et la peur populaires jettent les nations aux pieds du Fonds Monétaire International. La récession économique et sociale, même politique dans certains pays que nous ne citerons pas ici, est instituée alors comme nécessité au service d’une fin "supérieure" : la stabilisation des relations financières internationales. Les "monstres de Washington", ainsi que Hans Magnus Enzenserger a nommé la Banque mondiale et le FMI, ont accompli leur métamorphose  : d’institutions destinées à mettre en place des stratégies de développement, ils se sont mués en une espèce d’huissiers au service des créanciers, chargés du recouvrement des dettes et de la stabilisation financière, au mieux des intérêts des banques du Nord.

Le vampirisme financier organisé

Ce canevas cynique étant posé, rien ne nous étonne plus : l’Amérique latine a transféré environ 150 milliards de dollars au système bancaire international depuis le début de la crise de l’endettement. Ce type de saignée permanente du tiers monde n’est même pas conçu intelligemment, c’est-à-dire de manière à ne pas tuer la poule aux oeufs d’or. La fuite en avant est aveugle et absurde, du type bien connu "après moi le déluge", parce que c’est tout simplement l’extension logique des théories darwiniennes et malthusiennes d’Adam Smith, toujours considérées comme orthodoxes actuellement mais poussées à un absurde que le XVllle siècle n’avait pas pu imaginer. Les charges imposées aux Allemands après la première guerre mondiale n’étaient que de la "petite bière" en comparaison du "vae victis" moderne : le tiers monde paie deux fois plus que l’Allemagne de 1929 en termes de revenu national et trois fois plus en termes d’exportations  ! Mais le pire est le fait que, par le jeu des intérêts qui se composent exponentiellement et qui ne sont créés que par de nouveaux emprunts, le phénomène va en s’accélérant, détruisant tout sur son passage faustien : la démocratie et la vie. L’austérité n’est qu’une stratégie de chute dans la misère.

A l’impossible, nul n’est tenu

C’est ainsi que Fernand Braudel (1) en arrive logiquement à écrire que "le tiersmonde ne pourra réaliser de progrès qu’en détruisant d’une manière ou d’une autre l’ordre actuel du monde". Pour sa part, Elmar Altvater pose nettement le problème de la légitimité des emprunts contractés : de même qu’à l’issue de la guerre de Sécession les Etats-Unis ont refusé de reconnaître les dettes contractées par le Sud esclavagiste et rebelle, de même les dettes contractées par les dictatures militaires ne sauraient être tenues pour légitimes. La dollarisationfétiche organisée par les grandes organisations financières empêche par ailleurs les pays débiteurs de se servir de leur propre planche à billets, comme le Pérou, d’emblée décrétée sans valeur marchande. Alors que la Réserve Fédérale utilise à son propre compte ce système et que la hausse du dollar est due à la spéculation au profit des plus forts. Le tiers monde en est ainsi réduit à se payer en remises de dettes : la Pologne livre au Brésil des machines et le Brésil les paie en rachat de dettes polonaises... C’est l’économie de marché en chiffres rouges, couleur de sang et de révolte en fin de compte.

L’infantilisme de la politique du renard dans le poulailler

Le nouvel ordre économique mondial ne sera pas le fait du G7, estiment Clairmonte comme Altvater, dont finalement le discours est homogène et cohérent dans leur refus d’entrer dans le jeu des "orthodoxes" malthusiens. Le capital est devenu synonyme de perversion d’une économie industrielle fondée sur la dynamique de la dette comptable et bancaire. L’infantile dogme reaganien de la "magie du marché" n’a rien résolu. Comme le disait un jour à l’université de Cambridge, l’économiste Jean Robinson en réponse à un partisan du laissez-faire (le renard dans le poulailler) : "Depuis le XVllle siècle, la révolution industrielle fonctionne comme une chaîne de pétards". Des pétards qui ont explosé en 1867, 1873, 1893, 1907, 1920, 1929, et 1987 sans doute....

Le pétard de 1929

Le pétard de 1929 a été dû à un assèchement du marché financier (environ 50  % de la masse monétaire des Etats Unis était alors entre les mains du trust Morgan) et au remplacement de l’homme par la machine  : en 1933, le quart de la population active était sans emploi. De 1929 à 1939, le taux moyen de chômage est resté supérieur à 18 %. Ce n’est qu’en 1954 que l’indice Dow Jones retrouva son niveau de 1929 et c’est finalement la deuxième guerre mondiale qui a permis de retrouver la prospérité de l’après-guerre précédent ; la rareté des hommes et des stocks (détruits) ayant permis au profit de renaître, selon la loi qui veut que l’abondance tue le profit car ce qui est rare est cher.

Le cancer spéculatif des valeurs non consommées faute de signes

Or actuellement les robots informatisés ont produit des montagnes de biens, proposés à des consommateurs non solvabilisés par le salaire du travail fait à leur place par les machines. Les invendus alourdissent les bilans et les conflits commerciaux se multiplient. L’échec de la conférence du GATT en décembre 1988 à Montréal, accom-pagnée de mesures protec-tionnistes, est annonciateur d’orage. La politique actuelle du sauve-qui-peut rappelle celle des années 30. A défaut de possibilités d’investissements productifs suffisants, le capital financier n’a d’autre choix d’activité qu’une spéculation suicidaire et sans frein sur les marchés de l’argent, désormais détachés de la production réelle de biens et de services, ainsi que de toute autre considération que leur autoreproduction. Ni moraux, ni amoraux, les marchés financiers, comme toute technostructure, sont de massifs complexes de pouvoir économique de plus en plus concentré (principe du jeu de l’avion) (2) uniquement en quête d’un profit maximum.

Réalité ou cauchemar : de l’onirisme des soldes débiteurs

Et pendant ce temps, la dette du tiers monde - qui dépasse déjà les 1.300 milliards de dollars - croît au rythme annuel de 10 %, alors que le dollar est la monnaie d’un pays dont la dette fédérale dépassait en 1988 les 2.600 milliards de dollars, soit le double de la dette du tiers monde, dont on fait considérer les monnaies nationales comme sans valeur par rapport à celle du pays le plus endetté du monde ! Et celui-ci paie ses importations avec la planche à billets et le crédit, et non pas, comme le tiers monde, avec ses exportations réelles. La même dette n’en est pas une pour celui qui fait la monnaie - et les termes - d’échange, mais c’en est une pour les autres parce que c’est le mode (la mode) de paiement imposé pour le plus fort. Et cette dette américaine de 2.600 dollars n’est que la partie visible de cet iceberg creux. A côté de l’endettement fédéral, officiel, se place celui des entreprises : 4.000 milliards de dollars, et celui des particuliers (cartes de crédit ...) : 3.000 milliards ; soit en tout 9.600 milliards, près de 10 fois le montant réclamé à cor et à cri au tiers monde exsangue, en cette monnaie purement comptable et scripturale qui ne coûte aux banques privées (comme la Réserve Fédérale, groupement de droit privé selon le sénateur Metcalf) que de l’encre et du papier... Et grâce au jeu démentiel des intérêts exponentiels, cet endettement croît deux fois plus vite que la production industrielle de biens et services réels (PNB). L’onirisme touche au pathétique, l’impasse est totale et la conjonction de plusieurs facteurs comme une chute des cours à Tokyo, un refus massif du tiers monde de rembourser sa "dette", une récession aux Etats-Unis ou ailleurs, pourrait déclencher le cataclysme.
En conclusion, pour illustrer le cynisme de ceux qui continuent à défendre cet ordre économique périmé, nous citerons ce passage paru dans "The Economist" le 23 septembre 1989, page 1 du dossier "Tiers Monde" sous la plume du rédacteur Clive Crook : "Si la prospérité des nations nanties du nord ne s’écoule pas automatiquement vers le sud, comme la pensée économique conventionnelle prédit que ce devrait être le cas, c’est sans doute que les pays pauvres sont tout simplement condamnés à rester pauvres". Nous ajouterons cette autre possibilité d’explication : c’est peut-être que la pensée économique conventionnelle des pays riches est tout simplement condamnée à rester inapplicable et irrationnelle !

(1) "Civilisation matérielle, économie et capitalisme, le temps du monde" Armand Colin, Paris 1979
(2) NDLR : ou des "chaînes" destinées à rapporter beaucoup d’argent à celui qui les lance, au détriment

des "gogos" qui "marchent".


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