L’économie mondiale, ou la boîte de Pandore

Réflexion
par  G. GOURÉVITCH
Publication : mai 2017
Mise en ligne : 28 septembre 2017

  Sommaire  

Pandore fut la première femme. Zeus la créa en argile. Athéna lui donna la vie, et Zeus offrit sa main à Épiméthée, frère de Prométhée.

Pandore apporta dans ses bagages une boîte mystérieuse que Zeus lui interdit d’ouvrir. Celle-ci contenait tous les maux de l’humanité – la Vieillesse, la Maladie, la Guerre, la Famine, la Misère, la Folie, la Mort, le Vice, la Tromperie, la Passion, l’Orgueil – mais aussi l’Espérance.

Quelque temps passa et Pandore céda à sa curiosité  ; elle ouvrit la boîte, libérant ainsi les maux qui y étaient contenus. Elle voulut la refermer pour les retenir ; hélas, il était trop tard. Seule l’Espérance, plus lente à réagir, y resta enfermée.

 

D’abord, il y a l’économie de marché. Elle fascine par sa simplicité : il y a des produits, des services, d’un côté et des besoins de l’autre ; il y a nécessité de produire et il y a des capacités de travail et des compétences disponibles. Des marchés d’offres et de demandes se créent, et le prix d’échange (d’une marchandise ou d’un travail) se forme au cours du temps, tout naturellement. Comme la somme des intérêts de chacun fait l’intérêt général - les uns monnayant leurs produits, les autres fournissant le travail pour les fabriquer - l’équilibre de la société humaine, tel celui d’un pendule, est inéluctablement atteint : la “main invisible du marché” est aussi invisible que la gravitation ; mais comme elle, elle est partout, elle organise tout, elle régule tout.

L’économie de marché est aujourd’hui à ce point considérée comme incontournable, qu’elle est souvent confondue avec la démocratie, la liberté, les valeurs fondamentales ; elle refléterait en quelque sorte le caractère permanent (divin ?) d’un ordre naturel venu du fond des âges.

D’ailleurs, nous avons tout essayé. Des royaumes titanesques, des églises toutes puissantes, des empires mégalomanes, des régimes soviétiques dévoyés, des délires nazis, fascistes et racistes : tous ont mené aux catastrophes totalitaires, génocidaires et guerrières que l’on connaît.

Tel un chat échaudé craignant l’eau froide, l’humanité se refuse désormais à envisager toute autre possibilité, allant jusqu’à s’auto-interdire d’imaginer, ne serait-ce qu’une utopie : il n’y a pas d’alternative, “tina” en anglais.

L’économie de marché est devenue société de marché.

 

Bon, admettons. Mais nous voulons le plein emploi. Et ceci se comprend : quelle épreuve terrible que de ne plus pouvoir subvenir à ses propres besoins, que d’être dans l’incapacité de nourrir sa famille et de se sentir inutile, et assisté, injure finale  !

« Il faut se battre pour le plein emploi », nous dit-on comme un leitmotiv, comme si on y croyait vraiment.

Mais la logique de la société de marché est celle du cahier de l’épicier : il faut augmenter les recettes (les ventes, la production), et diminuer les dépenses (à commencer par celles liées à la main d’œuvre).

Et pour ce faire, il est indispensable d’améliorer la productivité.

Pour fabriquer une voiture, un immeuble, un frigidaire, un vêtement, il faut aujourd’hui cinq fois moins de temps et vingt fois moins de bras qu’il y a un siècle.

La productivité est une réalité merveilleuse : elle entraîne la diminution des tâches répétitives - émancipation indéniable - et celle, non moins spectaculaire des coûts de main d’œuvre, ce qui constitue finalement le vrai progrès.

Pendant ce même siècle, la population humaine a été multipliée par sept, et l’espérance de vie multipliée par presque deux (pas pour tout le monde, rassurez-vous).

Là encore, on ne peut que s’en féliciter ; mais globalement - nous disons bien à l’échelle de la planète - le plein emploi apparaît alors comme un horizon qui s’éloigne en même temps que nous avançons : nous avons besoin de moins en moins d’humains pour produire les richesses, et nous sommes de plus en plus nombreux … et vieux.

 

Bon, admettons. Mais nous voulons aussi préserver notre planète. Là, c’est vrai, on s’en est aperçu un peu tard ; mais il faut nous comprendre : nous avions tellement pris l’habitude de nous servir, et d’utiliser sans limite des ressources naturelles dont le prix est nul, puisqu’elles sont en quantité infinie. Il suffisait d’aller les prendre, de préférence chez le voisin, même (parfois surtout) s’il fallait l’occire.

Tout ceci a bien fonctionné pendant un certain temps (quelques millénaires tout de même), jusqu’au moment où nous nous sommes retrouvés à sept milliards d’individus - neuf milliards bientôt, si tout va bien – sur une sphère de quarante mille kilomètres de circonférence, dont les deux tiers de la surface sont occupés par de l’eau salée – milieu poissonneux et énergétique, mais, on en conviendra, difficile à vivre.

On comprend dès lors qu’il n’y en aura pas pour tout le monde. Car même si certaines ressources naturelles se reproduisent, nous aussi, et à quelle vitesse  !

Nous pouvons ajouter qu’en produisant des biens, en se déplaçant sans cesse, en créant des mégalopoles, en climatisant l’air de nos appartements dès vingt et un degrés, et en arrosant notre gazon pour faire joli, on peut parfois déranger les quelques équilibres que cette malheureuse planète a mis tant de millions d’années à mettre au point. Mais ne compliquons pas le problème.

 

Si les ressources naturelles, et en premier lieu l’énergie, n’existent qu’en quantité finie, la logique nous dit qu’elles vont devenir rares, non seulement en absolu, mais surtout quand on va devoir les diviser par neuf milliards.

Il va donc falloir, la mort dans l’âme, nous résigner à planifier leur utilisation. Et ceci au niveau mondial ; parce que si on se limite à quelques territoires, ou quelques hommes de bonne volonté, nous sentons bien qu’au point où on en est, cela ne servira à rien.

 

À ce stade du raisonnement, on peut se demander si une planification mondiale des ressources est bien raisonnable, c’est-à-dire compatible avec l’inoxydable économie de marché. En effet, qui dit planification, dit règlementation, régulation, contrôle.

Et qui dit planification mondiale, dit organismes supranationaux, dotés de pouvoirs législatifs, mais aussi exécutifs et de sanction.

Impossible. Inimaginable. Qu’allons-nous faire de la liberté individuelle, de la liberté d’entreprendre, de la liberté de consommer, enfin de la liberté, quoi ?

Et qu’allons-nous faire de nos souverainetés nationales, piliers de nos cultures ?

 

Heureusement, il y a une autre solution, qui est de ne plus diviser les ressources par neuf milliards, mais par moins.

Eliminons d’emblée une solution construite autour des armes nucléaires ou biologiques, elle ne serait pas politiquement correcte.

Alors il ne reste plus qu’à diviser inégalement : le marché, toujours lui, va réguler et sélectionnera naturellement (au sens de “l’ordre naturel”), ceux qui auront les richesses, ceux qui auront du travail – les bons – et ceux qui en auront moins, beaucoup moins, voire pas du tout – les mauvais.

Ainsi, l’économie de marché, couplée à notre démographie, toutes deux planétaires et incontrôlées, amènent inexorablement à augmenter la part des riches et le nombre des pauvres.

Jusqu’à ce que, par épuisement des ressources, il n’y ait même plus de quoi nourrir les riches, ce qui, il faut l’admettre, est conceptuellement inacceptable.

Il n’y a pas à s’étonner de la monstruosité des inégalités que nous observons : elles sont parfaitement normales, pourrait-on dire, et ses conséquences directes - repliement sur soi, peur de l’autre, montée de l’intégrisme religieux, crises à répétition, guerres locales - le sont tout autant.

 

Il nous reste un grand espoir, les nouvelles technologies : la robotique, l’internet des objets, l’intelligence artificielle, la mobilité, les réseaux sociaux, bref la nouvelle économie. Mais celle-ci aura, durablement, autant d’effet que l’immense pot de fleurs dans lequel nous plongeons nos têtes. Car elle ne modifie en rien les termes de l’équation : ressources finies, population humaine en augmentation, besoins toujours plus importants et insatisfaits, induisant une pollution et un réchauffement climatique devenus hors contrôle. La technologie va même accentuer un des paramètres majeurs de cette équation : la croissance de la productivité.

La société humaine risque donc fort, telle une étoile en fin de vie, de s’effondrer sous son propre poids.

 

Alors que faire ? Attentisme ? Fatalisme ?

Certainement pas. Une population de neuf ou dix milliards d’individus exige de penser une société de masse, une société dont la structure et le fonctionnement ne peuvent plus reposer sur des concepts inventés en un temps où la planète supportait moins de deux milliards d’hommes et de femmes.

Ce sont nos paradigmes qui doivent changer – marché et consommation, propriété et liberté, nations et frontières, production et travail, pouvoir et démocratie. Ils doivent changer de nature, de signification même, car le saut quantitatif auquel nous sommes confrontés devient, par sa dimension, un saut qualitatif dans un inconnu à repenser, à réinventer.

Par qui ? Comment ? Personne ne le sait.

 

Mais ce que nous savons, c’est que nous devons faire vite, très vite, avant que la boîte de Pandore, qui est restée grand‘ouverte, se referme sur l’Espérance.


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