L’espoir
par
Publication : août 1981
Mise en ligne : 29 mai 2008
L’ESPOIR en l’instauration d’une société distributive
ne réside pas tant dans la venue au pouvoir (première
étape indispensable cependant) d’un gouvernement socialiste appuyé
par une solide majorité parlementaire, que dans l’évolution
profonde des idées et des comportements. Je vous en donnerai
deux exemples significatifs concernant l’un le travail et l’autre l’argent.
La société industrielle et capitaliste du XIXe et du XXe
siècles avait sacralisé le travail à un point tel
qu’un chômeur (même bien indemnisé s’il s’agit d’un
cadre) se considère comme un paria, au ban de la société,
bien qu’il ne soit en rien responsable de ce qui lui arrive. L’autre
valeur qu’elle avait sacralisée, c’était l’argent, le
profit : « Enrichissez-vous » proclamait Guizot pendant
que Thiers faisait fusiller les Communards, c’est-à-dire des
ouvriers qui travaillaient beaucoup pour enrichir la bourgeoisie.
Eh bien, de nombreux exemples nous montrent que le travail-valeur sacrée
c’est fini ! Voici ce qu’écrivait J.L. Bredin dans « Le
Monde » des 3 et 4 mai derniers :
« Il n’est guère possible de discuter du chômage
en taisant, par pudeur, le changement survenu dans la relation des jeunes
français et du travail. Voici que bon nombre de nos enfants le
jugent autrement que nous ; qu’ils refusent d’y voir un dogme moral,
un devoir social ; qu’ils observent que cette liberté a tous
les caractères d’une servitude ; qu’ils mesurent le prix qu’il
faut le payer : en souffrance, en ennui, ou simplement en temps pris
au temps. Et sans doute le modèle social garde-t il encore chez
nous, en 1981, sa prééminence. Il faut vivre. Et il ne
reste de normalité que du travail. La plupart des jeunes s’y
soumettent ou voudraient s’y soumettre. D’autres n’osent ou ne peuvent
aller au bout de leur révolte : ils cherchent des compromis.
Certains inventent des métiers nouveaux. Certains n’acceptent
du travail que l’irréductible, refusant promotion ou ambition,
pour se contenter - aux moindres frais - de ses moindres fruits. Mais
qui ne voit les effets d’un tel bouleversement ? Seul le discours politique
continue de parler de l’emploi comme on parle du lait ou de la viande,
en termes de marché alors que le travail - et le non-travail
- ne sont pas seulement, dans notre société, les produits
du système économique : ils expriment une crise de civilisation.
»
Nous pouvons donc espérer que les derniers « drogués
du travail auront disparu avant la fin de ce siècle. Nous devons
nous en réjouir mais je tiens à préciser que ce
que nous souhaitons, c’est la fin du travail en tant que valeur sacrée,
qui a permis l’exploitation de l’homme par l’homme, et non pas du travail
en général. Pour être clair je me bornerai à
rappeler ce qu’écrivait J. Duboin dans la Grande Relève
du 19 avril 1958 :
« Certes, il ne s’agit pas de "déshonorer" le
travail, mais de distinguer le travail obligatoire auquel nous condamne
la lutte pour la vie, et le travail volontaire qui consiste à
travailler à ce qui plaît, et quand cela plaît. Le
premier, consacré à la production des biens matériels,
deviendra une sorte de servitude temporaire pour permettre le second,
celui de l’homme "libre" au vrai sens du mot, pour se perfectionner
et s’accomplir. On voit que loisir n’est pas synonyme de paresse ; jouir
de ses loisirs, c’est les employer d’une manière intelligente,
car il n’existe pas de plus grand plaisir que d’être agréablement
et utilement occupé. Or, il est nécessaire de posséder
de quoi meubler ses loisirs, ce qui implique une certaine culture :
de tous les maux qui nous affligent, l’ignorance n’est-elle pas l’un
des plus grands ? »
En ce qui concerne l’argent, sa « valeur sacrée »
est en train de s’estomper, elle aussi. Comment pourrait-il en être
autrement avec une inflation impossible à maîtriser ? En
fait, ce sont les banques elles-mêmes qui sont en train de scier
la branche sur laquelle elles sont assises. Témoins ce qui se
passe aux Etats-Unis et qui menace l’Europe, si l’on en croit un psychologue,
de surcroit directeur des études à la Caisse d’Epargne
de Paris (« Le Monde Dimanche » du 23 mars 1980) :
« Les banques américaines se livrent à une concurrence
acharnée dans le secteur du crédit à la consommation.
Elles inondent le marché de cartes de crédit, si bien
qu’il leur sera de plus en plus difficile de récupérer
les sommes mises en jeu.
En 1978, le montant des arriérés de paiement sur cartes
Visa et Master Charge s’élevait à 810 millions de dollars,
soit un accroissement de 75 070 par rapport à l’année
précédente. Une banque de San-Francisco a vu ses pertes
sur comptes délictueux passer de 4,3 millions de dollars en 1978
à 6 millions en 1979 »...
« Un tel phénomène, dont l’ampleur pourrait constituer,
selon certains banquiers, le prochain fiasco bancaire, mérite
une réflexion et une explication, d’autant plus nécessaire
que l’épidémie atteint maintenant les rivages de l’Europe.
Les nombreuses campagnes publicitaires de moins en moins sélectives
révèlent la stratégie de séduction. La banque,
par ses maléfices, tend à conjurer le tabou de l’argent,
à exorciser la peur de la dépense.
N’assiste-t-on pas à l’aube d’une ère nouvelle, celle
de la désaffection des symboles par la monnaie électronique
On entrevoit la destruction du vieil ordre symbolique qui assignait
à l’homme la notion de limite et à l’argent la fonction
de réserve de travail : "Tu gagneras ta vie à la
sueur de ton front."
Comme l’étalon-or perd son caractère d’index de la valeur,
l’argent s’émancipe de la loi du travail. La dette s’efface et
la banque donne, distribue sans jamais apurer les comptes. La culpabilité
du débiteur s’abolit dans la mimesis de l’emprunteur. Un nouveau
crédit vient couvrir la créance oubliée.
Les rapports du sujet avec la banque s’inscrivent au registre du ludique
: le jeu dans le jeu... un jeu de cartes... »
Alors, plus de travail, plus d’argent sacrés. Cette fois, c’est
bien la crise, mon bon monsieur !
Et ça, c’est bien vrai :
« La vérité c’est que le monde entier est en crise
et qu’aucun des systèmes qui se disputent le pouvoir n’a réussi,
jusqu’à présent, à l’en tirer, parce qu’aucun ne
s’est adapté aux fabuleuses transformations qui, dans tous les
domaines, ont marqué ce siècle »
(J. Fontaine, « Le Monde » du 24-3-1981.)
L’espoir, notre espoir, c’est que notre nouveau gouvernement accélère
la prise de conscience de tous du changement des valeurs qui s’opère,
de la nécessité de repenser sur des bases nouvelles le
fonctionnement de notre société. Pourquoi ne le ferait-il
pas puisque c’est le seul moyen d’en finir avec la crise ? Cela rejoint
d’ailleurs ce qu’écrivait J. Attali (devenu depuis conseiller
de François Mitterrand) dans « Le Matin » du 23 mars
dernier :
« La création d’un autre mode d’organisation des rapports
sociaux, plus tourné vers les rapports non marchands, vers la
liberté des hommes plus que vers leur satisfaction de spectateurs
permettrait de réduire la dépendance à l’égard
du modèle de consommation standardisé mondialement. Autrement
dit, il faut réussir le formidable bouleversement que la technologie
rend possible vers une société plus décentralisée,
plus rurale, plus solidaire...
Cela exige aussi que les hommes aient le temps de vivre ces rapports
sociaux nouveaux, c’est-à-dire que se réduise la durée
de travail. »