L’illusion des compétences

Réflexion
par  J.-P. MON
Publication : janvier 2017
Mise en ligne : 9 mars 2017

Il est couramment admis qu’il est bon d’acquérir un niveau maximum de compétences, dans un ou plusieurs domaines, ne serait-ce que parce que cela permet, en principe, d’obtenir une bonne rémunération. Comme la majorité des économistes s’accordent sur le fait que le “capital humain” joue un rôle aussi important que le capital physique dans la croissance de la productivité, on pourrait en déduire que les économies modernes n’existeraient pas si la plupart des gens ne savaient ni lire ni compter. D’ailleurs, c’est à cause de formations inadéquates que nombre d’économies restent sous développées.

On pourrait donc penser que pour accroître la productivité et les niveaux de vie, et par là même freiner la croissance des inégalités, il est crucial que le plus grand nombre de personnes possible acquièrent une bonne formation et de solides compétences.

« Et si tout le monde se trompait ? », s’interroge Ader Turner [1] dans un article paru récemment [2]. D’après lui, une caractéristique frappante de l’économie moderne est qu’elle n’a besoin que de très peu de gens qualifiés pour en faire fonctionner les secteurs essentiels : Facebook a une valeur marchande de 374 milliards de dollars mais ne compte que 14.500 employés, Microsoft, valorisé à 400 milliards de dollars, n’emploie que 114.000 personnes et Glaxo­SmithKline, estimée à plus 100 milliards de dollars, n’a qu’un effectif de 96.000 personne… L’addition de la main d’œuvre de ces trois entreprises ne représente donc qu’une goutte d’eau dans l’océan du marché mondial du travail. Ce qui ne les empêche pas de fournir des services appréciés par des milliards de consommateurs : elles créent des logiciels qui améliorent la productivité économique globale, elles fabriquent des médicaments qui permettent de soigner des centaines de millions de personnes, …

Cette déconnexion entre emploi et valeur ajoutée, qui met en évidence le rôle des technologies de l’information et de la communication, fait apparaître deux points essentiels : l’amélioration accélérée des performances des ordinateurs et la possibilité de copier indéfiniment un logiciel pour un coût marginal presque nul. Ces deux facteurs permettent une automatisation peu coûteuse d’activités assurées par un tout petit nombre de travailleurs qualifiés. Ce qui n’empêche évidemment pas qu’un nombre toujours plus grand de personnes cherchent à acquérir la formation la plus élevée possible dans l’espoir d’obtenir des salaires élevés.

Or, beaucoup d’activités très bien rémunérées ne jouent aucun rôle dans l’amélioration de la productivité. Par exemple, s’il y a de plus en plus d’avocats de haut niveau, il y aura de plus en plus de procès, de plus en plus coûteux, ce qui n’apportera guère d’amélioration au bien-être de l’humanité ! On peut aussi constater que les conséquences économiques de nombreuses transactions financières ne sont en fait que des jeux à somme nulle [3], et qu’un grand nombre d’activités, consacrées à lancer de nouvelles modes ou de nouvelles marques, même si elles demandent beaucoup d’efforts, n’ont en fait pour seul but que d’attirer des consommateurs, ce qui ne participe pas nécessairement à un accroissement du bien être humain.

La croissance de la productivité ne dépend donc pas du nombre de personnes qui ont acquis une formation supérieure ou des compétences spécifiques qui ne sont pas toujours nécessaires.

De même, au bas de l’échelle des salaires, il n’est pas prouvé qu’une meilleure qualification permette de diminuer significativement les inégalités croissantes car les nouveaux emplois créés à mesure qu’on automatise des tâches déjà existantes sont souvent moins bien payés que les anciens.

Cette tendance est mise en évidence par les perspectives publiées par le Bureau des Statistiques du Travail (BLS) américain sur la création d’emplois au cours de la prochaine décennie  : parmi les dix premières catégories d’emplois (qui représentent 29% des créations prévues), deux seulement, celle des infirmières et celle des responsables opérationnels, sont en moyenne rémunérées à un taux supérieur au salaire médian américain  ; la plupart des huit autres types d’emplois sont beaucoup moins bien payés. Quant aux services à la personne, dont l‘automatisation est plus difficile à mettre en œuvre que dans l’industrie, ils n’exigent d’après le BLS, qu’une faible qualification et peu de formation : il ne prévoit que la création de 458.000 de postes d’aides à la personne, 380.000 emplois d’aides à domicile et 135.000 postes de programmeurs et de développeurs.

De meilleures formations, ou l’acquisition de compétences spécifiques, sont donc beaucoup moins importantes pour l’amélioration de la productivité que ne le laisse supposer la sagesse courante.

Mais en aucune façon cela ne doit miner la valeur sociale, individuelle, de l’enseignement : il faut que le plus de personnes possible soient éduquées, informées, fascinées par les sciences de base, enthousiasmées et capables de comprendre une bonne œuvre d’art ou un morceau de musique, car conclut Turner, « dans un monde où l’automation peut nous délivrer de la drogue d’un travail sans fin, un bon enseignement nous équipera mieux pour vivre nos vies de façon plus satisfaisante, quelle que soit la façon dont on mesure la prospérité ».


[1Ancien président de l’Autorité de régulation financière de Grande-Bretagne, membre de l’actuel Comité de politique financière britannique et président de l’INET.

[2Social Europe, 07/11/2016.

[3Un jeu à somme nulle est un jeu où la somme des gains de tous les joueurs est égale à zeéro. Le gain des uns constitue obligatoirement une perte pour les autres.


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