L’imagination au pouvoir !
par
Publication : janvier 1987
Mise en ligne : 22 juillet 2009
L’économie distributive de l’abondance est
l’expression économique et financière de la philosophie
des droits de l’homme et de la pratique sociale de la démocratie.
En d’autres termes, elle est nécessairement la prochaine étape
de leur matérialisation, étape sans laquelle les droits
de l’homme et la démocratie restent des visions de l’esprit ou
des comportements socio-affectifs, mais ne prennent pas véritablement
corps dans les structures de la société et de la civilisation.
Une fois cette prise de conscience faite, il reste un sérieux
problème pratique sur les bras : faut-il imaginer une transition,
la phase de transformation elle-même ? Y viendra-t-on « tout
naturellement », la carte bancaire à puces aidant, les problèmes
de surproduction généralisés amenant à la
reconnaissance, par tous, de l’impasse des « lois du marché »,
le salaire minimum garanti étant voté démocratiquement,
etc... Ou bien y aura-t-il pression des mécontents (chômeurs,
pauvres, lycéens, étudiants etc...) avec manifestations
dans la rue, rapport de force de groupes sociaux aux intérêts
contradictoires ? Ou bien encore y aura-t-il de plus en plus de catastrophes
écologiques majeures, celles-ci aiguillant, par accoups successifs,
l’opinion publique vers une restructuration de la production ?
Un programme politique concret et réaliste a ceci de très
particulier, qu’il est d’abord quasi-inconnu, tout en étant programmé.
Inconnu, parce que personne ne peut être capable de prévoir
à l’avance et en détail le développement de nos
sociétés (et encore moins de les planifier -à long
terme- tout en évitant les effets pervers de cette planification,
qu’elle soit « socialiste » ou « libérale »).
Programmé, parce que notre évolution se fait tout de même
dans un sens déterminé, au milieu de courants et d’obstacles
diversifiés.
Le « programme politique d’une société distributive
d’abondance » ne se révèle comme tel qu’une fois
mis en place, contrairement aux programmes politiques classiques qui
s’affichent avant et ne sont pas réalisés après...
Les congés payés, la diminution du temps de travail hebdomadaire,
la sécurité sociale, la retraite payée (passant
de 65 à 60 ou 55 ans), le chômage payé, en résumé,
tout ce qui concerne le paiement d’un temps sans travail, rentrent exactement
dans ce cadre d’un « programme politique » se révélant
à posteriori d’une logique plus globale qu’il ne paraît...
L’avancée technologique, permettant à l’homme de restreindre
de plus en plus les tâches matérielles désagréables,
l’irruption dans la vie quotidienne de nouveaux moyens de communication,
comme le minitel ou de gestion, comme l’ordinateur et la carte à
puces, fournissent les outils de base de cette logique.
Il apparaît donc clairement que la prise de conscience de l’intérêt
de l’économie distributive se situe présentement dans
la logique de l’histoire des dernières décennies. Il reste
quelques points d’achoppement des facteurs contradictoires : «
Si chacun veut être riche, personne ne veut que tout le monde
le soit »..*
L’espoir du profit individuel, par l’appropriation privée des
richesses, couvre de son ombre l’espoir du profit collectif par le partage
des richesses, avec pourtant la même jouissance de l’individu,
puisqu’il y a abondance (autrement dit, il serait préférable
de trouver un système qui permette de distribuer tous les magnétoscopes
Sony - par exemple - au lieu de « piler » les invendus avec
un bulldozer, sous contrôle d’huissier).
Les étudiants et les lycéens ne s’y sont pas trompés,
en refusant, dans leurs manifestations du mois de Décembre 86,
la sélection par l’argent. Comment ne pas voir dans ce refus
une tendance à vouloir bénéficier de l’abondance ?
Si les milieux universitaires et scolaires sont, à priori, perméables
à la prise de conscience, y-a-t-il un terrain, sur le plan socio-économique,
plus favorable qu’un autre au développement opérationnel
de l’économie distributive ? Qu’en est-il de la possibilité
d’un réseau ?
Il est évident que les pays où l’abondance est déjà
installée sont plus en mesure d’effectuer matériellement
sa distribution. Par contre, les pays en voie de développement
et les pays pauvres pourraient être plus perméables aux
idées.
Pour développer ces questions, il est nécessaire d’analyser
rationnellement la situation de différents secteurs de l’économie
(pourquoi pas à partir de l’exemple Français pris dans
le contexte Européen) contenant les germes d’une transformation
vers une société d’abondance.
Situés an amont du flux permanent de la production (comme les
lycéens et les étudiants, mais dans un secteur bien différent),
les agriculteurs sont dans une situation rationnellement très
favorable à l’implantation de l’économie distributive.
Cette situation économique peut symboliquement
se résumer à travers l’histoire du surplus de beurre européen :
en juin 86, la commission européenne a débloqué
440 millions d’écus (3 milliards de francs) pour subventionner
la vente de beurre de plus de 2 ans (voir par ex.’< Libération
» du 6 juin 86). Les heureux bénéficiaires seront
les producteurs de viande Européens. Dès cette année,
ceux-ci vont récupérer 75000 tonnes de beurre autour de
1 franc le kilo, alors que le lait d’où vient ce beurre est acheté
1,75 F le litre aux producteurs. 150.000 tonnes sont prévues
pour 1987. De quoi saturer les épinards ou beurrer les tartines
sur quelques centimètres d’épaisseur matin, midi et soir ?
Mais non, restons logiques : ce beurre ira bien entendu enrichir le lait
en poudre écrémé déjà redistribué
aux veaux `1. Jusqu’à maintenant le lait est ramassé,
écrémé, pasteurisé, déshydraté,
craké, mis en sac, stocké, puis transporté et revendu
1,40 F le litre aux producteurs de viandes (pour les veaux). Aujourd’hui,
les éleveurs rajoutent donc la crème (le beurre) à
la poudre. Bilan de l’opération : 90 millions d’hectolitres de
lait européen séparés en poudre et en beurre revendus
aux producteurs : soit un mouvement de 340 millions d’écus (2,2
milliards de francs) en dehors de toute logique rationnelle, structurellement,
en tout cas.
Sachant de les frais de stockage de cette grande motte coûtent
environ 7 millions de francs par jour (2,2 milliards de francs par an),
que peut-on imaginer pour écouler cet incroyable excédent
de beurre ? les stocker sur la banquise ? les transformer en graisse
pour usage automobile ? Ces solutions envisagées par la C.E.E.
n’ont pas été retenues, de peur de choquer l’opinion publique.
Il ne semble pas que cette absurdité et cette complexité
toujours croissantes orientent les décideurs vers une transformation
qui ne soit pas un aménagement conjoncturel de plus. Un exemple
: la France vient de créer des subventions d’Etat pour les agriculteurs
ne pouvant payer les pénalités dues à leur surproduction
- rapport aux quotas laitiers européens.
A force de se maintenir le nez dans le lait, la communauté
européenne ne perd elle pas de vue l’occasion de développer
à l’échelle des 12 des solutions plus durables ?
Par exemple, la production agroalimentaire ne pourrait-elle pas progressivement
devenir un terrain d’implantation de l’économie distributive,
avec une distribution gratuite des aliments de base pour les consommateurs
? et les producteurs, dont beaucoup sont en ce moment endettés
jusqu’au cou avec le crédit Agricole *2, deviendraient les premiers
bénéficiaires d’un système de salaire, qui, tout
en tenant compte de leur production, leur assurerait un revenu garanti...
Les avantages sont évidents :
1) affranchissement des conséquences des mauvaises récoltes, sécheresses et autres aléas du climat.
2) Disparition du système des quotas et autres taxes à la surproduction, en réajustant progressivement la production sur une consommation réelle- c’est-à-dire libérée des contraintes imposées par la loi du marché : plus un produit est cher, moins il est consommé, même s’il est rare - moins un produit est cher, moins il rapporte au producteur, même s’il est abondant (et quand sa production doit être détruite pour « assainir » le marché, le consommateur paye 2 fois : une fois pour la prime à la destruction et une fois pour l’achat des aliments mis en circulation).
3) impossibilité de spéculation abusive
des intermédiaires, faisant passer (un exemple entre 100 000)
le prix de l’ail d’1 franc le kilo à l’achat au producteur sur
le marché de Cadours (Haute-Garonne) à 7 francs le kilo,
une demi-heure plus tard et 30 km plus loin, sur le marché de
Toulouse, lésant simultanément l’agriculteur et le consommateur
(un an de travail pénible pour l’agriculteur, une heure de spéculation
pour l’intermédiaire).
Il y aurait dans ce nouveau cas de figure une consommation des produits
en fonction de leurs qualités et des besoins des familles (qu’un
produit soit abondant ou non) et cela permettrait de mesurer les vrais
besoins alimentaires, ceux du palais et de l’estomac et non ceux autorisés
par les possibilités du porte monnaie et des pseudos lois du
marché. Ne serait-il pas possible de créer une « banque »
agroalimentaire regroupant des producteurs de denrées et leurs
consommateurs, qui garantiraient le revenu de ces producteurs ? Bien
entendu, il faudrait atteindre un nombre suffisant de participants pour
que ce contrat soit envisageable.
Les premiers versent à la « banque » leur production
en nature, garantissant ainsi l’approvisionnement des consommateurs.
Les deuxièmes versent « à la banque- annuellement
ou mensuellement, une part de leurs impôts, suivant des coefficients
à calculer. L’autre partie des revenus agricoles viendraient
toujours de l’Etat, transférée de la masse monétaire
constituée par les subventions et autres allocations. Les versements
(sous forme d’abonnement ?) des consommateurs et ceux de l’Etat garantissant
ainsi les revenus des producteurs *3.
Les bâtiments de la « banque » comprennent des grandes
surfaces (les centres « distributeurs » Leclerc joueraient-ils
le jeu ?!) fonctionnant avec un système de ramassage et de livraison
classiques - sous forme de petites entreprises - ou mieux, celles-ci
travaillant dans un esprit solidaire avec les agriculteurs (ou organisées
en coopératives indépendantes ou affiliées à
ce système)...
L’argent des consommateurs peut être attribué en priorité
aux salaires correspondant à la culture ou à l’élevage
et celui de l’Etat aux frais de stockage, de maintenance, de ramassage
ou de livraison.
Le ramassage et la livraison se feraient suivant un système de
zones réparties en cercles concentriques autour du centre distributeur :
livraison au centre le plus près, et en fonction de la rareté
du produit autour des autres centres.
4) Un autre avantage serait de faire appel à
l’imagination des différents partenaires concernés, par
exemple, pour éviter de tomber dans les pièges stériles
de la confrontation due aux intérêts divergents : les intermédiaires
sont défavorisés par rapport au système actuel
(exemple de l’ail). Ceci est dû, par partie, au fait qu’il s’agirait
d’un système transitoire et non de la véritable économie
distributive généralisée, qui, par essence, ne
doit léser personne. Cela peut inciter ces distributeurs intermédiaires
à se considérer comme partie prenante de l’unité
de production...
Cela peut amener les éléments dynamiques d’entreprises
agricoles, qui ne vivraient plus de leur profit - puisque dirigeants
et simples « ouvriers agricoles » auraient un revenu garanti
(avec des coefficients différents ?) - à l’investir dans
un autre aspect de l’agriculture : l’environnant, l’écologie et
le paysage. L’agriculteur élargissant son champ à la sauvegarde,
au maintien et au développant du patrimoine naturel...
« Faut-il imaginer une transition ? » etc... si la situation
économique du secteur agricole se prête ici à un
essai d’analyse rationnelle volontairement décalé des
préoccupations traditionnelles à ce sujet, qu’en est-il
de l’imaginaire des agriculteurs euxmêmes ?
Et si ce système ou un autre différent obtenait la participation
suffisante de producteurs et de consommateurs pour s’embrayer dans la
réalité, le processus qui le rendrait opérationnel
incomberait à ses acteurs.
Mais dès à présent, donnez-nous votre avis sur
le caractère réaliste ou
utopiste d’un tel système, que vous soyez syndicalistes, économistes
(il faut le chiffrer), consommateurs,
producteurs, intermédiaires ou employés au Crédit
Agricole...
*Jacques Duboin « les yeux ouverts » 1985.
*1. Ce qui va permettre d’augmenter encore la surproduction de viande
et de la vendre au rabais au Brésil, pour que celui-ci, la transformant
en Corned Beaf, revienne attaquer le marché européen avec
des prix hors compétition. Logique, non ?
*2. Cet endettement est un important facteur de la surproduction : pour
rembourser les emprunts, il faut produire un maximum... Combien d’agriculteurs
se considèrent enchaînés au Crédit Agricole
? (le bon sens près de chez vous...).
Sur un total d’1 million d’exploitations, 100000 sont en cessation de
paiement (en fin 86, pour la France) avec les conséquences que
cela implique : pas de cotisations à la mutualité sociale,
plus de subventions venant de Paris ou de Bruxelles.
*3 Il y a d’autres motivations pour que les exploitants agricoles bénéficient
d’un salaire garanti :
1)Ce sont eux les premiers à boucler le cycle de la mutation technologique, avec pour conséquence une mutation de la production (5 % de la population européenne -les agriculteurs - produisent aujourd’hui 20 fois plus que 90 % de la même population un siècle auparavant), sans qu’il y ait mutation des lois économiques (d’où l’irrationnel complet du système de fonctionnement actuel : surproduction, subventions, quotas, interventionnisme de l’état, faillites des entreprises agricoles et des banques de Crédits Agricoles, comme aux U.S.A. en 86).
2) Ce sont eux qui produisent les biens de consommation les plus indispensables (l’alimentation) et qui de plus ne prennent quasiment jamais de vacances.
3) L’immense diversité des situations ne peut pas permettre une résolution standard par les voies classiques du système en
vigueur (la loi du marché) qui a lui-même généré cette complexité et qui ne peut apparemment, que la laisser se développer...