La production de l’avidité


par  J. GADREY
Mise en ligne : 5 mars 2006

Pour installer leur domination, le capitalisme et ses acteurs moteurs ont eu besoin de transformer en profondeur les comportements et les aspirations des individus.

La première façon d’assujettir les individus aux impératifs économiques de la révolution industrielle a été la “mise au travail salarié”. Travailler plus pour gagner plus et consommer plus n’est pas un comportement inscrit de tout temps dans l’esprit humain, même chez les plus démunis ! Il en a fallu des contraintes et des incitations, des mesures d’expropriation, de la production idéologique, de l’appel à la morale industrieuse pour (tenter de) produire le travailleur salarié et discipliné dont le capitalisme industriel avait besoin ! Cela n’a que partiellement réussi. L’offensive se poursuit en permanence.

Mais produire le travailleur adapté ne suffisait pas. Il fallait produire le consommateur comme débouché de la production. Les grandes entreprises du XXème siècle allaient s’en charger. Seules d’abord, puis avec l’aide d’autres institutions, dont l’État keynésien.

Le premier temps a été le “fordisme” : il fallait que les ouvriers gagnent suffisamment pour vivre et se loger plus décemment, mais aussi pour acheter... une voiture. Pourtant, distribuer des revenus en hausse selon un principe fordiste ne suffit pas nécessairement à remonter le “moral des ménages”, expression délicieuse entre toutes, tant elle exprime crûment l’assimilation du mieux-être (le moral) au “consommer toujours plus”. C’est ce que nos hommes politiques osent parfois appeler la consommation citoyenne, en invoquant soit l’emploi, soit plus globalement les intérêts supérieurs de l’économie française.

Il existe donc un risque majeur d’une consommation qui ne décolle pas, avec des individus rétifs qui épargnent, qui ne souhaitent pas s’endetter, qui refusent de travailler plus pour consommer plus, au mépris de ce bien collectif que serait la croissance sans fin.

Ce risque est d’autant plus grand que les individus en question font face à l’insécurité économique : chômage, maladie, dépendance, etc. Sans parler des incertitudes liées au fait que le système de la croissance illimitée a des ratés, des crises, et qu’il en aura probablement de plus en plus avec la “rébellion” d’une nature elle aussi surexploitée, mais qu’il est impossible de convaincre que toujours plus c’est toujours mieux.

Pour un système dopé à la croissance, la réticence à la dépense est critique. Il faut mettre au point des dispositifs pour conjurer ce risque.

C’est l’étape de la production institutionnalisée de l’avidité permanente. Galbraith l’a remarquablement décrite dès 1967 dans Le Nouvel État industriel. Depuis, le système a fortement développé ces dispositifs. Le montant des dépenses publicitaires mondiales a atteint des niveaux faramineux. On devrait avoisiner 700 milliards de dollars en 2008. Dix fois plus que ce qui permettrait de régler la plupart des problèmes les plus urgents des pays en développement : éducation, santé, nutrition, accès à l’eau potable...

Mais la publicité n’est pas le seul dispositif de production du “consommateur-débouché”. Elle est inséparable de deux autres activités : le marketing et l’innovation marginale permanente, le renouvellement incessant des produits sur la base de “bricoles” présentées comme le nec plus ultra.

S’y ajoutent les dispositifs concernant les marques (analysés par Naomi Klein dans No Logo), la mode, le crédit à la consommation, la “persuasion clandestine” (titre d’un livre de 1958 de Vance Packard), l’information publique et privée, les médias économiques et d’affaires, la profession des économistes, les feuilletons télévisés, et d’autres mises en scène de la vie matérielle idéale. Ces dispositifs nous prennent pour cible, pour nous convaincre que le superflu nous est nécessaire.

Un “autre monde” implique une remise en cause radicale du statut de consommateur-débouché, et du salarié et de la nature comme “facteurs de production”, qui sont des figures de l’assujettissement moderne à l’économie et de la marchandisation du monde.

L’intervention démocratique sur le sens du travail, des pratiques sociales de consommation et de la croissance illimitée est urgente.

Le mode de vie des Américains n’est pas négociable, dit Bush. Mais si rien ne vient réfréner l’avidité matérielle de l’Occident capitaliste de ceux qui se lancent à sa poursuite, la catastrophe est certaine. Les plus démunis en seront les premières victimes.

(Transmis par P. M.,
repris de Politis du 11/2/06,
avec l’accord de l’auteur).

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