La "récession" de la démocratie

Au fil des jours
par  J.-P. MON, M.-L. DUBOIN
Mise en ligne : 30 juin 2008

 Une interview révélatrice

M. Abdallah El-Badri, Secrétaire général de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) a déclaré le mercredi 21 mai, dans une interview, que le marché pétrolier était devenu « complètement fou ».

Une telle déclaration d’une haute personnalité du monde pétrolier n’a pourtant rien d’étonnant. En effet, selon le responsable de la recherche matières premières à la Société Générale, Frédéric Lasserre, « il se traiterait sur les marchés papier [1] 30 à 35 fois le volume physique du pétrole ». Pour M. Schnider (de l’Union des Banques Suisses) « le marché pétrolier est déconnecté des données fondamentales d’offre et de demande ».

M. Sadek Boussena, ancien président de l’OPEP, donnait récemment [2] son point de vue sur la “crise” du pétrole dont il n’y a pas actuellement pénurie mais dont les pays producteurs ne sont pas maîtres des prix : « Le pétrole est devenu un actif financier dans lequel on investit quand on est à la recherche de profits rapides et élevés et est une valeur refuge face à la crise ». Et, comme dans tous les domaines en Bourse, les opérateurs sur le marché du pétrole ont un comportement moutonnier : ils « surréagissent aux informations et aux événements qui touchent l’offre (stocks, risques de tensions géopolitiques, grèves, accidents). Tous les prétextes sont bons. En même temps, il y a une cause profonde : les pays producteurs ne disposent plus de marges de manœuvre sous la forme de capacités excédentaires, comme c’était le cas dans les années 1990 ».

Avec l’emballement des prix, les pays producteurs sont tentés de ralentir l’exploitation de leurs gisements de petrole pour qu’il se valorise encore plus. Mais comme l’accès aux réserves devient de plus en plus difficile, la demande en nouveaux investissements devient de plus en plus importante.

Le peu d’empressement que mettent les pays producteurs à effectuer ces investissements fait déjà l’objet de critiques de la part des grands pays consommateurs qui pourraient bientôt « passer de la recommandation à la pression ». Au journaliste qui lui demande si « la chute du dollar qui alimente l’inflation dans le Golfe pourrait remettre en cause le rôle du billet vert », Boussena répond : « Le dollar n’a pas encore de réel concurrent. Derrière lui il y a l’économie américaine – ainsi que son armée si nécessaire – pour garantir, aux yeux de certains investisseurs, sa pérennité et donc sa fonction de valeur-refuge. Aucune autre monnaie n’a, pour l’heure, acquis un tel statut. Mais les pays du Golfe ne peuvent pas rester les bras croisés devant leur inflation : ils ont des équilibres socio-économiques à préserver. La décision du Koweit, en 2007, d’indexer sa monnaie sur un panier de devises plutôt que sur le seul dollar pourrait faire tâche d’huile. En même temps, c’est un pas difficile à franchir vis à vis de Washington ; et cela peut conduire par ailleurs à dévaluer les actifs en dollars détenus dans ces pays ».

Tout cela nous ramène … au numéro de mai 2003 de la Grande Relève (GR1032) dans lequel M.-L. Duboin expliquait déjà que le déclenchement de la guerre en Irak avait vraisemblablement pour but d’assurer la pérennité du dollar dans le commerce international. Depuis, la situation n’a fait que s’aggraver et il ne faut pas exclure, comme le sous-entend S. Boussena, une nouvelle intervention militaire américaine dans le Golfe.

 Le libéralisme fait régresser la liberté

Si la récession économique mondiale, et en particulier aux États-Unis, fait l’objet de nombreux débats et commentaires, on ne parle par contre pas de la “récession” de la démocratie dans le monde. L’expression “récession démocratique” a été inventée par Larry Diamond, économiste politique à l’Université de Stanford, dans son livre L’esprit de la démocratie. Les chiffres racontent l’histoire. À la fin de l’année dernière, l’institution Freedom House, qui étudie la marche de la démocratie et le résultat des élections dans le monde, a découvert que l’année 2007 avait été de loin l’année la pire pour la liberté dans le monde depuis la fin de la guerre froide. Il y a presque quatre fois plus d’États dans lesquels la liberté a reculé qu’il y en a où elle a progressé.

Comment cela s’explique-t-il ?

Ce renversement est dû, pour une grande part, au “pétroautoritarisme”. Thomas Friedman, journaliste au New York Times, affirme depuis longtemps que le prix du pétrole et les progrès de la démocratie sont inversement proportionnels [3]. C’est ce qu’il appelle « le premier principe de la pétro-politique ».

Plus le prix du pétrole augmente et plus la démocratie régresse. « Il y a dans le monde 23 pays dont le pétrole et le gaz constituent au moins 60 % des exportations et pas un seul n’est une véritable démocratie », constate Larry Diamond.

Pour que l’état de la planète n’empire pas, les États-Unis devraient cesser de soutenir les pétro-dictatures et commencer à développer les énergies de substitution au pétrole.

Mais bien qu’il joue un rôle important dans l’affaiblissement de la démocratie, le pétrole n’en est pas le seul facteur…

Jean-Pierre MON.

 LBO

La finance est sans doute le domaine où l’absence de démocratie est le plus flagrant, et l’actualité offre un exemple d’un de ses fonctionnements les plus significatifs : le mécanisme des LBO [4]. Cet exemple récent [5] est celui du groupe d’édition Éditis (qui comprend, entre autres, Plon, Nathan, Robert Laffon, Univers Poche, Solar, Presses, Belfond… ). Ce groupe avait été acheté en 2004 par la société d’investissements Wendel (dont le Président du conseil de surveillance est Ernest-Antoine Seillière) pour 660 millions d’euros. La méthode d’achat utilisée a été celle dite de Leverage Buy Out (LBO), c’est-à-dire que pour régler cet achat, Wendel avait emprunté l’essentiel de la somme nécessaire. Des institutions de crédit avaient fourni plusieurs centaines de millions, à quoi les directeurs des maisons d’édition du groupe acheté avaient ajouté un peu de leurs économies, quelques dizaines de milliers d’euros chacun.

Quatre ans après, le groupe vient d’être revendu pour plus d’un milliard d’euros (soit un retour sur investissement d’un peu plus de 13 % par an). À qui cette plus-value de 350 millions a-t-elle été versée ? Aux personnels ? Bien sûr : ceux qui ont fourni leur travail ont touché une prime exceptionnelle… mais dérisoire, de 600 euros !

Le reste est allé aux institutions ayant ouvert le crédit, et aux directeurs du groupe qui y avaient “investi“. Ces derniers se sont ainsi partagé la bagatelle de 37 millions. Celui d’entre eux qui avait misé le plus, le PDG du groupe, avait placé 700.000 euros et en a tiré 11,32 millions, dont le versement s’est effectué via la société JAFinances, dont le siège est au Luxembourg… où la fiscalité est plus avantageuse. Son “intéressement” ainsi bien placé, il pourra plus facilement recommencer « cette formidable réussite » dont se vante la société Wendel !

L’Association française des investisseurs en capital s’est bien inquiétée de ces pratiques “fâcheuses” qui permettent aux managers d’entreprises de placer “leurs intéressements” dans des plans d’épargne en actions sans être imposés. Elle a fait, mais sans succés, toute une série de recommandations pour les empêcher…

 Niches fiscales

La mission d’information parlementaire qui a mené une enquête sur les dépenses ou “niches fiscales”, vient de montrer qu’il en existe 486, que leur côut a progressé de plus de 7 % cette année (soit 4 fois plus vite que les dépenses budgétaires) et va atteindre 73 milliards en 2008, soit plus du quart des recettes fiscales de l’État. Ce manque de rentrées pour le budget national profite pour l’essentiel (80 %) aux 100.000 plus gros contribuables, ce qui s’oppose au principe-même de progressivité de l’impôt sur le revenu.

Cette mission a découvert en outre [6] que 116 contribuables ayant déclaré des revenus imposables élevés en 2006 ont ainsi réduit leur impôt de près de 93 %, chacun ayant obtenu une réduction d’impôt de plus d’un million d’euros. Que 150 contribuables, aux revenus d’un million d’euros en moyenne, n’ont pas payé d’impôt du tout, ou même ont obtenu une restitution de la part du Trésor Public : parmi les 100 plus riches, certains dont le revenu était proche de 12 millions d’euros ont été remboursés d’environ 200 euros ! Un plafonnement global de ces niches ferait rentrer près d’un milliard dans les caisses de l’État. Si les propositions de cette commission sont aussi bien suivies d’effet que le Grenelle de l’environnement, la démocratie fiscale ne progressera pas.

 FAO

Cette dictature de la finance a, évidemment, des conséquences catastrophiques sur l’économie mondiale, dont la plus flagrante et la plus révoltante est la malnutrition. La crise alimentaire qui suscite des émeutes, surtout dans le Tiers monde, résulte d’une pénurie qui n’est pas naturelle. La rareté est artificiellement provoquée par la spéculation sur les prix. La population qui en souffre, et souvent en meurt, était évaluée l’an dernier à plus de 850 millions. Et alors qu’on estime que l’envolée des prix va l’augmenter de 100 millions, on nous affirme encore que la mondialisation libérale a pour effet de réduire les inégalités ! Pareil drame a donc supplanté les autres sujets au programme de la Conférence internationale de la FAO [7], qui vient de se tenir à Rome.

Mais c’est la manifestation de son impuissance qui, encore une fois, a été mise en évidence. Les constats étaient pourtant clairs, une cinquantaine de chefs d’État les ont attestés et le diagnostic de la crise a été posé. L’augmentation des prix alimentaires au cours des 4 premiers mois de 2008 a été de 53 %. La critique de l’attitude de la Banque mondiale et du FMI vis à vis du développement des cultures vivrières a été exprimée. Le Secrétaire général de l’ONU a dénoncé l’attitude des « gouvernements [qui] ont renoncé à prendre des décisions difficiles et ont sous-évalué la nécessité d’investir dans l’agriculture ». Et des propositions ont été faites.

Mais ce Sommet de Rome s’est soldé par un échec. Aucun accord n’a pu être trouvé. Pas de moratoire sur les agrocarburants, pas de normes pour éviter les dérives. Les pays riches continueront à soutenir leurs agriculteurs. Les investissements des multinationales s’étendront dans les pays pauvres, au détriment de leur autosuffisance alimentaire car leurs lobbies sont plus puissants que les gouvernements.

Marie-Louise Duboin.

[1ce terme “marchés papier” désigne les contrats à terme sur le marché des produits dérivés (l’explosion de ce marché de la spéculation est décrit pages 92 et 190 dans Mais où va l’argent ? de M-L Duboin.)

[2Le Monde Économie, 27/05/2008

[3The New York Times, 17/05/2008.

[4On peut trouver la description de ce mécanisme et quelques exemples pages 50 à 52 dans Mais où va l’argent ?

[5Voir « La répartition des fruits de la vente d’Éditis scandalise les salariés », article de Claire Gatinois dans Le Monde du 7/6/2008.

[6Voir « L’explosion des niches fiscales, une atteinte à l’équité » article de Cl. Guélaud dans Le Monde du 6/6/2008 .

[7La FAO est l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture.


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