La société duale ? Un duel entre l’épi et l’épée


par  A. PRIME
Publication : mars 1988
Mise en ligne : 16 juillet 2009

TIERS-MONDE
« Les épées plus que les épis »

C’est sous ce titre évocateur que Gérard Grellet, Professeur à Paris VIII, dresse, dans le Monde du 12.1.88, en un raccourci magistral, le procès de la militarisation dans le Tiers-Monde à l’heure de la crise. On a beau avoir, depuis 40 ans, pratiquement tout entendu, tout lu, tout vu sur le rôle des armements dans la survie du capitalisme, on reste néanmoins abasourdi à la lecture de l’article de G. Grellet. Il faudrait le citer en entier, tant son analyse est dense et percutante. Nous essaierons de dégager l’essentiel.
L’auteur signale tout d’abord que, malgré la crise, en 10 ans, les achats d’armes du Tiers-Monde ont augmenté de 38%, pour atteindre 35 milliards de dollars en 1986, chiffres « officiels » vraisemblablement très sous-estimés si l’on se réfère aux scandales des trafics d’armes... non chiffrés bien entendu. Ces chiffres sont à comparer : 10 aux 45 milliards de dollars que les pays en voie de développement (PVD) ont déboursé pour payer les intérêts de leur dette extérieure, et 2°, aux 35 milliards de l’aide des pays de l’OCDE.
Chine exclue, les dépenses militaires totales -il ne s’agit plus seulement des achats d’armes- des pays du Tiers-Monde représentent entre 120 et 150 milliards de dollars, soit 15 à 20% des dépenses militaires mondiales. Pour 25 PVD, ces dépenses servent à faire face à des conflits armés internes.
Les ventes d’armes, certes, font d’abord tourner les industries d’armement des pays industrialisés. Mais les dépenses militaires ont un autre but : Dans tous ces pays, écrit G. Grellet, elles bénéficient d’une priorité budgétaire, en général pour servir les stratégies de domination des groupes au pouvoir... En 1985, le Pakistan y aurait consacré 38,5 % de son budget, le Pérou 33%... Quant au Burkina Faso, un des pays les plus pauvres du monde, il affecte plus de 18% de son budget à l’armée".

L’auteur analyse ensuite les formes de domination en distinguant divers groupes de pays :
" Pays sans conflit déclaré, mais avec de graves difficultés internes, tels que Argentine, Uruguay, Tunisie. "La montée des dépenses militaires peut apparaître a priori surprenante, mais elle peut s’expliquer largement par la crise économique elle-même qui a pour conséquence de renforcer les pouvoirs de l’armée et de la police (faire face aux révoltes), y compris dans les pays en voie de démocratisation ".
" Pays où sont mises en place des politiques restrictives sous l’égide du FMI.
"Ces pays... doivent réduire leurs subventions à la Consommation, arrêter les programmes d’emploi public, diminuer leurs investissements. Il en résulte une baisse du pouvoir d’achat et une montée du sous-emploi. Dans de telles conditions, les pouvoirs en place doivent être en mesure de compter sur l’armée et la police pour contrôler des situations socialement explosives".
" Pays exportateurs de produits manufacturés.
" Ils font appel aux pouvoirs répressifs pour briser les revendications salariales et maintenir des coûts de production compétitifs".
Voir Argentine, Corée du Sud, etc...

30 FOIS PLUS

Le Pakistan, précise par ailleurs G. Grellet, consacre 1,1 % de son budget à la santé (espérance de vie : 51 ans), mais 30 fois plus à son armée. Partout, dans le Tiers-Monde, on sacrifie l’investissement productif aux dépenses militaires par essence improductives... et souvent destructives. "En Afrique Noire, depuis le début des années 1980, le retard annuel de la production sur la, croissance démographique est de 0,9. Stabiliser le produit par tête supposerait d’augmenter de 3 points la part de PNB consacrée à l’investissement. Or ces 3 points manquants équivalent à ceux consacrés par l Afrique subsaharienne à ses dépenses militaires".

Situation dramatique, on le voit. Avec le service de la dette extérieure, les achats d’armes, la démographie galopante (5 enfants sur 6 naissent dans les PVD), les manipulations capitalistes sur les cours des matières premières, sans oublier, pour certains, les catastrophes naturelles, on voit mal comment le Tiers-Monde peut ne pas s’enfoncer dans une immense société .duale Nord-Sud. L’aide des pays développés, quand elle existe, - Reagan par exemple l’a supprimée- évoque les Restos du Coeur au niveau mondial. Et on se demande par quel abus de langage, on ose encore appeler les pays du Tiers-Monde "pays en voie de développement".

HYPOCRISIE

La conclusion de G. Grellet mérite d’être citée quasi in extenso :
"La poursuite de la militarisation du Tiers-Monde dépend largement du bon vouloir financier et technique des grandes puissances. Or la position de celles-ci reste entachée d’une grande hypocrisie. En effet, d’une part, les pays les plus pauvres s’entendent prêcher la rigueur budgétaire, l’effort en faveur de l’investissement productif, la nécessité du remboursement des dettes et voient le Fonds monétaire international s’inquiéter de l’ampleur de leur budget militaire. D’autre part, ces mêmes pays se voient courtisés par les industries d’armement des grandes puissances pour lesquelles ils représentent des débouchés essentiels ; 51 % des ventes américaines d’armes, 76% des ventes soviétiques et 86% des ventes françaises ont été destinées au TiersMonde dans la période de 1982-1986"  :
Vous avez bien lu : 86% des ventes françaises.

PAYS INDUSTRIALISÉS
La société duale s’aggrave

L’évolution Nord-Sud vers le "dualisme" (Nord toujours plus riche, Sud toujours plus pauvre) se double d’une évolution parallèle au sein des pays industrialisés. L’article de notre ami H. Muller, dans la Grande Relève de Janvier, analysant le livre d’Alain Minc « La machine égalitaire », qui a fait quelque bruit, apporte sur ce problème un éclairage inquiétant. Je n’ai pas lu le livre d’A. Minc, mais j’ai lu plusieurs articles à son sujet. A la lecture de l’article de H. Muller, je me demandais si la société duale, née du fait de la crise, n’était pas en train d’être institutionnalisée, « philosophiquement » pensée, codifiée, seule admise pour l’avenir dans le cadre de la survie du capitalisme, alors que, pendant les « 30 glorieuses », la société était relativement « ouverte ». Lorsque le chômage était limité, les chômeurs avaient des indemnités quasi équivalentes au montant de leur salaire antérieur. Rappelez-vous Pompidou : 1 million de chômeurs, ce serait l’explosion. Et puis, il y a eu 1 million, 1,5, 1,7, 2, 2,5, 3 millions de chômeurs. Pas d’explosion. Au contraire, une sorte de résignation. Les syndicats de chômeurs, qui en parle ? Alors, la classe possédante a respiré. Les plus lucides des patrons savent que la situation est irréversible et qu’il faut la dominer.
Pour les aider à défendre leurs privilèges, les clubs de Droite - presque d’extrême droite comme le Club de l’Horloge- ont dessiné, derrière le paravent du libéralisme, cette société duale où les plus forts doivent gagner -c’est parfaitement normal-, où les faibles subissent : quand ils subissent trop (en fait, quand ils ne peuvent plus subsister), on lance le tam-tam des restos du coeur.
Pour parachever l’oeuvre, comme si les « penseurs » de droite ne suffisaient pas, des gens qui laissent (camouflage de trahison oblige) traîner derrière eux un parfum « d’homme de gauche  » - les de Closets, Minc, Sorman et autres Montand - viennent affirmer que la société qui se développe va bien dans le sens de l’évolution de l’histoire.

SOUS-HOMMES AUX ORDRES

Dans une émission de Cavada fin 1987, sur les manipulations génétiques, on a pu entendre un témoignage horrifiant ; même si, du fait de son caractère excessif, Cavada l’a tourné en dérision, il montre bien jusqu’où peut aller une pensée d’extrême droite. Voici : un Italien propose de créer des mutants rétrogrades, sorte d’hommes de Néanderthal, « pour avoir des sous-hommes pour les tâches subalternes » (sic).

Dommage qu’Hitler soit mort ! cette proposition l’aurait intéressé.
Notre « penseur » se casse bien la tête : déjà 80% des travailleurs actuels -dignes, eux de leur ancêtre sapiens-sapiens de Cromagnonfont des tâches subalternes, ont un travail déqualifié... quand ils en ont un : en France, la réserve est de 3 millions d’individus. Alors...
Et c’est, bien ce que confirme le « colloque sur les mécanismes de création d’emplois aux États-Unis », qui s’est tenu à Paris les 21 et 22 janvier, colloque organisé conjointement par le Ministère des Affaires Sociales et l’OCDE. Ecoutons Philippe Séguin « L’objectif du plein emploi, au sens classique du terme, n’est plus réaliste. Il faut le dire. Il faudrait accepter l’existence de secteurs économiques où la productivité progresse moins vite ». Ce qui impliquerait pauvreté, faible protection sociale, emploi précaire de courte durée et bas salaires... A la lumière des expériences présentées (USA), M. Séguin s’est montré convaincu que des « gisements d’emplois » (l’affreuse formulation, couramment employée également par les socialistes) pouvaient naître "dans le secteur social en développant une approche plus entrepreneuriale de la fonction sociale" (quel charabia !) ou en favorisant ce qu’on appelle aux USA ’l’industrie de la Commodité" (joli, non !) (Le Monde 26.1.88).

DES LENDEMAINS QUI CHANTENT

Pour finir, Ph. Seguin a annoncé qu’il demanderait à M. François Dalle, auteur d’un rapport (1) sur les «  petits boulots », de prendre une initiative susceptible d’encourager partout l’apparition d’un véritable partenariat de développement" (que de mots pour une pensée vide !).
"L’emploi d’aujourd’hui est celui d’un salariat plus fragile... Je note qu’on peut travailler et être pauvre" déclare Ph. Séguin en se référant aux 18 millions d’Américains qui flottent entre un métier et un autre et ne disposent pas du minimum vital.
Si ce n’est pas là l’aveu qu’on a admis, codifié la société duale comme la seule possible, alors les mots n’ont plus aucun sens (2).
Voilà les lendemains qui chantent que nous proposent nos dirigeants
qui, à l’aube de la campagne présidentielle, ont l’audace de nous vanter leur oeuvre, « la France qui se redresse ». Ils n’ont vraiment ni honte, ni complexes !

Mais que feraient les socialistes s’ils revenaient au pouvoir ? Il est remarquable que plus aucun leader ne se risque à parler de la résorption, ni même de la diminution du chômage. La réponse de Bérégovoy à notre camarade Girault (G.R. de janvier) montre clairement, si besoin était, que les socialistes n’envisagent plus un seul instant de sortir de l’économie de marché. Dans ce cas, que proposer qui diffère de la droite ? Ah, bien sûr, on se raccroche à la SOLIDARITÉ... C’est bien le moins qu’on puisse attendre de gens qui se disent de gauche. Mais en fait, c’est quoi ? Soyons clairs : les socialistes nous proposent une société « moins duale », un maintien de la protection sociale... C’est tout, pour l’essentiel.

Au grand jury RTL-Le Monde du 24/1/88, M. Rocard s’est écrié : "Voilà les 2 grands enjeux : qui paie P Et serons-nous une société d’exclusion ou de solidarité ? Ces deux grands enjeux sont en effet une affaire droite-gauche. C’est la grande affaire de l’élection présidentielle".

Programme un peu court, jeune homme, mais bien compréhensible quand on a renoncé à changer le régime du profit. Quel chemin à parcourir, amis distributistes, tant au plan mondial que national ! Oui, il faut vraiment faire lire la Grande Relève... et d’abord aux gens qui se disent de gauche !

(1) Rapport commandé du temps où les socialistes étaient au pouvoir.
(2) Très Important : depuis la rédaction de cet article, 2 faits nouveaux sont venus illustrer notre propos.
- Pierre Juquin, lors de son passage à l’Heure de Vérité le 1er février. a brandi des témoignages à la fois dramatiques et hallucinants : : certains employeurs exigent pour des "boulots" de Tuc - à 1200F par mois ! - bac + 2. - Quelques jours plus tard, la presse révélait le contenu d’une lettre comminatoire adressée le 23 janvier par Philippe Séguin au Directeur Général de l’ANPE : prière de rayer des listes de l’ANPE les jeunes de moins de 25 ans qui refuseraient un boulot de Tuc. Même si la manoeuvre électorale est évidente, cette exigence définit bien la société que la droite veut instaurer.
Et comme si la lettre du Ministre ne suffisait pas, le nouveau Directeur de l’ANPE - nouveau, donc nommé par le pouvoir en place - la répercutait à ses subordonnés avec ce commentaire : "Vous devez appliquer sans état d’âme les instructions relatives aux radiations de liste". Autrement dit : pas de pitié !.


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