Le cadre à “fort potentiel”

TÉMOIGNAGE
par  E. H.
Publication : février 2002
Mise en ligne : 27 janvier 2007

Sont-ce les premiers froids, l’actualité morose, la conjoncture économique en berne ? Toujours est-il qu’au boulot, l’ambiance est au stress. On oublie tous les problèmes du monde, en particulier que l’État le plus puissant au monde est en guerre et risque d’embraser le Moyen Orient. On ne retient que les crashs d’avions, dont l’impact est plus concret qu’un conflit abstrait et refoulé entre riches occidentaux et pauvres musulmans. On se plonge dans le travail avec une rage quasi-masochiste et schizophrénique, pour oublier qu’on ne comprend rien au monde qui nous entoure, voire même qu’on contribue à ce qu’il marche à l’envers. Fabuleux pouvoir que celui du travail, qui ôte aux gens leur pouvoir de réflexion, les rend neurasthéniques et les ramène à la maison abrutis de fatigue, soumis devant la manipulation médiatique par l’image et le bruit. Combien de temps de vie pour cette bulle d’hyper activité économique, sans temps à soi, sans prise avec la réalité, avec pour seule valeur la servilité au grand capital ? Un jour il faudra bien se rendre compte de l’absurdité de ce système qui désintègre le lien social et isole l’individu, au mépris de l’humanité la plus élémentaire.

Des exemples ? Ils sont si nombreux qu’ils m’ont amené à dresser le profil type du cadre “à fort potentiel “, le plus bel exemple de l’absurdité du système qui le produit. J’ai la faiblesse de croire que cet exemple est circonscrit à mon entreprise mais je vous l’envoie car je me demande si certains lecteurs n’y reconnaîtront pas leur collègue ! Car c’est dans ce conditionnement là qu’il me semble déceler la force d’inertie phénoménale du système dans lequel nous vivons (pour combien de temps encore ?). J’ajoute qu’il ne faut pas y voir de la médisance, mais seulement une consternation devant ce que le monde de l’entreprise est capable de nous faire faire.

Le cadre à fort potentiel :

" se montre extrêmement volontaire, termine très vite les tâches qui lui ont été confiées pour montrer « qu’il en veut », est même près à voler du travail à son coéquipier, est dynamique, efficace et réactif (on dit maintenant : « pro actif »), au mépris de la qualité et du fond ;

" aime les télécoms s’il travaille dans les télécoms, la banque s’il travaille dans la banque, les assurances s’il travaille dans les assurances, etc., est en tous les cas d’une adaptabilité « à tous crins », mais trouve sa compagne dans les écoles de commerce ou d’ingénieurs ;

" montre une vision stratégique de la situation, une visibilité long terme, mais crée des plannings qui sont remis en question dès le lendemain (urgence du court terme oblige !) ; va en réunion pour y rencontrer des gens, y gribouille son carnet de notes, parle de délais à tenir, d’impact client, de décisions à « acter », approuvant d’un hochement de tête des décisions qu’il n’a pas à appliquer ;

" a une prédilection pour le « jargon », mélange de sigles et de termes techniques empruntés à l’anglais ; ne répond pas aux questions qui dérangent : fait la sourde oreille et reste muet, ou sourit et affiche une amabilité de façade, surtout quand il y a du monde,pour paraître ouvert ;

" fait faire le boulot par les autres : s’ils se trompent, ce sera de leur faute ; atteint sinon ses propres buts aux dépens d’autrui ; dénigre par exemple le travail réel que doivent fournir les entreprises extérieures (ce qu’on nomme la soustraitance), mises en quasi esclavage ;

" fait mine de s’intéresser à ses collègues, en buvant du café et en parlant à beaucoup de monde en même temps ; se donne l’air intelligent et se sent important ; ne plaisante pas, ne pratique pas l’autodérision ou alors sans trop s’éloigner du thème sur lequel il « travaille » ;

" monte en compétence tous les jours un peu plus ; veut impressionner sa hiérarchie par des connaissances superficielles régulièrement assénées ; passe un maximum de temps au téléphone : ça donne l’air de travailler ; essaie de réfléchir le moins souvent possible car ça fatigue, et malgré les apparences, est extraordinairement fainéant (mais ne doit jamais le montrer) ;

" aime profiter du confort matériel que l’entreprise peut lui offrir (repas de chez FLO gratos, bibelots souvenirs de tous styles, cahiers, gommes, lampes de bureau, ...) ; veut gagner toujours plus d’argent pour acheter des biens de consommation à la mode ;

" pense être éternel ; a l’esprit d’équipe mais n’a qu’une religion : l’entreprise ; aime les films américains, les fast-food, les open-space, les road-map, ... vote plutôt Madelin, à moins qu’il ne soit sans opinion.

En résumé le cadre à fort potentiel est individualiste, sûr de lui, zélé, manichéen, inculte, carriériste et cupide. Voilà la quadrature du cercle : améliorer notre monde en confiant notre destin à des personnes qu’on amène à se soucier comme de leur dernière chemise du monde qui crève autour d’eux. Je répète que cela n’est pas inéluctable : un système avec d’autres valeurs finirait par changer les mentalités et supprimer ces comportements.

Pour finir, une question pour faire réfléchir sur une servilité qui ne demande qu’à s’épanouir : le cadre à fort potentiel ose-t-il venir au travail avec des chaussures rouges, même s’il est bien dedans ?


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