Le capitalisme est-il réformable ?


par  J. GADREY
Mise en ligne : 31 mai 2010

Cette croyance en un ordre préétabli et cette apologie du mérite qui se mesurerait par le gain expliquent sans doute le mal que nous avons à faire entendre la nécessité d’une économie distributive, qui se résume à gérer l’économie de façon démocratique. Persuadés qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme, beaucoup de gens préfèrent rêver qu’on pourrait le réformer pour permettre de résorber la pauvreté et de protéger durablement l’environnement. Pourtant, Jean Gadrey, Professeur d’Économie, donne neuf raisons de constater que ce n’est pas possible, en répondant (sur http://www.alternativeseconomiques.fr/blogs/gadrey/) à la bonne question :

Je n’ai pas de réponse ferme et définitive à cette redoutable question. Il me semble quand même que la crise actuelle, ainsi que la montée des périls écologiques (composante de cette crise), renforcent les doutes sur la possibilité de concilier capitalisme et société solidaire et soutenable, ou développement humain durable.

Voici neuf caractéristiques structurelles du capitalisme qui font douter de sa capacité à nous sortir de la zone des tempêtes à répétition. Sans doute chacune d’entre elles n’est-elle pas décisive. Mais leur ensemble l’est peut-être plus.

• 1. Le capitalisme s’est historiquement développé sur la base (entre autres) de la destruction et de la privatisation de biens naturels communs (= en propriété commune : terres, forêts…), aussi bien au centre que dans la périphérie colonisée ou dominée. Ces expropriations/privatisations ont d’ailleurs beaucoup contribué à la “mise au travail salarié”. Et cela continue allègrement aujourd’hui. Or on ne voit pas comment on pourra sortir de la crise écologique sans reprendre le contrôle collectif, ou “communal”, ou coopératif de ces biens communs privatisés : la terre, les sources d’énergie, l’eau, les forêts, etc. Il faut y ajouter aujourd’hui le climat et la maîtrise de son changement. Pour l’instant, les acteurs dominants du capitalisme résistent puissamment à toute maîtrise collective des risques écologiques majeurs où ils nous ont entraînés.

• 2. Les dirigeants politiques libéraux ont offert sur un plateau au capital financier le pouvoir de contrôler la monnaie et le crédit, qui sont ou devraient être eux aussi des biens communs, et de créer tous les outils d’une spéculation permanente sur tout. On ne s’en sortira pas sans remettre les pouvoirs financiers à des pôles publics ou coopératifs débarrassés de la pression des actionnaires. Mais enlever au capitalisme les possibilités de la spéculation monétaire et financière, les paradis fiscaux reconnus ou de fait (comme la City), c’est le priver d’une de ses sources majeures de profit et de domination. Aux États-Unis, la part des banques dans les profits des entreprises est passée de 10 % en 1980 à 40 % en 2007 !

• 3. Le capitalisme ne cesse par ailleurs de s’en prendre aux biens communs sociaux que sont le droit du travail, la protection sociale et d’autres droits humains, les services publics, etc. et il est souvent parvenu à les faire régresser depuis les années 1980. S’agissant du travail, toute perspective de société soutenable passe par la promotion du travail décent partout. Or le travail indécent est probablement la principale source de profit des multinationales (dumping social). Mais il est devenu aussi, dans les pays dits développés, sous la forme du travail précaire et des petits boulots, sous la forme de la pression à la baisse de la part de la valeur ajoutée revenant aux salaires, sous la forme de l’intensification du travail, un mode d’emploi hautement profitable que les entreprises revendiquent comme une nécessité pour leur “compétitivité”.

• 4. Le capitalisme global s’est développé sur le terreau d’inégalités sociales mondiales (prenant la forme du colonialisme puis du néocolonialisme : voir le film La fin de la pauvreté) qu’il a eu tendance à renforcer depuis trente ans et dont il tire une large part de ses profits. Or on ne résoudra pas la crise écologique sans les réduire fortement.

• 5. Le capitalisme a besoin de susciter sans cesse des désirs de possession de marchandises en faisant passer le futile pour l’utile, et les pulsions pour des besoins, en poussant au renouvellement rapide des achats. C’est pour cela qu’il dépense 500 milliards de dollars par an en publicité et sponsoring. Cette course mortelle devra cesser pour qu’on sorte des crises. Il faudra quitter la voie de la croissance quantitative et s’orienter vers une “prospérité sans croissance”….

• 6. Le capitalisme résiste férocement à toute idée de “planification” nationale et mondiale, en désignant par ce terme des projets collectifs à long terme décidés démocratiquement au nom de l’intérêt général des générations présentes et futures. Il y voit, à juste titre, une entrave à sa liberté d’action et d’exploitation. Or il va falloir “planifier” de plus en plus pour s’en sortir, notamment l’accès aux ressources vitales et les comportements pollueurs, mais aussi la nature des activités utiles et soutenables à promouvoir au détriment de celles qui bousillent “la planète”.

• 7. Le capitalisme consiste à faire fonctionner en priorité la concurrence et non la coopération, aussi bien entre les firmes qu’entre les nations. Or c’est l’inverse qu’il va falloir privilégier. L’échec de Copenhague est un triste exemple où la concurrence des dominants l’a emporté sur la coopération des peuples.

• 8. Le capitalisme a connu un siècle d’énergie à bas prix, de transports quasiment gratuits, de ressources du sous-sol abondantes et peu chères, de pays du Sud totalement dominés via la dette, les programmes d’ajustement structurel, les interventions directes, la corruption et les guerres. Tout cela semble devoir s’inverser et va peser sur la profitabilité.

• 9. Le capitalisme est un frein puissant à la nécessaire diffusion mondiale d’innovations de la durabilité qui ne sont pas seulement technologiques. Avec ses droits de propriété intellectuelle et ses brevets (des médicaments vitaux par exemple), il s’avère incapable d’introduire les innovations là où ce n’est ni solvable ni rentable, alors qu’il s’agit souvent des lieux où ce serait le plus nécessaire. Qui plus est, il joue certaines innovations douteuses ou à hauts risques mais profitables (OGM, nucléaire, agro carburants…) contre d’autres bien plus efficaces contre la crise écologique et sociale (agro écologie et agriculture biologique, petite et moyenne production et distribution locales en coopératives…).

Pour résumer, bien que n’étant pas un fan de la “loi de la baisse tendancielle du taux de profit”, je pose quand même cette question : où seraient la “valeur pour l’actionnaire” et les profits d’un capitalisme auquel on aurait retiré, au nom du bien commun, les territoires suivants d’expansion et de profit :
- la croissance quantitative et la stimulation artificielle des pulsions d’achat,
- le crédit à l’économie et la spéculation financière et boursière sur les monnaies, sur les ressources naturelles et alimentaires, sur le logement, etc.
- le dumping social et la domination néocoloniale ou impérialiste du Sud,
- l’existence de très hauts revenus, et de très bas,
- le dumping écologique et la très grande propriété foncière, la gestion de l’eau, de l’énergie…
- la gestion d’autres services publics et services d’intérêt général associés à des droits universels, dont la protection sociale, l’éducation, la santé, les transports collectifs, etc.
- les droits de propriété intellectuelle sur les connaissances d’intérêt général, sur le vivant,
- la mise en concurrence inéquitable des territoires et des ressources et le commerce inégal.

Personne n’a la réponse. Mais on peut au moins dire qu’un capitalisme ainsi encadré et limité n’a jamais existé. Car même pendant la période “fordiste” où il a été le plus soumis à des règles et contraintes fortes dans les pays industrialisés (accords de Bretton Woods, forte présence de l’État et des syndicats dans l’économie, impôts très progressifs, inégalités réduites, banques nationales, emplois stables au moins dans la grande industrie, les services publics et les administrations…), il a fonctionné dans le même temps sur la base de la surexploitation sauvage des ressources naturelles et humaines du Tiers monde, en polluant à tour de bras et en industrialisant l’agriculture, et surtout en faisant de la forte croissance de cette époque son principal “argument de vente” auprès de l’opinion.

Quoi qu’il en soit de mes hypothèses, il me semble que ceux de mes amis qui pensent qu’un capitalisme régulé pourrait faire l’affaire devraient tenter soit de répondre aux questions qui précèdent, soit de m’expliquer en quoi elles sont mal posées.

Quant au problème des alternatives et des transitions, chaque chose en son temps…


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