Le malheur d’être jeune


par  J. DUBOIN
Publication : mai 1968
Mise en ligne : 22 octobre 2006

C’est le titre du beau livre que P. Vaillant-Couturier écrivait il y a juste un tiers de siècle. Qui se doute qu’il est encore d’une brûlante actualité ?

Dans ce livre l’auteur analyse quelques centaines de lettres reçues de jeunes dont la détresse est vraiment poignante.

Il rappelle d’abord que la première guerre mondiale avait tué un million et demi de Français. De ce chef, on enregistra une baisse des naissances d’environ 250.000 enfants des deux sexes chaque année ; mais la France ayant recouvré l’Alsace et la Lorraine, le nombre des naissances redevint normal aux environs de 1921 : 16,3 pour mille, donc un peu plus que dans le reste de l’Europe. Quoi qu’il en soit l’année 1935, correspondant aux naissances de 1915, n’a pu fournir qu’un contingent se soldant par un déficit de 90.000 hommes, ce qui obligea de porter à 2 ans la durée du service militaire. Or nous étions en pleine crise économique mondiale, celle connue sous le nom de la crise des années 30. Le Bureau International du Travail (Genève) recensait 33 millions de chômeurs secourus mais avouait qu’on était loin de les secourir tous. Enfin les jeunes qui n’avaient jamais travaillé n’étaient jamais catalogués comme chômeurs. Dans ces conditions comment espérer trouver un emploi pour ceux qui étaient dans la détresse, alors qu’on éliminait les « vieux » bien qu’ils n’eussent encore que 50 ans ?

P. Vaillant-Couturier souligne que la guerre de 14-18, comme toutes les guerres, avait fait progresser prodigieusement toutes les techniques, car dès qu’il s’agit de tuer, les gouvernements ne lésinent jamais sur la dépense. En conséquence les classes « creuses » du point de vue militaire, étaient des classes « trop pleines » pour la production. On sautait ainsi à pieds joints dans un monde à l’envers puisque la consommation diminuait au moment qu’augmentait la production ! Les jeunes se trouvaient donc être les premières victimes de l’Abondance, car, déjà en 1935, on se plaignait d’avoir trop de blé, trop de fruits et légumes, trop de lait, trop de beurre, trop de viande, trop de vin, trop de tout. Dès cette époque, le travail devient un privilège, précise P. Vaillant-Couturier, alors que le chômage est la mesure du progrès.

Il fait alors le tour de la situation : à la campagne, l’agriculture a trop de bras, elle n’a donc plus besoin de ceux des jeunes. Dans l’industrie, on élimine tous les travailleurs dont la machine fait le travail. Les grands magasins écrasent les petits commerçants qui licencient un grand nombre d’employés.

Mais voici qu’on déplore la « surproduction intellectuelle » et la grande misère des étudiants ils étaient 29.377 en 1900, ils sont 65.000 en 1927. Dans l’enseignement 2.270 licenciés ès sciences ne trouvent aucun poste en 1935. De nombreux ingénieurs perdent leur emploi ; on se plaint déjà de l’insuffisance des laboratoires. Il y a 7.000 élèves d’Ecoles normales à placer pour 2.000 retraites. P. Vaillant - Couturier signale la situation des jeunes artistes, elle est lamentable...

Il signale le même phénomène en Allemagne où il donne naissance au national-socialisme, et en Italie au fascisme de Mussolini.

En Allemagne, Hitler, après avoir escaladé le pouvoir, enferme jeunes et chômeurs dans des « camps de travail » pour un service obligatoire de six mois, à la fin duquel ils sont militarisés. Dans « Science et Service », organe de l’Université de Berlin, le cours de pédagogie politique (sic) s’ouvre par ces mots : « Il est possible de résumer ce que signifie le national - socialisme : dans le domaine de l’intelligence, il remplace le type de l’intellectuel par le type du soldat. » Est-ce clair ?

Le lecteur connait la suite, P. Vaillant-Couturier l’avait d’ailleurs prévue en 1935. L’Allemagne vaincue en 1918 devient la plus grande puissance militaire de l’Europe occidentale. Ce dont profite Hitler en 1945 : il envahit la Pologne, puis la Hollande et la Belgique, puis la France. Il bombarde inutilement l’Angleterre pendant deux ans, puis envahit l’U.R.S.S. Son armée connait enfin la déroute, car les troupes de Staline la reconduisent au-delà de Berlin !

La seconde guerre mondiale dura un peu plus de cinq années ; cependant, grâce aux destructions, le chômage avait à peu près disparu même aux Etats-Unis.

A cet égard Eisenhower est formel : dans un discours prononcé à Pretoria le 3 octobre 1952, il déclarait : « C’est la guerre et non le fair deal (la nouvelle donne de Roosevelt) qui a permis de maintenir un degré élevé d’activité économique. Le fait évident est que la seule amélioration depuis 20 ans n’a eu lieu que pendant la période des cinq années qu’a duré la seconde guerre mondiale. » Je répète : est-ce assez clair ?

Et aujourd’hui ? On me permettra d’en référer encore au livre de P. Vaillant-Couturier. Il cite un article paru le 4 février 1935 dans l’Echo de Paris ; on y lit sous la signature de Kérilis : Les jeunes sont prêts à laisser éclater les colères qui grondent (sic). Il avait raison, mais ce sont d’autres jeunes, ceux de 1968, qui finirent par se fâcher pour tout de bon.

Personne ne peut nier que les jeunes s’agitent depuis quelques mois ; en particulier les étudiants de nombreuses nations : aux Etats-Unis, en Angleterre, au Brésil, en Pologne, au Japon, en Italie, en France, même en Espagne où l’on ne s’y attendait guère. Puis, subitement, une flambée de violences se produit en Allemagne fédérale dont le peuple a pourtant la réputation d’être très discipliné. Les cortèges d’étudiants se heurtent à Munich, à Cologne, à Hambourg, même à Berlin, à d’importantes forces de police, et chaque fois c’est la bagarre. Soudain un individu supposé être un ancien nazi, tire trois coups de revolver sur le leader des étudiants, Rudi Dutschke, surnommé le Rouge ; il le blesse à la tête et à la poitrine. Aussitôt redoublement des violences et le sang coule ; 600 étudiants sont arrêtés dont le .propre fils du vice-chancelier de l’Allemagne fédérale ! Inutile de décrire l’émotion dans tout le pays. Le gouvernement, stupéfait, a même craint un moment que la situation ne devienne dramatique, révolutionnaire !

Nos grands quotidiens s’empressèrent de nous rassurer : il ne s’agit que d’une toute petite minorité d’agitateurs, « d’enragés » comme on dit à Nanterre. Et François-Poncet, notre ancien ambassadeur à Berlin, qui prétend connaître à fond la mentalité d’outre-Rhin, écrit dans le Figaro : « Les étudiants allemands aiment la révolte pour la révolte » (sic). Et de conclure : « Il appartient plutôt aux adultes de multiplier les contacts avec la jeunesse en colère, de se montrer à son égard indulgents et compréhensifs, de lui ouvrir les yeux sur. L’avenir lamentable de réprouvée qu’elle se prépare, de séparer enfin, du milieu où ils se rejoignent, les bons éléments, qui sont les plus nombreux, des mauvais dont les intentions sont suspectes. » (sic)

Et voilà, recherchons vite un responsable : Moscou ou Walter Ulbricht qui préside aux destinées de l’Allemagne de l’Est ? Son confrère Marcel Gabilly, n’y va pas par quatre chemins : « L’agitation estudiantine se développe sous les prétextes les plus divers d’une nation occidentale à une autre, mais elle répond indiscutablement aux mots d’ordre des éléments qui se réclament des idées dites de gauche. En remontant les filières ordinaires, on est donc amené à se poser la question habituelle : qui ? - Moscou ? Pékin ? Voire Moscou et Pékin à la fois ! »

Est-il possible d’écrire pareilles niaiseries ? Moscou et Pékin qui, dit-on, sont à couteaux tirés s’entendent pour duper les étudiants des différentes nations ? A quelle heure couche-t-on cet aimable plaisantin ?

Ainsi qu’il était facile de le prévoir, les étudiants parisiens se solidarisèrent avec leurs camarades allemands, d’où nouvelles violences le 4 mai à la Sorbonne : un sergent de ville sérieusement blessé. Quant aux « enragés » ils s’en sont tirés avec des égratignures (télévision dixit). Tout laisse pourtant prévoir que cela recommencera.

Parlons sérieusement : qui peut croire que les ’étudiants de plusieurs nations se fâchent pour obtenir une réforme de leur enseignement, quand on sait que cet enseignement varie selon les nations ? C’est pourtant le prétexte qu’on donne encore à ces manifestations : Ne s’agit-il pas d’égarer l’opinion ?

Pourquoi ne pas lire la presse allemande. Elle reconnait 1°) que les étudiants en colère proviennent de tous les horizons politiques. 2°) qu’ils ont fondé la F.D.C. (fédération socialiste des étudiants allemands) . 3°) que cette F.D.C. a un objet précis, celui de faire entendre aux pouvoirs publics que les étudiants réclament rien de moins qu’une transformation de nos structures sociales, car ils se rendent compte de l’inutilité de leurs diplômes : ils ne leur permettent plus de se faire la situation qu’on leur avait promise. En d’autres termes, ils ont compris que la société n’a plus besoin que d’un petit nombre d’entre eux.

A qui s’attaquent-ils ? - A Axel Springer, le magnat de la presse allemande qu’il contrôle à 40 %. - Que lui reprochent-ils ? - Non seulement de les dénoncer comme un danger public mais de cacher la vérité à ses lecteurs. Les étudiants tentèrent de mettre le feu à l’énorme construction qui abrite le trust Springer à Hambourg, et, n’y réussissant pas, ils cassèrent toutes les vitres. Déjà Axel Springer leur réclame 32 millions (anc. fr.) de dommages-intérêts...

Le moment ne serait-il pas venu d’ouvrir les yeux ? Plus nous allons plus les progrès techniques deviennent prodigieux, et moins la production réclame de travail humain. C’est ce que la Grande Relève s’efforce d’expliquer depuis 1932 ! Or lisez notre grande presse : elle réclame indéfiniment le plein-emploi ; à cor et à cris comme si nous vivions au stade de l’artisanat ! N’est-ce pas imiter le geste inconsidéré de l’autruche qui cache sa tête dans le sable pour ne pas voir le danger ? Or le danger, c’est la colère des jeunes : ce sont eux qui mènent la lutte au bénéfice de tout le prolétariat...

Sans doute toutes les violences sont ’blâmables, mais, répond la sagesse des nations : on n’a jamais fait d’omelette sans casser des oeufs. Enfin qu’on se souvienne de ce que déclarait récemment M. Pompidou : « Nous savons que notre économie va connaître des mutations profondes, et qu’il est indispensable qu’elles se produisent. » Et M. Malraux précisa que notre rupture avec le passé est plus complète que ne le fut celle qui suivit la chute de l’empire romain ! Alors ?

Ce que demandent les étudiants n’est-ce pas cette rupture avec le passé ?


P.S. - Nous présentons nos excuses à nos lecteurs, car la dernière Grande Relève a battu tous les records de fautes d’impression. Dans l’article de Mme Raymonde Curie des lignes s’entremêlaient, dans celui de Dieudonné des bourdons le rendaient presque illisible, enfin, pour ouvrir la marche, une énorme faute d’orthographe s’étalait dans le titre de l’éditorial. Notre imprimeur a promis de se ressaisir. Espérons !


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