Le néolibéralisme


par  A. PRIME
Publication : octobre 1997
Mise en ligne : 12 août 2008

Le néolibéralisme, qui s’est étendu sur toute la planète depuis bientôt deux décennies, va très au-delà du libéralisme, ce qu’exprime bien le qualificatif d’ultra libéralisme.

  Sommaire  

Le mot certes n’est pas nouveau. Déjà, en 1938, le “colloque Lippman” réunissait à Paris des économistes de divers pays [1] pour chercher une réponse au keynesianisme [2].

Le néolibéralisme qui s’est développé au début des années 80 est typiquement anglo-saxon : Mme Thatcher, nourrie d’Hayek, accède au pouvoir en 1979 ; R. Reagan, conseillé par Milton Friedman et son école, est élu Président des États-Unis en 1981.

On peut dire que c’est alors que le monde a basculé. « La fille de l’épicier et l’ancien comédien ont ainsi mené ensemble la première révolution conservatrice en matière de politique économique » [3]. Pendant quelques années le capitalisme néolibéral anglo-saxon va s’opposer au capitalisme que certains ont baptisé “rhénan” [4] : sont concernés : les pays d’Europe ayant des régimes sociaux avancés et où la part de l’État est importante [5]. Mais rapidement les sirènes d’outre-Atlantique et d’outre-Manche vont trouver un écho dans les pays “rhénans” qui connaissent des difficultés économiques et où le chômage se développe rapidement. Des clubs de droite, des hommes politiques, des économistes prônent le néolibéralisme. Après quelques années de tâtonnements, les “opérateurs” financiers ou hommes d’affaires (ils se confondent souvent), forgent pragmatiquement leur stratégie, ne retenant des économistes que les idées clefs : un État minimum, une baisse des coûts du travail [6], une baisse des impôts et charges (avant tout pour les riches). Le tout couronné par la “déréglementation”, sorte de résumé de la “philosophie” néolibérale.

La mondialisation de l’économie et la circulation de l’information par satellite vont permettre aux capitaux “déréglementés” de se déplacer (et donc de se placer) à la vitesse de la lumière. C’est dans ce domaine qu’imperceptiblement une nouvelle donne mondiale s’est développée au sein du capitalisme : la prééminence, et bientôt la prédominance, des marchés financiers sur l’économie réelle. Et comme par miracle [7], dans les années 90, le seul obstacle “fâcheux” qui pouvait apparaître à certains comme une alternative au cortège des maux engendrés par la mutation capitaliste, vole en éclats : les pays du “socialisme réel” s’écroulent les uns après les autres comme châteaux de cartes. Même la Chine (un cinquième des habitants de la planète), sans doute effrayée par les désordres mafieux de la Russie passée à l’économie de marché (noir), vire, avec Den Xiaoping sous le vocable de “socialisme de marché”, à l’économie capitaliste. Certes la direction politique reste “communiste”, ce qui, pour le moment, rassure sans doute les investisseurs. Combien de temps cela durera-t-il ? Un milliard deux cent millions de consommateurs, c’est très excitant pour les marchands de produits utiles ou futiles, de drogue, de porno ou simplement d’érotisme. Hong-Kong, super-vitrine de l’Occident, place financière de premier ordre, pourrait bien être pour la Chine le cheval de Troie du néo-libéralisme mondial. En résumé, au tournant du siècle, la route semble totalement dégagée. Les États-Unis, mal en point au début des années 80 (invasion de produits japonais, faillites d’établissements financiers, outils de production dépassés, balance commerciale et déficit intérieur catastrophiques) ont retrouvé leur rôle de leader dans le monde, sur le plan militaire (guerre du Golfe, ventes d’armes), économique, politique : officiellement absents, ils raflent la mise en Bosnie, au Zaïre (richesses du sous-sol) et torpillent la formation d’une force militaire indépendante.

 

Au tout début de la décennie 80, on pouvait penser que l’Histoire hésitait. La gauche arrivait au pouvoir après une longue éclipse, en France, en 1981, en Espagne en 1982. Las, invoquant les contraintes de l’économie, les gouvernements de France et Espagne se firent les gérants zélés de l’économie capitaliste.

Et pourtant, la France de 1789, 1830, 1848 et 1936 aurait pu, en 1981, profiter de la crise aiguë du capitalisme… pour réaliser un modèle de société dans lequel le progrès sert au bien-être de l’homme et à son épanouissement. Au lieu de cela, la gauche laissa le chômage doubler. Mitterrand n’était pas Jaurès. L’occasion fut perdue et le néolibéralisme eut tout loisir pour se structurer.

A partir de la révolution thatchérienne et reaganienne, de nouvelles institutions ont émergé, de nouveaux acteurs se sont affirmés, de nouvelles règles se sont imposées. Pourtant, on n’a probablement pas encore pris toute la mesure de ces bouleversements. On continue à parler de crise comme si le capitalisme allait mal. Dans leur apparent cynisme, ils n’ont pourtant pas tort, ces responsables qui affirment que le chômae est le seul point noir d une économie euro !péenne fondamentalement saine. Cette opulion est d’ailleurs un lieu commun aux yeux de tous les analystes tinanciers. Pour eux - et leur point de vue est probablement le plus Important aujourd’hui -, tout en effet va bien.

Sauf si le chômage européen amenait des troubles sociaux incontrolables... ce dont on est encore loin.

Le capitalisme a accouché d’un nouveau mode de régulation. Les politiques néolibérales ont mis en place un ensemble cohérent d’institutions et de règles de politique économique qui permettent de garantir aux capitaux investis des taux de rentabilité historiquement remarquables, et cela depuis dlx ans.

Il ne redeviendra posslble d’envisager une croissance plus raplde et plus équilibrée, riche en « bons emplois » et compatible avec le fameux « modèle social européen » qu’à une condition : revenir résolument sur la libéralisation financière et l’« indépendance » des banques centrales.

Il n’y a là aucun catastrophisme, mais la lecon de quinze ans de néolibéralisme : la possibilité de déplacer les contraintes ne peut venir que d’une forte réaction du corps social, de troubles sociaux maieurs qui obligent à une reformulation globale , soit du régime de croissance, soit des fondements mêmes de l’organisation économique.

Il reste à souhaiter (et à favoriser) le réveil et la coordination à l’échelle européenne des forces sociales, qui ont intérêt à une réorientation radicale des politiques économique et de la construction européenne. La relance de la croissance, la réduction du temps de travail, la mise en place par l’Union d’un véritable budget européen et d’une politique d’investissements coordonnés, une régulation concertée des mouvemenls de capitaux, en seraient les fondements.

Thomas Coutrot
(Le Monde , 10 mai 1997).

En 1997, à moins de faire l’autruche, il faut bien reconnaître que le néolibéralisme domine la planète, provisoirement espérons-le. Par contre, les conquêtes sociales réalisées au cours de deux siècles de luttes souvent héroïques, pour l’essentiel, demeurent. Et c’est déjà une belle victoire, globalement “très positive”, même si le néocapitalisme s’ingénie à rogner les avantages acquis. Ce n’est donc pas le moment de baisser les bras, car il faut gagner la deuxième manche. Le néolibéralisme “triomphant” a son talon d’Achille, le chômage, avec son cortège explosif : drogues, délinquance, stress de l’exclusion, etc. Même des économistes peu suspects de gauchisme le reconnaissent : « Autant le capitalisme est créateur de richesses à court terme, autant il risque de devenir destructeur de valeurs sociales à long terme s’il n’est pas suffisamment encadré par les pouvoirs publics et concurrencé par d’autres valeurs sociales que celles de l’argent ». Dans un remarquable article, l’économiste T. Coutrot (voir encadré ci-contre) pose le problème et situe bien l’enjeu.

Heureusement, l’Histoire, contrairement à ce que certains ont voulu faire croire, n’est jamais finie. À un horizon prévisible, il n’y a pas de grand pays susceptible de faire naître des espoirs d’alternative comme cela avait été le cas en 1917 avec la Russie, en 1949 avec la Chine. Il ne reste donc que deux possibilités :

• une crise majeure du système capitaliste au niveau mondial, ayant peut-être son origine dans un pays “phare” (États-Unis, Japon, Allemagne, etc.), ou de graves troubles dans les mêmes pays, l’exclusion sous toutes ses formes ayant atteint son point de rupture. Notons qu’une crise du système pourrait générer des troubles, auquel cas les deux seraient “associés”, mais gare à la police et à l’armée.

• en attendant un éventuel krach capitaliste, la voie la plus sure : provoquer une prise de conscience des exploités et laissés pour compte. Il faut, avec les syndicats, créer une situation de force au niveau de la nouvelle donne socio-économique, comme ça a été le cas dans les pays qui s’industrialisaient, situation de force qui a permis toutes les avancées sociales. Car, nous ne le dirons jamais assez, rien n’a été octroyé, tout a été arraché.

Faute d’organisation de ces contre-pouvoirs, qui seuls permettraient de gagner la deuxième manche, une immense société duale mondiale, dont nous avons aujourd’hui partout des échantillons, s’instaure.

La France, avec à nouveau un gouvernement socialiste, un Premier Ministre qui semble avoir pris conscience de la trahison mitterrandienne, pourrait redevenir le phare qu’on espérait en 1981. La tâche n’est pas facile. Gouverner et être dans l’opposition sont deux choses différentes. Il sera très important de voir comment, lors des prochaines réunions tripartites —état, syndicats, patronat— sera résolue la question essentielle de la réduction du temps de travail. Le test sera pour nous décisif, car toute autre solution que celle du partage du temps de travail pour lutter contre le chômage serait vouée à l’échec. Bien entendu, le CNPF a préventivement marqué son désaccord.

 

Dans son dernier livre inachevé pour cause de mort, Demain le paradis, Barjavel, en 1975, écrivait : « Jamais depuis ses origines, l’espèce humaine ne s’est trouvée devant un choix à faire aussi net, devant d’aussi formidables possibilités d’essor ou de destruction. Le carrefour d’où partent ses deux routes est tout proche, déjà visible à l’œil nu. Plus que quelques pas… Quand l’an 2.000 nous absorbera, … ou bien nous aurons fait notre choix. Si celui-ci est bon, nous serons en train de marcher, danser, courir vers l’avenir fantastique… » L’an 2.000 c’est dans un peu plus de deux ans. C’est sans doute trop court, monsieur Barjavel.

André Prime.


1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - M. Albert, ibidem.


[1Y participaient, entre autres, J. Rueff et F. Von Hayek.

[2L’ouvrage capital de Keynes, La théorie générale, date de 1936.

[3Michel Albert dans Capitalisme contre capitalisme, Seuil, 1991.

[4Ibidem.

[5M. Albert y rattache pour l’essentiel le Japon.

[6La masse grandissante des chômeurs facilite la tâche.

[7Ce n’est pas “par miracle”, mais cela vaudrait un article.


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