Le plein emploi en question

Actualités
par  R. POQUET
Mise en ligne : 30 novembre 2010

Après avoir relevé une dizaine de questions auxquelles nos élus sont incapables de répondre, Roland Poquet aborde celle du plein emploi :

 Travail et emploi : deux espèces en voie d’extinction ?

Cette double interrogation n’est pas innocente. Elle nous oblige à distinguer (mais d’abord à rappeler et à préciser) ces deux réalités fondamentales qui parcourent nos économies modernes : le travail et l’emploi.

Le travail est un concept qui s’est forgé et n’a cessé d’évoluer au cours des siècles passés. Dans les sociétés primitives, le travail est une activité indispensable, destinée à satisfaire les besoins suffisants de chaque membre de la communauté, les produits de cette activité librement consentie étant répartis équitablement. Dans l’Antiquité, Platon faisait dépendre la liberté de la nécessité de se dégager complètement des contraintes matérielles : « le travail assujettit l’esprit à s’occuper de la matière ». La tradition judéo-chrétienne considère le travail comme une malédiction divine, consécutive à la transgression originelle, mais c’est en condamnant le repos et la jouissance et en affirmant que la grâce divine doit se mériter ici-bas par des œuvres concrètes que le protestantisme pose les fondements d’une éthique du travail. Pour Adam Smith (fin du 18éme siècle) la richesse d’une nation est essentiellement produite par le travail, la division du travail étant source de richesse et le travail, la source de la valeur. Depuis, le travail est devenu le principe de l’organisation sociale et, à ce titre, le moyen essentiel, voire unique, d’obtenir des revenus pour vivre, pour trouver et conserver sa place dans la société : il est considéré avant tout comme un facteur de production associé au capital et, par là-même, indispensable pour le développement de l’économie.

Ainsi la distinction qu’opérait la philosophe Hannah Arendt entre le travail, assujetti à la nécessité de satisfaire les besoins biologiques, et l’œuvre, forme de travail à travers laquelle l’homme s’humanise par la fabrication de biens durables, cette distinction s’abolit, l’œuvre étant résorbée par le travail. En fait, cette conception du travail est parvenue, en l’espace de deux siècles, à transformer la société tout entière en une société de travailleurs.

Si le travail est un concept dont nous venons de brosser l’évolution, l’emploi est un contrat que nous nous plaisons à redéfinir dans toute sa simplicité : j’offre ma force de travail contre un salaire qui me permet de subvenir à mes besoins ; si, pour des raisons diverses, cette offre est rejetée, je me retrouve sans revenu, je suis exclu de la société des travailleurs et, par conséquent, de la société tout court.

 

Ce rappel étant fait, nous avons à nous interroger sur la place présente du travail et de l’emploi.

Inutile de nous appesantir sur le bouleversement créé par l’irruption des techniques de l’information dont chacun mesure l’impact quotidiennement. Progressivement, au “travail matériel” se substitue le “travail immatériel”. Pour Alvin et Heidi Toffler, « la connaissance (ici entendue au sens large de manière à inclure les données, l’information, les images, les symboles, la culture, l’idéologie et les valeurs) est la ressource centrale de l’économie ». En conséquence, nous dit André Gorz, « le travail n’est plus mesurable selon des étalons et des normes préétablis … la crise de la mesure du travail entraîne inévitablement la crise de la valeur… l’économie de la connaissance contient une négation de l’économie capitaliste marchande ». À l’évidence, le travail a cessé d’être la principale force productive et les salaires ne constituent plus le principal coût de production. Plus que jamais, une bonne gestion économique se donne pour but de satisfaire le plus possible de besoins avec le moins possible de travail, de capital et de ressources physiques. Réalité redoutable qui nous entraîne bien loin des réflexions d’Adam Smith …

Autre mise en perspective : le travail lui-même est affecté par la crise de l’emploi. Alors qu’il devrait être fierté, satisfaction, création, beauté, il est angoisse du lendemain, dépression, harcèlement, suicides … Peut-on s’enthousiasmer pour une tâche (et en préserver la qualité) si on l’assume par nécessité et, qui plus est, sous forme d’un CDD ou d’un intérim ? Comment s’appliquer à suivre des sessions de formation si l’on a le sentiment qu’elles introduisent à un travail non choisi, à un travail marchandise ? Parvient-on à travailler efficacement si l’on sait qu’à terme, l’entreprise verra ses effectifs réduits, qu’elle sera délocalisée ou tout simplement fermée ?

 

L’injonction du Président de la République qui exhorte nos concitoyens à « travailler plus » a réactivé notre regard sur le travail, mais aussi sur l’emploi. La crise de 2008 n’a fait que renforcer le sentiment qu’un retour au plein emploi est devenu illusoire, à tel point que 41 % des Français n’y croient plus. La situation est particulièrement grave chez les jeunes de 15 à 24 ans pour qui le pourcentage de chômeurs s’élève à 25 % ! En deux ans (2007 et 2008) le chômage de longue durée dans cette catégorie d’âge a explosé de 72.000 nouveaux arrivants. « Travaillez plus ! » diront les illusionnistes.

La vérité, la voici : la France est, parmi les pays les plus avancés économiquement, celui qui connaît la durée hebdomadaire du travail la plus élevée, tous emplois confondus (temps plein, temps partiel, intérim) : 36,5 heures (35,1 en Grande-Bretagne, 34,6 en Allemagne, 33, 7 aux États-Unis et 29,5 aux Pays-Bas).

La récente aggravation du chômage est, certes, liée à la crise de 2008, mais la crise profonde de l’économie, survenue dans les années 70, est la cause première de la dégradation de l’emploi.

Si le retour au plein emploi est impossible, pourquoi cet acharnement à masquer la réalité ? Plusieurs raisons à cela.

Raison psychologique : ne pas détruire l’espoir chez les exclus de trouver ou de retrouver un emploi.

Raison économique : amener ces mêmes exclus à se contenter à vie des miettes du repas. Raison politique : laisser croire que nos représentants sont en mesure de favoriser le retour du plein emploi.

Au regard de cette réalité, la tentation serait grande d’affirmer que travail et emploi sont en voie d’extinction. Nous n’irons pas jusqu’à cette extrémité. Cependant comment rendre au travail toute sa noblesse et à l’emploi toutes ses capacités ?

Il nous faudra, au préalable, faire un détour par la brûlante question des revenus.


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