Le retour du SPD

LE "MODÈLE ALLEMAND"
par  J.-P. MON
Publication : janvier 2014
Mise en ligne : 1er mai 2014

La fondation de l’Union européenne, puis les traités qui lient ses États-membres, doivent déjà beaucoup à la volonté des dirigeants allemands d’imposer leur politique. Or celle-ci est très largement présentée, tant par nos gouvernants que par les grands médias, comme le “modèle” à suivre.

Pour comprendre ce que cette politique signifie, Jean-Pierre Mon a cherché à savoir quelle est cette social-démocratie tant vantée, d’où elle vient, dans quel sens elle a évolué au cours de l’histoire récente :

 Tristes anniversaires

Outre les élections législatives de septembre, l’année 2013 devait être marquée, en Allemagne, par de grands événements pour le Parti Social Démocrate (SPD) : au printemps, le 150ème anniversaire de sa création, puis celui de la mort d’August Bebel [1], un de ses créateurs, et enfin le centenaire de la naissance de Willy Brand, un des hommes politiques les plus marquants de l’Allemagne d’après 1945.

Pourtant, l’ambiance n’était guère joyeuse, car à trois mois des élections, le parti continuait à stagner dans les intentions de votes. Son candidat à la Chancellerie, Peer Steinbrück, n’enthousiasmait guère les électeurs. Qui plus est, la révélation par les médias de sa profonde aversion, réciproque, avec le président du parti, Sigmar Gabriel, n’était pas faite pour réchauffer l’atmosphère. Une opinion très répandue en Allemagne est que le SPD est un parti sans charisme, dirigé par une équipe de technocrates et dont les principaux “idéologues” chargés d’apporter de nouvelles idées sont Helmut Schmidt (94 ans) et Erhard Eppler (86 ans)… Pas étonnant donc qu’un journaliste comme Jakob Augstein écrive : « un social-démocrate a de nombreuses raisons d’être fier du SPD mais la plupart de ces raisons appartiennent au passé. Son présent est déprimant » [2], ou qu’un politologue, Albrecht von Lucke, enfonce le clou : « Le parti n’est plus que l’ombre de lui-même. Son passé est plus grand que son présent » [3].

Pour essayer de remonter un peu le moral de ses troupes, l’ancien et tout nouveau ministre des affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier [4], écrivit un long article à la gloire de la social démocratie allemande dans un numéro spécial de Vorwärtz [5], le journal du SPD.

Mais quelle que soit l’ambiance régnant, la fête était programmée de longue date, il fallait bien commémorer tous ces anniversaires. Pensez donc, même la Chancelière, Angela Merkel, avait annoncé sa venue ! On ne pouvait pas reculer. Dans la revue électronique espagnole Sinpermisso [6], le journaliste Angel Ferrero fait une description pittoresque de “l’événement” : « le 23 mai les sociaux démocrates allemands laissèrent leurs couteaux au vestiaire, montèrent dans leurs BMW et mirent le cap sur Leipzig où, dans le grand auditorium du Gewandhaus, les attendaient les délégués des partis sociaux-démocrates de 80 pays. L’orateur vedette en fut le Français, le Président François Hollande, considéré jusqu’alors comme l’un des plus grands espoirs de la social-démocratie. Il y prononça sa propre oraison funèbre d’homme politique en faisant l’éloge de « la capacité des sociaux-démocrates allemands à faire des compromis et à affronter la réalité », dont l’exemple le plus marquant qu’il donna était, selon lui, l’Agenda 2010 de Schröder ! Ensuite, le candidat du parti, Peer Steinbrück, tenta d’éclairer d’un sourire sa triste figure et découpa le gâteau d’anniversaire. Puis, bière, bratwurtz, quatre photos, quatre autographes et retour à la maison. »

Trois jours après, les sondages montraient que, s’il voulait entrer dans le gouvernement, le SPD devrait négocier, avec l’Union Chrétienne Démocrate (la CDU), une grande coalition dans laquelle il serait minoritaire. Minoritaire certes, mais qu’importe car l’essentiel pour lui c’est d’être au pouvoir, comme l’avait dit, il y a quelques années, un de ses anciens présidents, Franz Müntefering, en ces termes : « Etre dans l’opposition, c’est la merde, mais ce que nous voulons, c’est gouverner » [7].

On voit que le SPD est resté fidèle à ses principes…

 L’agenda 2010 et l’aggravation de la crise

Selon Von Lucke, « la véritable cause de la crise apparaît clairement lors des 15 dernières années, c’est-à-dire dans une période qui occupe le dixième de la longue histoire du SPD. C’est pendant cette période (l’ère Schröder) que le SPD a perdu son fil rouge, sa mission historique : la lutte pour l’émancipation et la justice sociale. Avec Schröder, le parti s’est laissé emporter par la mode néolibérale dont il a été finalement la proie. Notons aussi que depuis dix ans la direction du SPD ne propose plus de réduire des inégalités déjà dramatiques. Comble du cynisme, c’est le ministre de l’économie du gouvernement Schröder, Wolfgang Clement, qui a mis en œuvre son concept “d’inégalité productive”, c’est-à-dire tout le contraire d’une réduction des inégalités […] L’histoire de la social-démocratie doit donc s’interpréter comme l’histoire du démontage continu de l’utopie. Avec l’ère Schröder ce processus est arrivé à sa fin » [3].

En effet, en 2003, peu après son élection, le Chancelier Schröder proclamait à la tribune du Bundestag sa volonté de « réduire les aides de l’État » et celle d’exiger de chacun « qu’il donne plus et se prenne plus en charge ». Il précisait : « Toutes les forces de la société devront participer : les entrepreneurs et les travailleurs, les indépendants et aussi les retraités. Nous allons devoir fournir un formidable effort collectif pour atteindre notre objectif ».

Pour y parvenir, il détaillait un plan connu sous le nom d’Agenda 2010, concocté par le directeur du personnel de Wolkswagen, Peter Hartz [8]. Nous en avons plusieurs fois parlé dans La Grande Relève [9]. Rappelons quelques unes de ses mesures : allègement de la part patronale sur les cotisations maladie, assouplissement de la protection contre le licenciement pour les PME, baisse des taux d’imposition plancher (de 16% à 15%) et plafond (de 45% à 42%), création des mini-jobs (à 400 euros par mois pour 15 heures hebdomadaires), libéralisation de l’intérim, fusion de l’allocation chômage longue durée et de l’aide sociale, réforme de l’Agence fédérale pour l’emploi, aides à la création de micro-entreprises, introduction d’un facteur de “développement durable” pour freiner la progression des cotisations retraite, introduction et augmentation du ticket modérateur pour les visites médicales et séjours à l’hôpital…

Toutes ces dispositions ne pouvaient que ravir la droite et le patronat ; à tel point qu’après l’avoir emporté sur Schröder aux élections de 2005, lors de sa première déclaration de politique générale, Angela Merkel déclarait : « Je voudrais remercier personnellement le chancelier Schröder d’avoir, grâce à son Agenda 2010, ouvert la porte avec courage et détermination » et qu’en 2008, au début du second mandat Merkel, le patronat suppliait le gouvernement de ne pas revenir sur les « réformes importantes et justes » de l’Agenda 2010.

Mais aujourd’hui, dix ans plus tard, avec l’explosion du nombre des emplois à bas salaires (1 salarié sur 4), avec un recours accru au travail temporaire et intérimaire, avec le renforcement de la modération salariale [10] , … le tout se traduisant par un fort développement de la précarité, les Allemands se demandent, si, malgré la compétitivité retrouvée, ces “réformes” économiques, ont vraiment été un succès. Pour l’économiste allemand Gustav Horn, président de l’Institut de recherches macroéconomiques et conjoncturelles « l’agenda 2010 ne suffit pas à lui seul à expliquer le miracle de l’emploi dont la progression est plutôt à mettre sur le compte d’une bonne conjoncture et de la flexibilité du temps de travail ». Il ajoute : « Pour comprendre le succès allemand, il faut aussi se tourner vers des éléments plus structurels : la spécialisation ancienne des entreprises allemandes sur les secteurs des machines-outils, de la chimie ou l’automobile, le tout en version haut de gamme. Autant de produits dont raffolent actuellement les pays émergents, comme la Chine et le Brésil, en plein essor industriel » [11].

Passe encore que le SPD laisse une mauvaise image aux Allemands, mais ce qui est beaucoup plus grave c’est qu’il ait fait plonger avec lui tous les partis sociaux-démocrates dans une profonde crise d’identité.

Un de ses récents coups bas est la création, à son instigation, de l’Alliance Progressiste. Car le but, non avoué, de cette création, est de supplanter la vieille l’Internationale Socialiste (IS), soi-disant discréditée par la présence en son sein du Mouvement Populaire de Libération de l’Angola (MPLA) et du Front Sandiniste de Libération Nationale (FSLN), présences qui ont fourni à Sigmar Gabriel un bon prétexte [12] pour diviser par 20 la contribution annuelle allemande (réduite à environ 6.000 euros) et pour limiter désormais la participation du SPD à un rôle d’observateur.

 Bref historique

Pour être plus complet sur les “trahisons“ du SPD, il faut remonter au XIXéme siècle, à la fondation même du parti.

Le 22 mai 1875, deux partis allemands, se référant tous deux au socialisme, et qui veulent s’unir pour tenir tête au chancelier allemand Bismark, organisent un congrès commun dans la petite ville de Gotha (Thuringe). Ce sont l’Association Générale des Travailleurs (ADAV en allemand), le plus ancien mouvement socialiste ouvrier d’Europe, fondé par Ferdinand Lassalle1 à Leipzig en 1863, et le Parti Ouvrier Social Démocrate (SDAP) d’inspiration marxiste, créé en 1869 à Eisenach par Auguste Bebel et Wilhelm Liebknecht1. L’ADAV arrive en force au congrès, avec 73 délégués, alors que le SDAP n’en a que 56. Qui plus est, le SDAP n’a plus à Gotha le soutien de Karl Marx, exilé à Londres. Liebknecht accepte cependant la fusion des deux partis en faisant de grandes concessions aux thèses de Lassalle.

C’est la fusion de ces deux partis, lors de ce congrès, qui donne officiellement naissance au SPD.

Son programme (dit programme de Gotha) marque un fort recul par rapport aux thèses de Marx, qui ne manque pas d’en faire une vive critique. Selon le politologue et ancien membre du SPD, Georg Fülberth c’est la raison qui pousse les dirigeants et les historiens du SPD à faire remonter à 1863, c’est-à-dire à la création de l’ADAV, et non pas à 1875 ou à 1869 la fondation de leur parti [13] .

C’est ainsi que le SPD sera désormais un parti réformiste, avec un faux bulletin de naissance marxiste !

Adopté en 1925, le programme d’Heidelberg, d’inspiration révolutionnaire, était toujours en vigueur en 1959. Mais comme il semblait peu adapté aux nouvelles conditions géopolitiques, le SPD tînt un congrès extraordinaire à Bad Godesberg, au cours duquel il adopta, à une large majorité, un programme en rupture avec les programmes antérieurs. Ce parti y abandonnait officiellement les idées d’inspiration marxistes, dénonçait le communisme, introduisait des références à l’éthique chrétienne, rejetait l’anticléricalisme, reconnaissait l’économie de marché c’est-à-dire la libre concurrence et la libre initiative de l’entrepreneur, et écartait toute idée de nationalisation…

Les portes étaient grand ouvertes au capitalisme !

Et aujourd’hui ?

On se rappelle les éloges dithyrambiques des médias qui ont suivi l’annonce des résultats des élections législatives de septembre 2013.

Comme on s’y attendait, la parti de la Chancelière Angela Merkel, la CDU, était arrivé largement en tête avec 41,5% des voix, mais malgré l’apport des voix de son indéfectible allié bavarois, l’Union Chrétienne Sociale (la CSU). Merkel ne pouvait pas obtenir la majorité absolue au Parlement, le Bundestag. Qui plus est, le Parti Libéral Démocrate (FDP), membre de la coalition gouvernementale sortante, ne pouvait plus y être représenté parce qu’il n’avait pas réussi à réunir les 5% des voix nécessaires. Les Verts n’obtenaient que 8,3% des suffrages, au lieu des 10,7% qu’ils avaient en 2009, la gauche “radicale”, Die Linke, reculait à 8,3 (contre 11,9% en 2009) et le parti anti-euro, Alternative pour l’Allemagne (AfD), n’avait que 4,7% des suffrages.

Ayant longuement, et vainement, négocié avec les Verts (considérés comme trop à gauche), Angela Merkel, sauf à revenir devant les électeurs, n’avait plus le choix : elle ne pouvait que négocier avec son principal adversaire, le SPD, qui avait obtenu un peu plus de 25% des voix.

L’Allemagne allait donc une nouvelle fois, comme sous Schröder, être dirigée par une “grande coalition”.

Les négociations entre CDU-CSU et SPD s’engagèrent le 23 octobre et s’achevèrent fin novembre. Ce qui a permis aux adhérents du SPD, comme le souhaitait la direction du parti, de disposer de deux semaines pour se prononcer par courrier sur le contenu des accords proposés : 75 ,96% des adhérents les ont approuvés, (la participation a été de 77,86%). Un triomphe pour la direction du SPD qui venait de subir sa troisième défaite consécutive face à Angela Merkel.

Entre les douze groupes de travail chargés d’élaborer le programme du futur gouvernement, la discussion fut rude.

L’accord conclu comporte quelque 170 pages. Le SPD a fini par arracher la mesure la plus conflictuelle : l’instauration d’un salaire minimum.

Mais en ce qui concerne l’Europe, il a abandonné toute perspective de mutualisation de la dette.

Il a obtenu la possibilité d’accorder la double nationalité aux enfants d’immigrés et la possibilité pour les salariés qui ont travaillé 45 ans de prendre leur retraite à 63 ans.

Pour sa part, la CSU a fait passer son projet de faire payer, dès 2014, un droit de péage aux automobilistes étrangers empruntant les autoroutes allemandes…

En ce qui concerne la composition du gouvernement, le SPD a obtenu 6 grands ministères sur 14. Son président, Sigmar Gabriel, sera vice-chancelier et il a obtenu le ministère de l’économie et de l’énergie, poste qu’il avait déjà occupé dans le premier gouvernement Merkel (2005-2009). Il devra en particulier s’occuper du « principal chantier du gouvernement », celui de la sortie du nucléaire civil d’ici 2020. Mais il ne fait aucun doute que l’Allemagne continuera à utiliser son charbon qui fait vivre des milliers de personnes en Rhénanie-du nord-Westphalie (bastion de la social-démocratie allemande).

Mais quid de la réduction des émissions de gaz à effet de serre ?

Finalement, le SPD reste fidèle à sa doctrine : « ce que nous voulons, c’est gouverner » [7].

Pour la suite, on verra…

Mais, signe inquiétant : à l’occasion du dixième anniversaire de l‘Agenda 2010, la direction du parti, par la bouche même de son président, orchestre le retour en grâce de Gerhard Schröder, pourtant jugé responsable de l’appauvrissement de millions d’Allemands et de la désaffection d’une bonne partie de l’électorat social-démocrate…


[1On trouvera plus loin un résumé biographique concernant August Bebel, F. Lassalle et W. Liebknecht, qui sont à l’origine du SPD.

[2Keine Linken, nirgend !, Jakob Augstein, Der Spiegel, 20/05/2013.

[315 Jahre von 150 : Die Misere der SPD, Albert von Lucke, Blätter für deutsche und internationale Politik, avril 2013.

[4Ministre des affaires étrangères de 2005 à 2009 dans le premier gouvernement Merkel, Frank-Walter Steinmeier, vient de retrouver le même poste dans la nouvelle “grande coalition”.

[5Vorwärts, numéro spécial sur les 150 ans du SPD, 28/05/2013, p. 90

[6www.sinpermiso.info, 23 juin 2013.

[7Opposition ist Mist, Franz Müntefering, DieWelt, 21/03/2004.

[8Il a démissionné le 10 juillet 2005 à la suite d’une affaire de corruption.

[9Voir , par exemple, Non à la société de marchandises !, dans GR 1049, p. 5 et Chiffres terribles dans le fil des jours de GR 1052, p. 2.

[10L’Allemagne a connu entre 2001 et 2011 la plus faible progression salariale de toute l’Union européenne.

[11Schnee Thomas, correspondant à Berlin de L’Express, 14/03/2013.

[12Gabriel était bien moins gêné lorsque l’IS comptait parmi ses membres le Parti National Démocratique (PND) d’Hosni Moubarak ou le Parti Constitutionnel Démocratique de Ben Ali…

[13Gerechtigkeit für die SPD, par Georg Fülberth, Junge Welt, 23/05/2013.


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