Le salaire n’est que l’esclavage prolongé

Une page d’anthologie
par  J. DUBOIN
Mise en ligne : 2 avril 2006

Le texte suivant est la reproduction de la lettre ouverte intitulée Réflexions d’un Français moyen, N° 127, publiée en février 1969 :

Chateaubriand l’a dit, bien qu’il fut loin d’être un économiste. Or, il avait raison, car il est facile de prouver que sa formule est vraie.

On prétend que la guerre est aussi ancienne que la culture humaine, et que l’esclavage est aussi ancien que la guerre. Ce n’est pas tout à fait vrai, l’orgueilleux guerrier ayant pris d’abord l’habitude d’immoler le vaincu. C’est lorsqu’il considéra le travail comme déshonorant, qu’il fit du vaincu son esclave afin qu’il travaille pour lui. Sous cet angle, l’esclavage fut un tout petit progrès...

Il n’en reste pas moins que l’homme, pendant des millénaires, fut considéré comme la propriété d’un autre homme. Si l’esclave a des enfants, ils appartiennent à son maître, comme les veaux appartiennent au propriétaire de la vache. L’esclave n’est donc plus un être humain mais une chose, et cela à toutes les époques, chez tous les peuples, et sous tous les gouvernements.

Dès les premiers jours de la république, on amenait à Rome pour y vendre comme esclaves, non seulement les prisonniers de guerre, mais encore la jeunesse des différents pays subjugués par Rome. Hommes, femmes, enfants étaient exposés sur un marché, où on les faisait courir, sauter, comme des bêtes. On les palpait comme on palpe poulets, oies, dindes. Déguisés en gladiateurs, on les enfermait dans un cirque en compagnie de bêtes fauves. Comme l’a remarqué Voltaire, les Évangiles ne mettent dans la bouche du Christ aucune parole condamnant l’esclavage. Il n’en est rien dit dans le Nouveau Testament, ni dans les écrits des apôtres, ni dans ceux des pères de l’Église. Les esclaves constituaient vraiment une seconde espèce humaine. Quand les esclaves se révoltent sous les ordres de Spartacus, les légions les écrasent.

L’esclavage fut long à disparaître. Qui n’a pas entendu parler de la “Traite des Noirs” qui s’organisa peu de temps après la découverte de l’Amérique ? L’Antiquité n’a fourni aucun exemple d’un esclavage aussi abominable. Quand les premiers Européens eurent éliminé ou parqué les Indiens dont l’Amérique du Nord était peuplée, ils eurent besoin de main-d’œuvre. Or, presqu’au même moment, les Portugais s’emparaient de la côte occidentale d’Afrique. Ils s’empressèrent de faire main-basse sur tous les Noirs qu’ils rencontraient et les expédiaient comme du bétail outre Atlantique. Les descendants de ces malheureux constituent aujourd’hui le péril noir, aussi dangereux pour les États-Unis que le problème des jeunes.

Comment les esclaves se sont-ils transformés en prolétaires ? L’évolution fut lente, la voici résumée : Rappelons d’abord que Servius Tullius, sixième roi de Rome (578-535 avant Jésus-Christ) divisa les Romains en six classes selon l’importance de leur revenu. Il appela “prolétaires” les citoyens qui composaient la dernière classe, donc la plus nombreuse et la plus pauvre. On ne trouvait au-dessous que la multitude des esclaves. Or, les esclaves finirent par s’élever à la dignité de prolétaires. Il vint en effet un moment où l’antique constitution romaine rompit ses liens de fer. L’esclavage se mua en servage, ce qui signifie que l’esclave fut attaché à la glèbe et devint “colon” ; il fait désormais partie du fonds de terre sur lequel il travaille. Si donc on vend le fonds de terre, on vend par la même occasion le colon. Or, le servage fut introduit en occident par la conquête des légions.

Il est sûr que le christianisme joua un rôle dans cette transformation, et même l’invasion des Barbares, ce qui étonnera peut-être le lecteur. Mais qu’il se rappelle que les Grecs et les Romains appelaient Barbares toutes les nations étrangères. Et que pour les Grecs, les Romains étaient, eux aussi, des Barbares. N’en rougissons pas, Guizot et Michelet ayant prouvé qu’ils apportaient, du fond de leurs forêts, presque tous les éléments de la société moderne...

En définitive, l’élément décisif de la transformation de l’esclavage en prolétariat est indiscutablement le progrès qu’accomplirent les techniques de la production des richesses. Jusqu’alors l’humanité n’avait disposé que de pauvres outils bien rudimentaires, lorsqu’un fait social, inconnu de toute l’Antiquité, surgit brusquement. Faute d’un terme plus expressif pour le définir, disons que ce fut l’embryon de l’industrie... Dès lors, les événements se précipitent : les communes s’affranchissent, les corporations d’arts et métiers, les jurandes et les maîtrises apparaissent, et, petit à petit, presque insensiblement, le serf fait la conquête de la liberté !

Le régime féodal se disloquera trois siècles plus tard, du fait encore de nouveaux progrès techniques. Alors naquit le prolétariat moderne, la classe la plus nombreuse et la plus pauvre...

Le prolétaire est égal en droits à tous les autres citoyens, mais... à la différence des autres citoyens, il n’est plus du tout sùr d’avoir tous les jours du pain. Du fait de sa naissance, il ne possède ni la propriété d’un fonds de terre, ni d’un capital quelconque capable d’assurer son existence et celle des siens. Il n’a pour vivre que son salaire ! C’est ce salaire qui doit satisfaire ses besoins et ceux de sa famille. Tout lien avec les classes riches a disparu. En revanche, il est indépendant... grand bien lui fasse !

Il est indépendant à condition de vendre le travail de ses bras ou de son cerveau. À qui ? À celui qui a besoin du travail de ces bras ou de ce cerveau. Et qui peut en avoir besoin ? Celui auquel ces bras ou ce cerveau permettront de gagner de l’argent ! Est-il admissible qu’un homme du XXème siècle ne puisse vivre qu’à condition d’en enrichir un autre ? Quels que soient sa bonne volonté, sa moralité, son dévouement, cet autre le congédiera dès qu’il lui coûtera plus qu’il ne lui rapporte, ou dès qu’une machine le remplacera avantageusement.

En sorte que le salarié n’est qu’un élément du prix de revient de son employeur.

Que devient le prolétaire licencié ? L’employeur n’en a cure, ce n’est pas son affaire. Ajoutons que s’il en faisait son affaire, il se ruinerait infailliblement... C’est notre système économique qui le veut.

Après des années d’un dur combat, les prolétaires obtinrent finalement une allocation de chômage, mais inférieure au salaire qu’ils perdent, en attendant de retrouver le patron qui gagnera de l’argent en achetant le travail de leurs bras ou de leur cerveau...

De tout cela, concluons que nous vivons encore dans une caricature de civilisation, car, dans les rapports humains qu’exige la production moderne, le prolétariat est aussi désuet que le seraient l’esclavage ou la servitude féodale.

Tant que la société portera dans ses flancs des millions d’hommes auxquels les institutions promettent une égalité de droits qu’elle ne leur donne pas, son existence sera aussi précaire que celle du prolétaire. Oui, vive la liberté ! Tout le monde est d’accord ! Mais peut-elle exister dans une société où le sort du plus grand nombre dépend de l’enrichissement du plus petit nombre ?


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