Le salariat : des chaînes à abattre

Réflexions
par  F. CHATEL
Publication : mars 2015
Mise en ligne : 7 juin 2015

C’est la dignité de tout être humain que défend ici François Chatel : s’il prône l’abolition du salariat c’est parce qu’il estime que lorsqu’un être humain consacre une partie de son temps à la société dont il est membre, ce geste ne doit résulter ni d’un chantage, ni d’un marché.

L’accès à la consommation, pour la majorité de la population, repose sur le salaire. Le chômage est ainsi une menace permanente qui pèse sur les employés et permet aux employeurs de maîtriser les revendications et de maintenir un état de peur pour faire accepter les régressions sociales qu’ils souhaitent. En prétendant que la croissance est l’unique moyen de créer des emplois, économistes et gouvernants ont beau jeu d’affirmer que le manque de croissance autorise contrats précaires et sous-payés, à l’instar de ces nouveaux emplois de serviteurs, en vogue en Allemagne et dans les pays anglo-saxons… Face à cette menace sur les moyens d’existence, face aux conséquences désastreuses du chômage sur l’individu, donc sur la vie sociale, face à la concurrence du travail à bas coûts et de la robotisation, n’est-il pas urgent de comprendre que le salaire n’est pas le bon moyen de distribuer les revenus qui permettent de vivre ? Il est temps d’interroger sa légitimité et de chercher comment le remplacer pour se libérer enfin des abus qu’il entraîne.

 Chantage, quand tu nous tiens !

Le salaire a toujours été l’objet d’un chantage, mais il s’est peu à peu banalisé, au point qu’il est aujourd’hui accepté comme un concept naturel. Or, comme le rappelle l’économiste Philippe Villemus, « bien que très ancien dans l’histoire du travail de l’homme, le salariat ne s’est vraiment développé qu’à partir de la fin du XVIII siècle, avec la naissance du capitalisme industriel ».

Par définition, il s’agit d’un échange, celui d’une prestation contre une rémunération… sous lien de subordination juridique de l’employé à son employeur. L’horrible sentence « Tu gagneras ta vie à la sueur de ton front » impose à toute personne démunie de capital, l’obligation de vendre sa force de travail à un capitaliste qui, en vendant le produit, récolte un profit qui augmente son propre capital. Cette exploitation est humainement inacceptable, car n’avoir le choix qu’entre travailler pour un patron ou mourir de faim est un odieux chantage. C’est une relation d’asservissement, une aliénation instituée dans l’intérêt des possédants.

Selon les tenants du capitalisme, ce chantage rendrait service aux exploités puisque sans lui la population serait livrée aux vices et exactions “propres à l’être humain”. Or la “nature” humaine n’est ni bonne ni méchante, l’homme est façonné par la société. La notion occidentale de sa nature cupide et égoïste est donc perverse : elle tente de justifier l’exploitation de l’homme par l’homme. Il est plus aisé de maintenir ce chantage et ce mépris des qualités humaines que de réunir les conditions sociales qui permettraient à chacun de choisir librement ses activités.

Or, nous savons aujourd’hui que la solution la mieux appropriée pour que tous les membres d’une société, même faite d’égoïstes, soient gagnants, est la coopération et non pas la rivalité. C’est une erreur d’ignorer la propension de l’être humain à se montrer coopératif et à donner de sa personne pour des causes justes. Une société qui le nie prouve sa perversion, et dévoile son stratagème pour assurer l’enrichissement, donc la domination, d’une classe sociale. Le conditionnement est même devenu tel que le salarié a parfois le sentiment d’être redevable, comme si le salaire qui lui donne accès à la consommation provenait d’un équilibre judicieux et louable entre les lois émises par les gouvernements et l’intérêt égoïste des investisseurs.

Mais le travail humain étant de moins en moins indispensable à leur enrichissement, les possédants veulent maintenant modifier le code du travail, réduire les salaires, etc. À quel niveau d’avilissement va mener l’acceptation passive de ces mesures antisociales qui n’ont d’autre fin que maintenir la rentabilité de l’emploi… pour les employeurs ?

 La vie traitée comme un objet

Le salariat est donc une soumission dégradante à un tel chantage. Mais sa perversion devient encore plus flagrante quand on se penche sur son contenu. La monnaie étant l’étalon utilisé pour établir le prix d’une marchandise, le salaire, prix d’un travail, compare donc un temps de vie humaine à un objet vendu sur le marché. Comment a-t-on pu imaginer que la valeur de la vie humaine pouvait être mesurée à l’aide d’un étalon servant aussi à établir la valeur des objets, et même si cet étalon était encore fait de métal précieux comme l’or ? Le temps de la vie peut-il avoir une valeur mesurable, donc comparable à celle d’un objet ? Comment ceux qui subissent cette injure, couramment depuis un peu plus de deux siècles, peuvent-ils rester sans réaction d’indignation ? Comment peut-on décider que le temps de vie d’un individu vaut plus ou moins que celui d’un autre ?

Un tel manque de respect de la vie humaine suffit à condamner le salariat par quiconque n’a pas une tendance masochiste. C’est abominable.

Or le salaire est toujours inférieur à la valeur de la marchandise produite, la différence est la plus-value, c’est-à-dire la base de l’accumulation du capital. Le comble est donc, comme l’a bien démontré Marx, que les propriétaires des moyens de production se permettent ainsi de s’accaparer gratuitement une part de travail fourni par leurs employés. Peut-on admettre que la fraction de vie humaine qui est nécessaire à la production d’une marchandise ait moins de valeur que celle-ci ?

 Profit et concurrence

L’économie orthodoxe justifie le profit comme la part de mérite de l’entrepreneur, la récompense de sa prise de risque en engageant son capital au sein du marché. Ainsi sa “réussite”, mesurée par son profit, prouve la bonne santé de son entreprise. Et c’est cette réussite qui lui permet de continuer, donc de garder ses employés. Comment admettre que l’existence des gens soit ainsi à la merci de la recherche de profit par quelques personnes qui détiennent un capital à faire valoir ? Ou qui ont eu la chance de pouvoir puiser correctement dans le patrimoine culturel de l’humanité pour en tirer une source de profit. Quelle grossièreté proférée à l’adresse du temps de vie quand sa valeur est rendue fluctuante en fonction de l’offre et de la demande sur le marché du travail ! Quelle loi absurde plonge une masse de gens dans la précarité à côté, ou au service, d’autres qui vivent dans le luxe alors qu’une abondance frugale [1] est réalisable ! Quelle perversité que cette concurrence organisée entre les travailleurs pour favoriser les bas salaires ! Quelle ignominie, cette concurrence entre les travailleurs et les machines, cette course à la productivité avec pour seul arbitre l’intérêt des possédants ! La véritable destinée de la machine ne devrait-elle pas être de libérer l’humain des tâches ingrates, de lui permettre de s’adonner librement à d’autres activités ?

 L’esclavage salarié

En soulignant que « les travailleurs peuvent parfois refuser de travailler pour un employeur spécifique, sans être (légalement) sujet à un châtiment corporel », Karl Marx avait identifié une différence clé entre l’esclavage salarié et l’esclavage tout court. Mais aujourd’hui, « refuser de travailler pour un employeur spécifique » condamne à la misère, puisque cette décision coupe en général l’accès aux allocations de chômage. Une quelconque liberté n’est donc plus garantie par rapport à l’esclavage. Certes, le « châtiment corporel » a été supprimé, mais que dire du châtiment qui attend la personne privée de salaire et d’allocation ? Même quand il n’avait pas de travail à lui donner, un “maître” devait continuer à loger et nourrir ses esclaves. Ce n’est plus le cas avec un salarié, il peut être licencié. Le travail salarié aujourd’hui est donc un nouvel esclavage. Son abolition est une impérieuse nécessité en raison de l’exploitation qu’il représente, de l’injure qu’il est pour notre temps de vie et de sa caducité à distribuer des revenus. Dans son Discours sur la servitude volontaire, Étienne de La Boétie estimait que si cette servitude perdure, s’il existe des maîtres, c’est parce que les esclaves ont choisi de demeurer esclaves et non pas parce qu’il existe des maîtres.

 La vie sans valeur donne de la valeur à la vie

La vie, par sa brièveté individuelle et sa rareté dans le cosmos, possède une valeur inestimable : selon une opinion laïque, celle de Nietzsche par exemple, « la valeur de la vie ne saurait être évaluée », ou selon une opinion religieuse, celle du Talmud par exemple, « la valeur de toute vie humaine est absolue et non relative ».

Donc, quand nous offrons une part de celle-ci à quelqu’un, nous lui faisons un cadeau dénué de valeur mesurable. Ceux qui prétendent lui affecter un prix sont donc des imposteurs ou des escrocs cherchant à tirer profit d’une telle infamie. Il faut cesser de confondre le domaine de l’être avec celui de l’avoir. La part d’intervention humaine ne peut pas être comptabilisée dans le prix d’un objet car pour le réaliser, une personne offre un peu de son ”temps d’être”, ce qui est dénué de tout lien avec le ”domaine de l’avoir”. Elle donne du temps de sa vie pour cette activité reconnue utile par la société, et la société peut et doit lui donner les moyens d’exercer cette activité. C’est-à-dire les moyens de se gratifier, de faire reconnaître ses propres compétences par l’attribution de responsabilités dans la hiérarchie des fonctions, d’être acteur de la démocratie, d’organiser sa vie comme elle le désire, dans le “domaine de l’être”. Dans le domaine de l’avoir, c’est la garantie d’un revenu universel, égalitaire, distribué de la naissance à la mort, qui peut assurer l’accès au patrimoine et aux biens de consommation disponibles.

« C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail et cette société ne sait plus rien des activités hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. »

Hannah Arendt

 Le revenu universel garanti

Autrefois, l’aristocratie était devenue un obstacle à l’évolution de la société des Lumières. De nos jours, la bourgeoisie possédante est de même devenue un danger qui s’oppose à l’évolution de l’humanité et au maintien d’un environnement en bon état. Le salaire n’est plus désormais le moyen approprié pour distribuer, à tous, les revenus indispensables à leurs moyens d’existence, il n’est pas seulement une infamie, il est devenu inutile parce qu’il est incapable de remplir ce rôle !

On entend enfin, d’un peu partout, des voix qui s’élevent pour proposer un revenu universel garanti. Sous des formes diverses, mini, maxi, échelonné, dans des rapports variables, complémentaire, égalitaire, etc.

Mais beaucoup semblent ignorer que cela fait plusieurs décennies que notre GR s’ingénie à le préconiser : ce revenu “social“ s’inscrit dans notre grand projet d’économie distributive ! Voilà, en effet, plus de trois quarts de siècle que la GR invite à débattre sur sa forme et sur son contenu, en montrant la nécessité, pour rendre possible son financement, de changer les fonctions de la monnaie de façon à rendre la spéculation impossible !

Il n’est plus temps de tergiverser, il s’agit désormais d’agir. Alors faisons un grand feu de tous les bulletins de salaire, ce sera un feu libérateur pour préserver notre dignité en assurant nos moyens d’existence.


[1telle que la définit Jean-Baptiste de Foucauld dans L’abondance frugale. Pour une nouvelle solidarité, Ed. Odile Jacob, 2010


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