Le scandale du financement des collectivités locales


par  M.-L. DUBOIN
Publication : août 2013
Mise en ligne : 11 novembre 2013

En donnant plus d’autonomie aux régions, la décentralisation a été présentée comme un progrès vers plus de démocratie. Ce n’était, hélas, qu’un leurre. Car ce désengagement de l’État s’est accompagné d’un changement radical dans le mode de financement des services publics locaux. Et les acteurs de ces derniers (ils sont 55.000 en France), ainsi que toutes les associations qui participent à des missions de service public, sont en train de s’apercevoir qu’ils ont ainsi été placés entre les griffes des banques, et que celles-ci les ont magistralement roulés.

Et, jusqu’ici, impunément…

Il urge de comprendre ce qui s’est passé. Et pas seulement pour les responsables des collectivités, aussi pour tous les citoyens, car c’est à eux qu’on va demander de payer les pots cassés, tant que rien n’est fait pour éviter qu’éclate la « bombe à retardement qui est amorcée ».

publié par demopolis, 28 rue Broca, 75005 Paris

Cette prise de conscience est possible : il faut lire Les prêts toxiques - une affaire d’État. Heureusement qu’il existe, ce petit livre, et il faut remercier son auteur, Patrick Saurin, d’avoir mis à notre portée son expérience de plus de onze ans (de décembre 1992 à avril 2004) chargé de clientèle au sein des Caisses d’Épargne auprès des collectivités locales. Il était alors au contact avec des élus, des responsables d’établissements publics, qu’il avait mission de conseiller pour leurs financements, et il témoigne du dévouement et de l’implication de la grande majorité des acteurs publics dans leur mission.

Patrick Saurin a ainsi été le témoin impuissant du glissement qui s’est opéré progressivement depuis les prêts sans risque qui étaient de mise pour les collectivités, vers de nouveaux types de financement, étroitement liés aux mouvements spéculatifs des marchés financiers… auxquels la plupart des acteurs publics locaux étaient étrangers. Mais, ne se contentant pas de sa propre expérience, qui lui a fait connaître parfaitement la question des dettes locales, l’auteur a dépouillé des centaines de documents pour pouvoir d’abord présenter les faits objectivement, puis proposer des solutions en s’appuyant sur un réquisitoire implacable. Et, comme le dit en préface Damien Millet, du CADTM, « son propos est limpide, son analyse est méticuleuse et ses conclusions sont sans appel ».

Dans la longue liste des victimes les plus touchées, il cite “seulement” la Région Auvergne, la collectivité territoriale de Corse, les départements du Tarn-et-Garonne, de Seine-Saint-Denis, du Rhône, la communauté urbaine de Marseille-Provence Métropole, les communes Quiberon (56), Balma(31), Megève(74), Valenciennes (59), Saint-Étienne (42), Sassenage (38), le Syndicat intercommunal pour la destruction des résidus urbains (SIDRU) dont le siège est à Saint-Germain-en-Laye (78), l’hôpital du Sud-Ouest Mayennais (53), le Centre hospitalier de Rambouillet (78), le Centre hospitalier intercommunal de Toulon-La Seyne-sur-mer (83), la société d’HLM Promocil (59), l’Office public d’aménagement et de construction de la ville de Meaux (77). C’est donc toutes les catégories d’acteurs publics sans exception, régions, départements, communautés urbaines communes, syndicats intercommunaux, hôpitaux publics, organismes de logement social, qui sont concernées. Même des associations se sont trouvées prises au piège de ces emprunts, comme l’association éducative Arc-en-ciel à Nîmes qui a contracté auprès de Dexia un emprunt de 4.838.000 euros.

Pour mieux comprendre la portée de cette “affaire d’État”, résumons-en l’enchaînement.

Sous l’impulsion de V.Giscard d’Estaing, alors ministre des Finances, la loi du 3 janvier 1973 (reprise ensuite par le traité de Maastricht en 1992) empêche l’État de financer par création monétaire ses investissements et les déficits de son budget. Ce qui oblige le gouvernement, en cas de besoin, à se tourner vers les marchés financiers et emprunter à des banques privées, donc à des taux relativement élevés. Ensuite, au cours du trop fameux “tournant libéral” du début des années 1980, on assiste à une mutation du secteur bancaire, en même temps que l’État abandonne aux banques son rôle de financeur. La loi du 2 mars 1982 accorde aux autorités locales la “liberté“ d’emprunter sans aucun contrôle, puis celle du 11 juillet 1985 autorise les collectivités à souscrire des contrats « de couverture et de garantie de taux » (produits dérivés), ce qui va permettre aux banques de proposer aux collectivités, au lieu des prêts à taux fixes et à échéances constantes qui était la règle auparavant, des contrats à taux variables et révisables.

En 1987, la Caisse d’aide à l’équipement des collectivités locales (CACECL) est privatisée et se transforme en une société anonyme qui sera introduite en Bourse en 1991, et dont l’alliance avec le Crédit communal de Belgique formera la banque Dexia en 1996.

C’est au début des années 2000 qu’apparaissent les nouveaux contrats à taux variables qui sont la suite logique de « la frénésie des banques à imaginer des prêts toujours plus rémunérateurs pour elles », exercice dans lequel la banque Dexia a fait preuve d’une imagination si perverse qu’elle l’a menée à la faillite, qui a coûté très cher aux contribuables belges et français. [1]

Ces nouveaux contrats, les banques les ont présentés aux collectivités sous la forme d’un simple allongement de la durée de leurs emprunts, dont les intérêts seraient à des taux “raisonnables” au début (« une petite douceur », deux ou trois années de « tarte aux fraises »), mais devraient ensuite varier selon certaines “règles”, certes compliquées, mais garanties sans risque.

Or ces nouvelles conventions vont s’avérer être d’abominables pièges pour les collectivités … qui n’ont pas les moyens de comprendre que ces “produits structurés” inventés par leur banque sont en réalité des “prêts toxiques”. Il s’agit d’instruments dérivés, déterminés par l’évolution du prix d’un “sous-jacent” dont la nature est très variable, par exemple un indice monétaire, ou bien le taux de change entre deux monnaies (le plus souvent entre l’euro et le franc suisse). Autrement dit, les banques, par ces contrats extrêmement compliqués, indexant les intérêts à leur verser sur des variations des marchés financiers , ont soumis les collectivités locales à d’énormes risques. Au point que la question se pose de savoir si c’est en pleine connaissance de cause que les banques ont trompé leurs clients, ou si elles-mêmes ne maîtrisaient pas vraiment les produits qu’elles ont conçus. Le responsable “Risques financiers” d’une Caisse d’Épargne dénonce à ce propos le triomphe d’une certaine forme de modélisation mathématique qui aurait conduit à une sous-estimation systématique des risques ! Le doute semble levé quand on sait la suite : sitôt ces contrats passés, les banques se sont empressées de les revendre avec bénéfice, à d’autres banques, par le biais de contrats “inverses” : par exemple, si la banque prêteuse a vendu une option dont elle pourrait tirer bénéfice si le cours du franc suisse monte par rapport à l’euro, elle aura pris soin de s’assurer auprès d’une autre banque dite “banque de contrepartie”, contre une évolution des cours en sens inverse ! Elles se doutaient donc bien du risque engagé puisqu’elles s’en protégeaient. Par contre, les collectivités ont été ainsi soumises, et en dehors de tout contrôle, à des risques extravagants. D’où ce commentaire d’un spécialiste, Michel Klopfer, que cite notre auteur : « C’est là le piquant de la situation : ces professionnels des marchés financiers se sont protégés en se couvrant, alors même qu’ils persuadaient les maires qu’ils pouvaient rester vissés à un énorme risque qui “bien entendu, ne se réaliserait jamais”. »

Il s’est pourtant réalisé, et de façon catastrophique. Par exemple, le taux d’intérêt pour le prêt de plus de 24 millions contracté en 2007 auprès de Dexia par la ville de Nice est monté à 15,5% en avril 2012. En 1999, le SIDRU avait emprunté à la caisse d’Épargne, 89 millions de francs sur 30 ans au taux fixe de 5,5% ; en 2003, il conclut un premier “swap” (échange de taux) avec la Société Générale ; ce swap est annulé en juillet 2005, le prêt revient à son taux initial de 5,5 % et le SIDRU s’en tire bien. Pas pour longtemps. Deux mois plus tard, ce prêt fait l’objet d’un nouveau swap, avec IXIS, et le nouveau contrat, qui prévoit, certes, un taux de base initial séduisant de 3,5%, est tel (je vous passe les détails sur les taux barrière, les taux cap, floor, ou collar et autres termes anglais employés en la matière) qu’au 16 avril 2012 il est monté à… 38,39% !!

Proposant systématiquement leurs “produits”, les banques, Dexia en particulier, ont mené une véritable campagne de renégociations, mûrement préméditée, accompagnée d’arguments pas toujours licites et qui pourraient relever, pour des élus, du déli de trafic d’influence… « À fin 2008, Dexia avait vendu à 5.500 clients pour 25 milliards d’euros de prêts structurés » Les chiffres avancés par la Cour des comptes et ceux de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale se recoupent : il y aurait en France 32,1 milliards d’euros d’emprunts structurés répartis en 10.688 contrats, dont 15,787 milliards présentent un fort risque. De sorte que c’est un milliard d’euros par an que coûte aux collectivités, aux hôpitaux, au logement social, cette spéculation éhontée des banques sur les dettes publiques locales.

Mais le cadre législatif est défaillant, les pouvoirs publics ne réagissent pas ou choisissent de faire payer les contribuables plutôt que les coupables.

Il faut donc agir, soit au civil, soit au pénal, et ce petit livre, « un outil au service d’une prise de conscience et d’un combat citoyen » explique clairement les actions qui peuvent être engagées contre ce scandale, cette véritable “affaire d’État”.


[1Qui en auraient été fort bien avertis s’ils lisaient Les autres voix de la planète la publication trimestrielle du CADTM 345 avenue de l’Observatoire, 4000 Liège Belgique. C’est le meilleur informateur sur tous ces problèmes de dettes publiques.


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