Les contre-pouvoirs
par
Publication : août 1981
Mise en ligne : 29 mai 2008
LEURS procès d’intention ayant fait long feu, les milieux libéraux
invoquent l’absence de contre-pouvoirs pour dénoncer le caractère
totalitaire du nouveau gouvernement. Il serait plus honnête de
reconnaître que la défaite subie par l’ex-majorité
a créé ipso- facto de nouveaux contre-pouvoirs infiniment
plus efficaces que ceux, fantômatiques, exercés hier par
les syndicats face à l’intransigeance patronale et gouvernementale.
Les contre-pouvoirs siègent, aujourd’hui, au niveau des multinationales,
des antennes de cette commission dite trilatérale, créée
tout exprès pour combattre et endiguer la progression du socialisme
dans l’aire du capitalisme. Croit-on que les Etats-Unis laisseraient
se répandre la gangrène socialiste en Europe ? Dieu sait
les moyens dont ils disposent pour faire respecter les intérêts
de leurs sociétés et filiales partout dans le monde. Il
a suffi, au Chili, d’une grève des camionneurs pour paralyser
l’approvisionnement des villes, mettre le pays en condition et amener
le coup d’Etat de 1973 qui mit fin à l’expérience d’Alliende.
D’autres contre-pouvoirs sont entre les mains des chefs d’entreprises
maîtres de l’emploi, des professions libérales et commerciales
maîtres des prix, des financiers et de leurs experts maîtres
du crédit, de la Bourse, de la gestion des épargnes. Mentionnons
encore la nuée des petits et grands chefs des Administrations
qui, sans en référer aux élus, peuvent stopper
un décret d’application, modifier un projet, enterrer un dossier,
égarer des documents ou aller à la pêche. Oui, les
technocrates sont toujours là, tenant les rênes, experts
tout puissants, conseillers techniques aux avis indiscutés, organisés
en confréries, en sociétés quasi-secrètes,
en clubs fermés. Contre cette force : invisible, diluée,
insaisissable, que peut la majorité parlementaire dont la compétence
technique, administrative et financière n’est pas toujours, loin
s’en faut, ce qu’elle devrait être ?
Il y a également la Presse, quand elle est laissée aux
mains de la réaction, soumise à ses grands annonceurs
auxquels le socialisme n’entend justement pas faire de cadeau. Enfin
les contre-pouvoirs sont aussi au sein même du Pouvoir, au sein
d’un parti aux multiples composantes, rassemblant une mosaïque
de tendances, de projets, de programmes et qui n’est pas à l’abri
des éclatements.
Face à toutes ces bastilles et chausse-trappes, la position du
Pouvoir reste inconfortable. Des taupes noyautent toutes les formations
politiques ouvertes et le parti socialiste ne saurait faire exception
en ce domaine. Au lendemain d’une victoire durement conquise, le ver
est déjà dans le fruit. Ainsi le pouvoir socialiste apparaît-il
fragile tant que n’aura pas été rompu le lien entre les
revenus et les prix, entre les prix et les coûts, entre les revenus
et la durée du travail, tant que l’outil monétaire n’aura
pas été ôté des mains de ceux qui s’en servent
pour le profit, remplacé par une monnaie de consommation distribuée
en guise de revenus selon le modèle inspiré de l’utopie
d’Edward Bellamy et adapté aux conditions de notre temps.
Avant peu, il faudra bien que les hommes au Pouvoir, s’ils veulent conserver
celui-ci et réaliser leurs objectifs, se résignent à
changer de cap, à réviser leurs certitudes dogmatiques
au profit d’une construction économique tout autre, articulée
sur de nouveaux usages monétaires de nature à lever la
plupart des obstacles dressés sur la voie d’un véritable
socialisme.