Les enjeux de l’abstention

Réflexions
par  Benjamin
Publication : avril 2012
Mise en ligne : 22 juin 2012

Pour Benjamin, nous sommes dans une impasse électorale, et pour en sortir démocratiquement, il entend réhabiliter l’abstention :

L’oligarchie en campagne a horreur du vide.

Dans son discours de Marseille le 14 mars, François Hollande a dressé un portrait psychologique de l’abstentionniste. Il a parlé de « ceux qui n’y croient plus, qui pensent que la République est devenue impuissante » ; « qui doutent, qui sont fatalistes, résignés, désespérés ». Comme beaucoup avant lui, M. Hollande parle à la place de ceux qui ont décidé de suspendre leur expression (électorale). C’est paradoxal, certes, mais tellement pratique : l’abstention fait systématiquement l’objet des récupérations politiques les plus indécentes. Et c’est probablement pour n’être pas totalement étranger à ce sentiment persistant d’écœurement général qu’il s’autorise ces facilités d’interprétation à l’endroit des abstentionnistes. La résignation ? Au PS, on sait ce que c’est depuis maintenant près de trente ans. Hollande n’est certes pas le premier, ni le dernier, à tenter l’audacieuse opération qui consiste à récupérer pour son propre compte les suffrages de ceux qu’il a lui-même contribué à éloigner du champ électoral. L’UMP en est réduit aux mêmes simagrées.

A l’évidence, ces rappels à l’ordre (« il faut aller voter ») vont être de plus en plus nombreux et insistants au fur et à mesure que l’on s’approchera du premier tour, d’autant plus que les premières évaluations situent le niveau d’abstention plus haut que celui du 21 avril 2002. Au-delà du risque de rater le second tour, c’est une nécessité pour le système que de maintenir, à l’occasion des grandes échéances électorales, un semblant d’adhésion de la population. Lors des scrutins secondaires, l’abstention peut bien atteindre les 70%, elle n’inquiète personne [1] . Mais pour l’élection présidentielle qui préoccupe M. Hollande, un tel scénario est inenvisageable. Cela obligerait les professionnels de la politique à s’interroger publiquement sur la vitalité d’un régime qui aujourd’hui ne sert plus qu’une minorité.

Le grand problème de l’oligarchie est que le potentiel abstentionniste est bien supérieur à 30%. Cela fait longtemps que la majorité ne vote pas pour des idées et un programme, mais contre tel ou tel candidat. Les électeurs n’en finissent pas de voter par défaut. Rares sont ceux qui estiment les propositions des uns ou des autres. Deux mois avant le second tour, alors même qu’il conserve une large avance dans les sondages, M. Hollande peine à convaincre sur le fond : une étude révèle que 53% des Français ne jugent « pas crédible » son programme économique. Tous les observateurs s’accordent à reconnaître que les promesses, d’où qu’elles viennent, ne seront pas tenues. Chacun s’est habitué aux campagnes-spectacles ou chacun « communique » en provoquant des « buzz » médiatiques. Seulement, dans la fausse concurrence qu’ils se livrent, les deux principaux candidats en campagne sont confrontés à une incrédulité proportionnelle aux déconvenues successives infligées par leurs partis respectifs : la population les prend véritablement pour des clowns qui se partagent une scène en répétant les mêmes mauvais numéros, censés leur attirer l’attention : absence de scrupules et d’amour-propre, mensonge, mépris, lâcheté, ridicule... Immanquablement, le public se lasse. L’envie de quitter les gradins sans attendre la fin de la représentation devient pressante. Comment retenir cette foule, comment l’obliger à choisir, malgré sa conviction qu’on se moque d’elle ?

 Le vote sacralisé

Le système d’argumentation des anti-abstention est bien rôdé. Il a été tellement répété qu’il est récité par cœur par une bonne part de l’électorat, qui se fait ainsi le relais zélé des partis politiques dominants.

Dans un premier temps, l’abstention est marginalisée en la présentant comme un manquement moral : « ne pas aller voter est irresponsable » dit-on partout. L’abstentionniste tient une position indéfendable à l’heure où des peuples tentent de conquérir le droit de vote au prix de terribles sacrifices. Il est un citoyen inaccompli et même un citoyen qui se nie. Le vote n’est-il pas à la fois un droit et un devoir ? Ou encore le devoir d’exercer ses droits ? Y renoncer, c’est renoncer à sa majorité politique. L’abstentionniste n’assume pas sa responsabilité civique. Il se dérobe devant sa liberté et donc sa condition d’homme.

Ce faisant, il expose la démocratie aux pires dangers et c’est le deuxième volet de l’immoralité de l’abstention. Ne pas prendre part aux élections revient à laisser la voie libre aux extrêmes anti-démocratiques : « S’abstenir, c’est faire le jeu du FN ». L’injonction d’aller voter articule ainsi une pression morale à la possibilité de faire un choix libre.

Voilà, en substance, le message adressé aux abstentionnistes. Message de triple culpabilisation : l’abstention est un déni de liberté ; une ingratitude foncière vis-à-vis de ceux qui ont lutté et dont les sacrifices ne doivent pas être vains ; un soutien indirect au fascisme.

Cette thématique du manque (« manque de civisme ») est reprise par M. Hollande sous une forme modifiée : il s’agit cette fois d’un manque d’espoir, de foi, de confiance… S’abstenir traduirait une carence, une imperfection, une incapacité qui se manifesterait moins sur le terrain moral que sur celui de la mystique républicaine de l’élection (croire en l’élu), peu importent les variations autour du thème. L’important est de réitérer l’idée que l’abstention est toujours le résultat d’une erreur (erreur morale dans un cas, d’appréciation dans l’autre).

Mais cette condamnation de l’abstention ne pourrait persuader une majorité de citoyens d’aller aux urnes que si deux constats ne venaient pas la contredire : d’une part, il y a une réelle diversité de programmes politiques : impossible de confondre le FN avec EELV, ou l’UMP avec le NPA ; d’autre part, le scrutin est régulier : a priori, pas de menaces sur l’intégrité des personnes avant le vote, pas de bourrage d’urnes massif…

 Effets directs et antidotes à la fétichisation du vote

Cette argumentation est réfutable à plus d’un titre. Par exemple, l’idée selon laquelle ne pas aller voter renforce le Front National est pernicieuse parce qu’en réalité le FN doit sa force à ceux qui le soutiennent, pas à ceux qui s’abstiennent (et que rien n’empêcherait de voter pour lui). De même, s’abstenir ne signifie pas « affaiblir les partis de gouvernement », cela signifie « ne pas aller voter ». Si le PS n’est pas passé au second tour en 2002, ce n’est pas parce que le taux d’abstention était élevé, ce n’est pas parce que les autres candidats à gauche étaient nombreux. C’est parce qu’il n’avait pas réussi à convaincre. Tout simplement. D’ailleurs, sur ce point précis, nous retrouvons la question du vote utile. Le vote utile serait un moyen de contrer l’extrême droite. Dans son principe, il illustre bien l’équation dans laquelle sont placés les électeurs : l’important est de voter contre le pire. C’est dire que les partis traditionnellement vainqueurs de l’élection doivent le rester au nom de la lutte contre le fascisme, il s’agit donc là d’une prise d’otage conservatrice. Abstention, votes blancs et nuls, vote pour les partis minoritaires : tout devrait être sacrifié sur l’autel du réalisme électoral. En fait, on peut se demander dans quelle mesure le FN n’est pas consubstantiel au jeu bien réglé du PS et de l’UMP : ils ne se porteraient pas si bien sans lui. La question de leur complémentarité organique, structurelle, est posée. L’essentiel des objections qu’on peut opposer à la morale électoraliste est le fait que les anti-abstentionnistes fétichisent le vote : il faut voter, à tout prix, quoiqu’il advienne et indépendamment des idées. Leur attachement au vote est idéologique, c’est-à-dire aveuglant. Cela les empêche de voir la crise majeure de notre démocratie et, surtout, cela appauvrit considérablement leur imaginaire démocratique.

 Eludée, la crise de la démocratie !

Il va de soi que le vote n’a, en lui-même, aucune signification. N’oublions pas que c’est par le vote que certains totalitarismes se sont imposés. L’important, c’est le système complexe dans lequel il s’inscrit.

Or, nul besoin d’être fin analyste pour constater que ce système est aujourd’hui délabré. Deux exemples suffisent. D’abord, le référendum de 2005, une démonstration de choix en la matière. Le contournement parlementaire du non a montré à quel point le fait de glisser un bulletin dans une urne peut s’avérer dérisoire. Ce fait justifie à lui seul que l’on s’abstienne de toute participation à la “démocratie directe” ou “représentative”. Un tel déni de souveraineté étant injustifiable, les inconditionnels du vote expliquent que la population n’est pas compétente pour statuer sur des textes aussi complexes que le projet constitutionnel, et qu’en votant non, elle a montré que certains enjeux lui échappaient : le mieux est donc de ne plus la consulter ! D’ailleurs, à l’occasion de la ratification du traité de Lisbonne, M. Hollande avait avoué qu’il « ne demanderait pas explicitement à Nicolas Sarkozy d’organiser un référendum sur la question ». Et M. Moscovoci, grand démocrate anti-abstentionniste, expliquait pour son parti pourquoi il vaut mieux « plutôt qu’une abstention constructive, un oui critique » pour le nouveau texte qui constitue un « important progrès », et qui sanctionne des « améliorations décisives ». La séquence 2005-2007 a le mérite de montrer en quelle estime les représentants élus, toujours prompts à encourager à aller voter, tiennent le référendum.

Le deuxième exemple est celui des retraites. Questionné au printemps 2008 sur la nécessité d’augmenter l’âge de départ, M. Sarkozy répondait : « Je dis que je ne le ferai pas, pour différentes raisons, et la première c’est que je n’en ai pas parlé pendant ma campagne présidentielle. Ce n’est pas un engagement que j’ai pris devant les Français, je n’ai donc pas de mandat pour faire cela. Et ça compte, vous savez, pour moi. » On connaît la suite. M. Sarkozy a une fois de plus (mais comment fait-il ?) montré un étonnant sens du dialogue social et du rassemblement sur une question aussi fondamentale, surtout pour quelqu’un qui n’était pas mandaté. « Aucun problème, rétorquent les fétichistes du vote, la réforme est encore démocratique puisque Nicolas Sarkozy a été élu ». L’argument est imparable : il donne carte blanche à tout représentant élu, sans que rien ne lui soit opposable.

Bien évidemment, cette position est étrangère à toute la tradition de pensée démocratique comme à celle de certains auteurs libéraux, tels que Tocqueville ou Constant. Tous deux montrent les dangers inhérents au passage de la liberté des Anciens à celle des Modernes : dés le 19ème siècle ils redoutaient la professionnalisation de la vie politique, le citoyen s’en remettant intégralement à ses représentants en ne décidant qu’au moment du vote. Cette délégation de souveraineté montre aujourd’hui toutes ses limites.

Or les pro-vote sont dans l’incapacité d’entendre les avertissements de Tocqueville. Ils n’entendront donc pas plus Marcel Gauchet qui évoquait, à l’automne 2010, une « dérive oligarchique » des élites et même un « retour d’ancien régime » quant à l’évolution politique de notre société. Comme la seule crise politique qu’ils redoutent est l’abstention, ils ne sont pas très regardants sur la remise en cause de la séparation des pouvoirs, sur l’absence de débat public digne de ce nom, sur la dépendance des médias vis-à-vis des grands intérêts financiers, ni sur les limites inhérentes à la représentation politique (cumul des mandats, reproduction de l’oligarchie régnante, dérives de la présidentialisation, probité douteuse du personnel politique, collusion entre la classe politique et les milieux d’affaires…). Les questions techniques (découpage des circonscriptions, mode de scrutin…) les ennuient, comme d’ailleurs les équilibres constitutionnels. Remplir les urnes leur suffit pour entretenir une bonne conscience démocratique !

On voit bien là à quel point la sacralisation du vote est inconséquente. Et même contre-productive. Censés garantir l’adhésion citoyenne au régime démocratique, les suffrages valident aujourd’hui sa dégénérescence. Défendre l’idée qu’il n’y a pas de bonnes raisons pour ne pas voter revient donc à cautionner un système, quelles que soient ses dérives.

Et le vote blanc ou nul ? On assiste au retour en grâce du vote blanc [2], dont les promoteurs ne situent pas la difficulté au même niveau que moi. Certes, ils dénoncent la pensée unique, mais le problème se limite chez eux au renouvellement de l’offre politique. Alors pour eux le vote blanc est « l’outil démocratique le plus adapté qui permet à l’électeur de signifier que l’offre politique ne lui convient pas » [3]. Autrement dit, ils attendent de nouvelles idées. Selon moi, l’affaire est beaucoup plus grave parce que les conditions de la démocratie ont disparu. Ces conditions transcendent le clivage droite-gauche, elles sont un socle commun sur lequel s’érige le débat d’idées. Les bulletins blancs ou nuls ne résolvent qu’une (toute) petite partie d’un vaste dysfonctionnement.

Le vote électif appauvrit considérablement l’imaginaire démocratique. En plus d’ignorer la crise politique majeure que nous traversons, les tenants du vote ont systématiquement tendance à réduire la démocratie aux élections, ce qui est une imposture à la fois politique, intellectuelle et historique… qui ne rend service à personne. Le vote électif n’est qu’un élément possible d’une vie démocratique. Il n’est en rien suffisant, ou nécessaire.

Tout d’abord, la démocratie représentative n’a pas vocation à dominer éternellement la démocratie directe. On peut très bien imaginer un recours systématique à cette dernière, sur des territoires réduits (conseil de quartier, autogestion en petite et moyenne entreprise…). Et d’autres modalités de désignation d’un représentant sont possibles. On pense évidemment au tirage au sort, très facile à moquer, mais qui n’appartient pas moins que le vote à la tradition démocratique. Enfin, la fétichisation du vote empêche de s’investir dans d’autres champs que le champ électoral. Je crois que l’expression démocratique est pourtant plus vive dans une manifestation, autour d’un piquet de grève ou du blocage d’une raffinerie que dans un isoloir, tout seul, une fois de temps en temps.

Toutes ces pistes ne sont bien sûr possibles qu’à partir d’une nouvelle culture politique. Les citoyens doivent se réapproprier le bien commun, en mettant fin à une division du travail qui impose que les décisions soient prises par une infime minorité de professionnels installés, dont la longévité finit par battre tous les records. Les membres les plus en pointe de l’oligarchie sont inépuisables : Chirac a terminé son second mandat présidentiel quarante ans après son premier poste ministériel ! Or, la conquête de la démocratie peut débuter en brisant le consensus contre l’abstention.

Il faudrait même préciser que l’abstention ne vaut que si elle est compensée par l’investissement d’un nouveau champ politique. Seule, elle ne permet pas de bâtir une société plus juste. Elle n’est que le négatif d’un engagement vivant en faveur de causes

C’est un monopole d’expression politique légitime que notre pays a construit autour des élections. Dans ces conditions, les absents aux urnes ont toujours tort. Or, les élections et la représentation politique ne sont pas des formes démocratiques données une fois pour toutes. Elles doivent s’adapter aux situations, et celles-ci évoluent sans cesse. Quoi, d’ailleurs, de plus démocratique qu’une veille permanente et les ajustements qui s’ensuivent ? Peut-on raisonnablement admettre qu’un seul homme prétende en représenter 65 millions d’autres ? La crise politique actuelle est avant tout une crise institutionnelle qui ne laisse indemne aucune forme (partis, constitution…). Réformer ne suffira pas. La réalité appelle une vraie révolution politique.

Cette révolution sera-t-elle portée par M. Mélenchon ? Conformément à une tradition politique bien connue, le candidat du Front de Gauche pratique la stratégie de l’entrisme dans la 5 ème République pour mieux fonder, affirme-t-il, une 6 ème République. Le suivre au premier tour, c’est faire un pari. De la même manière, bien que M. Hollande constitue peut-être une alternative souhaitable à la réélection de M. Sarkozy, il appartient vraisemblablement davantage au problème qu’à sa solution. Faut-il se fier, une fois de plus, aux stratégies d’évitement du pire, au risque de reconduire un système condamné pour un nouveau tour ? À chacun de juger.

Quoi qu’il en soit, ni le vote, ni l’abstention ne doivent être automatiques. L’abstention est une option possible, et valable, celle d’une certaine responsabilité civique, d’une certaine rationalité politique qui mérite qu’on s’y attarde. Elle ne peut pas être systématiquement réduite à un manque. Une pensée consistante et conséquente peut au contraire donner au non-vote une portée décisive, et contribuer pleinement à la refondation démocratique de notre société. Reconnaître cette vertu à l’abstention est aujourd’hui fondamental. Cela permettra au moins que, si de voter il est finalement question, cela ne se fasse pas contre elle.


[1Ce fut le cas lors du premier tour des législatives partielles à Poissy, quand M. D. Douillet fut “contraint” à un second tour. Au risque de paraître puriste, on serait tenté de “contraindre” à recommencer un nouveau scrutin quiconque prétendant représenter la nation avec une participation aussi faible !

[2voir les sites vote-blanc.org ou parti-du-vote-blanc.fr

[3Le vote blanc n’est pas un vote nul, article de Marie Naudet et Bruno Gaccio paru dans le Monde du 22/03/2012.


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