Les illusions de “l’american way of war”


par  G.-H. BRISSÉ
Publication : juin 2004
Mise en ligne : 6 novembre 2006

Au Moyen Orient, la course à l’abîme va tellement en s’accélérant qu’entre le moment (avant le 1er mars) où les derniers commentaires de G-H Brissé furent rédigés et celui (début avril) où ils furent diffusés (dans GR 1042) de multiples évènements se sont déroulés. Ceci ne signifie nullement qu’un dénouement positif vers un ordre de paix durable ne soit pas envisageable, mais demande réflexion, et notre ami revient sur le sujet.

Les attentats contre les armées de la coalition pro-américaine engagées en Irak se succèdent et se multiplient même dans le fief britannique de Bassorah jusqu’à présent relativement épargné. L’intensité des actes de terrorisme, doublés désormais de prises d’otages et d’offensives d’envergure contre les terminaux pétroliers, est telle qu’ils ne peuvent plus être considérés comme des actions isolées, mais bien comme une guerre coordonnée de libération nationale contre des forces armées d’occupation.

À quelques mois d’une échéance électorale capitale, l’actuel occupant de la Maison Blanche ne peut se permettre de coup d’éclat ; il devra continuer à mentir en espérant au mieux maintenir le statu-quo en Irak et dans le monde, et au pire en évitant une Bérézina.

Les moyens financiers dont il dispose se réduisent en peau de chagrin à l’aune d’un déficit budgétaire colossal ; il a pourtant tout promis : une réduction continue des impôts ; la réalisation hyper-onéreuse et à l’efficacité douteuse d’un bouclier anti-missiles ; la colonisation de la Lune et la conquête de Mars au prix de l’abandon de la station interplanétaire et du satellite d’observation Hubble (qui ont déjà coûté une fortune à la communauté internationale). En promettant tout et son contraire au nom de Dieu, il peut obtenir à l’arraché une courte victoire à la Pyrrhus dans l’adversité militaire, à la manière d’un Richard Nixon, au risque de s’exposer quelques mois plus tard à un “irakgate”qui le contraindrait à démissionner. À moins que le corps électoral américain, gavé de promesses fallacieuses, ne finisse par se ressaisir à l’énoncé des sacrifices colossaux qui lui seront réclamés. À la mesure de ce tremblement de terre majeur qui doit ravager la Californie avant le terme de l’année...

 UN FRONT COMMUN

L’hyperpuissance pouvait espérer l’emporter en faisant, comme à l’accoutumée, jouer la division : en tentant de composer séparément avec les Kurdes d’un côté, les Chiites de l’autre. Malheureusement pour Washington, cette stratégie s’est révélée inopérante dès l’issue de la première guerre du Golf. Les promesses de soutien aux uns et aux autres contre la reprise du pouvoir absolu par Saddam Hussein n’ayant point été honorées, aussi bien les Kurdes que les Chiites en ont tiré les leçons et ont considéré cette fois-ci qu’ils ne seraient pas mieux servis que par eux-mêmes.

On assiste aujourd’hui à la montée concertée d’un front commun contre la puissance occupante et toutes les forces de la coalition proaméricaine sont concernées par cette guerre de libération nationale. Ce qui était impensable quelques semaines plus tôt, à savoir l’alliance objective des Chiites et Sunnites contre un ennemi commun, s’est réalisé en un mouvement sans doute accéléré par les offensives menées par les Américains contre les lieux saints de l’Islam que sont Najaf et Fallouja.

En portant le fer contre un supposé ennemi irakien, sous le prétexte d’éliminer des entrepôts d’armes de destruction massive (thèse fallacieuse encore d’actualité malgré les virulents démentis du courageux diplomate suédois Hans Blix, chargé par l’ONU de missions successives d’inspection en Irak) les États-Unis ont en réalité fait cadeau aux réseaux terroristes d’un champ de manœuvre inespéré : inexistante sous la férule de Saddam Hussein, la pieuvre “Al Qaïda” se révèle chaque jour plus meurtrière. Qui plus est, à partir du territoire irakien, la menace s’étend à tous les pays du Proche et Moyen Orient (le fidèle allié de Washington, l’Arabie Saoudite, est désormais en première ligne) mais concerne toutes les puissances appelées à se protéger des menaces terroristes. Il est clair en outre que le conflit qui embrase l’ensemble du Moyen Orient contribue à semer la zizanie à l’intérieur même des États, comme en témoignent les furieux débats autour du port du voile dans les écoles, jusqu’au prêche des Imams dans les mosquées, voire les actes de violence anti-islamistes d’un côté, anti-sémites de l’autre.

La coalition pro-américaine tremble sur ses bases depuis les attentats qui ont causé à Madrid, le 11 mars dernier, des centaines de victimes innocentes. Du coup, les socialistes, que personne ne donnait vainqueurs, se hissent au pouvoir. Et leur premier geste est d’annoncer le retrait d’Irak du contingent militaire espagnol. L’onde de choc se répand en Amérique latine, parmi les bons élèves du puissant voisin du Nord. Même attitude de la part de “l’allié” polonais, qui dénonce “les mensonges” du président américain. Les Japonais sont hésitants, mal dans leur peau : leur Constitution leur interdisant, depuis la Seconde guerre mondiale, toute intervention armée à l’extérieur, ils se retranchent derrière une mission de type humanitaire !

Est-ce à dire que nous assistons à une réitération de la défaite américaine au Vietnam ? L’Histoire ne se répète jamais de la même façon. Face aux GI, s’était déployé un front uni, soudé comme un bloc, Vietminh-Vietcong, qui pouvait se poser en alternative crédible au pouvoir imposé à Saïgon.

En Irak, rien de tel : à l’intérieur, Saddam Hussein est incarcéré (ce qui entre parenthèses n’a eu aucun effet tangible sur le cours des évènements) son parti, le BMS, et ses forces armées sont démantelés et, mis à part un conglomérat de mafias et de milices privées, on n’entrevoit aucune alternative politique, ou de simple sécurité.

 QUELLE SOUVERAINETÉ ?

Lorsque l’on proclame, à Washington, qu’un “transfert de souveraineté” sera réalisé en Irak le 30 juin prochain, la formulation prête à l’ironie. Qui détient la souveraineté aujourd’hui en Irak ? Le seul titulaire légitime élu du peuple (sans doute mal élu, mais élu quand même) était Saddam Hussein. Son successeur devra être porté par des élections générales, aussi “free and fair” (comme ont coutume de le dire les Américains) que possible, dans un avenir prévisible, pas trop lointain, clairement identifié.

Entre les deux s’insère une nouvelle variante de protectorat, dangereux et très instable, où un “ambassadeur” désigné par la puissance occupante auprès d’un gouvernement “fantôme”, continuera sous une autre forme à jouer le rôle d’un pro-consul, à préserver le mieux possible les intérêts économiques et pétroliers de l’hyperpuissance, à tenter d’amadouer à coups d’espèces plus trébuchantes que sonnantes, les représentants des principales tribus.

Pour en revenir à la référence vietnamienne, tout au plus les évènements qui se sont déroulés dans les années 1960-70 dans la péninsule indochinoise et qui ont abouti au retrait militaire américain, peuvent-ils nous servir de matrice du long processus d’un phénomène d’impérialisme de grande puissance, qui se perpétue hélas d’année en année, et qui, de défaites en replis meurtriers sans importance, ont contribué à alimenter la prospérité économique d’un empire, le dernier né des empires mondiaux qui aura inéluctablement le sort des précédents.

À observer le mode opératoire des interventions américaines successives, sous couvert de l’ONU ou de l’OTAN, voire sous le couvert fallacieux d’une stratégie mondiale anti-terroriste, sur d’autres théâtres d’opérations (Liban, Somalie, Yougoslavie, etc.) il n’est pas difficile de prévoir l’avenir de la présence américaine en Irak. La haine, l’arrogance, l’humiliation ne constituent pas des slogans porteurs à terme d’une saine démocratie.

Reste à savoir si les citoyens américains sont mûrs actuellement pour comprendre ce langage- là et l’intégrer à leurs intentions de vote, dans la mesure où des candidats aux postes de responsabilités leur proposent autre chose (comme par exemple un repli opérationnel et organisé des forces américaines sur des bases sûres, dans le respect des conventions internationales, et sans perdre la face).

Une telle évolution s’est révélée possible aux États-Unis à partir de 1968, et les manifestations de rues et sur les campus ont abouti aux accords de paix au Vietnam de janvier 1973.

Le problème fondamental est que les Américains ne sont pas les seuls concernés, mais que leurs interventions intempestives à l’aune des valeurs démocratiques et “chrétiennes”, qu’ils sont censés défendre et servir, concernent la paix ou la guerre sur la planète entière et le sort de peuples qui n’ont pas vocation au massacre quotidien et à la ruine, sous le prétexte de défendre des intérêts économiques ou financiers qui leur sont étrangers.

Par delà les divergences d’opinions sur la conduite à tenir, une quasi unanimité se dégage pour dénoncer les entorses au droit international que constitue, sur le fond, le maintien des forces américaines en Irak et les actions de répression systématique auxquels elles se livrent, avec la complicité de mercenaires de différents pays.

Ce n’est certes pas la première fois que le gouvernement de Washington se livre unilatéralement aux violations des règles internationales les plus fondamentales. L’instauration d’un bagne (pardon, un centre de détention) dans l’enceinte de la base de Guantanamo, à Cuba, en marge de l’intervention en Afghanistan, en constitue un exemple flagrant. Dans cette zone de non-droit sont détenus quelque 600 prisonniers de 42 nationalité différentes. Sans inculpation, sans procès, offerts sans défense à toutes les humiliations, au nom de la lutte anti-terroriste. En violation flagrante des accords de Genève qui spécifient les conditions de détention des prisonniers de guerre.

La plus grande nation démocratique du monde offre le spectacle lamentable d’un goulag organisé, que ne démentirait pas un Soljenytsine ! Le dirigeant d’un pays arabe aussi modéré qu’Hosni Moubarak s’inquiètait ouvertement, dans les colonnes du Monde du 21 avril dernier en ces termes :« L’Amérique récolte “la haine” dans le monde arabe »...

 DANS L’ATTENTE D’UN MESSIE ?

En Israël, pendant ce temps, un pas de plus a été franchi par les autorités dans l’escalade de la violence, avec l’assassinat de Cheikh Yassine, puis de son successeur à la tête du Hamas, le Docteur Abdel Ariz Al Rantissi. Désormais, chaque tête qui dépasse au sommet de cette organisation nationaliste s’expose à la frappe des missiles de Tsahal. Même Yasser Arafat, Président de l’Autorité Palestinienne, terré en permanence dans son bunker de Ramallah, réduit à la portion congrue par les bombardements successifs de l’armée israélienne, n’échappe pas à la menace commune. Son sort est lié en termes de vie ou de mort au soutien de la communauté internationale. Pour combien de temps ?

Certes, on comprend la réaction exacerbée de citoyens israéliens livrés à la vindicte sanglante de kamikazes pouvant à tout moment frapper n’importe où. On peut par ailleurs s’expliquer le désespoir des Palestiniens, les plus jeunes comme leurs aînés, pour qui l’avenir se limite, à défaut d’alternative crédible, aux ruines qui s’amoncellent, au chômage, à la régression économique, à l’insécurité permanente, à la reconstruction en panne, en dépit des fonds importants alloués ces dernières années par les donateurs internationaux, en particulier la Communauté européenne. La deuxième Intifada, qui débuta fin septembre 2000, a déjà engendré 3.912 victimes, dont 2.944 Palestiniens et 899 Israéliens.

La communauté internationale se borne à “déplorer”, à “regretter”, à “condamner”, à “inviter à la retenue”. Quand le Premier ministre israélien propose une non-intervention dans le territoire de Gaza et le départ des colons israéliens qui s’y sont illégalement implantés, pour obtenir en échange toute liberté de coloniser la Cisjordanie, dont les habitants sont désormais emprisonnés à l’intérieur d’un espace restreint délimité par un “mur de sécurité”, quand le même Premier ministre obtient de Washington un soutien public à ce plan sans aucune concertation préalable avec l’allié européen, il bafoue ouvertement tous les traités signés préalablement de concert avec tous ses partenaires — y compris la fameuse feuille de route d’inspiration américaine mais validée par un “quartet” de nations.

De cette inquiétante évolution, peu de chancelleries se soucient, comme si elle se situait dans l’ordre des choses de ces évènements qui concourent à élaborer une guerre mondiale.

Il est évident qu’Israël recherche depuis longtemps une garantie internationale pour sa sécurité, que “le problème palestinien” doit être reconnu dans sa spécificité historique, dans le sens d’un État à part entière, que les deux États, l’israélien et le palestinien, sont appelés à coopérer étroitement au sein d’une large confédération dont l’existence et la pérennité doivent être internationalement garanties. Mais cette perspective-là, peu de “sages” l’évoquent, même à voix feutrée, comme si elle dépendait du bon vouloir d’un nouveau Messie tant attendu par les Juifs, mais que récusent les Chrétiens et les Musulmans.

La seule alternative se niche dans un ordre mondial authentiquement issu des peuples (et pas seulement des États), respectueux de leurs coutumes et traditions ainsi que de leurs aspirations très majoritaires à vivre et subsister en paix. Mais c’est une autre histoire…


PS Depuis que ce texte a été rédigé, l’escalade de l’horreur s’est encore poursuivie au Moyen Orient. Les droits de l’Homme y sont bafoués : otages et prisonniers mal traités et humiliés, au mépris des conventions de Genève, tortures, scènes macabres de décapitation publique, montée de la barbarie, spirales de la violence, relents de colonialisme, etc. Toutes pratiques que l’on croyait en voie d’abolition… Tout se transforme mais rien ne change. G-H B.


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