Mondragon et la crise


par  J.-P. MON
Publication : juin 2013
Mise en ligne : 24 septembre 2013

Dans la GR de juillet 2009, Jean-Pierre MON nous a déjà parlé de la plus grande coopérative du monde, la société Mondragon. Comment a-t-elle réagi à la crise et au chômage qui sont particulièrement graves en Espagne ?

Créée en 1956, Mondragon emploie plus de 84.000 travailleurs dont un sixième hors d’Espagne. Ses ventes dans le monde entier dépassent 15 milliards d’euros. Elle fédère plus d’une centaine de petites coopératives réparties dans divers pays, dont la France (voir encadré ci-contre).

Implantations en France

La coopérative de Mondragon est présente en France par l’intermédiaire de sa filiale FagorBrandt, issue du rachat du groupe Brandt par Fagor en juin 2005. Fagor fabrique et distribue en France les marques Fagor, Brandt, De Dietrich, Sauter, Vedette. Ses usines sont implantées à Orléans et Vendôme (hottes, fours, tables vitrocéramique et à induction), à La Roche-sur-Yon et Azenay (réfrigérateurs et congélateurs) et à Lyon (lave-linge). Le siège social de FagorBrandt SAS est situé à Rueil Malmaison.

Ses activités concernent de nombreux domaines : la grande distribution avec les hypermarchés Eroski, le secteur alimentaire, le secteur financier [1] et le secteur industriel constitué de 352 entreprises. Ses productions industrielles sont réalisées par sa filiale Fagor qui fabrique et distribue sous les marques Fagor, Brandt, Edesa, Sauter, Vedette, Océan, De Dietrich, San Giorgio, Mastercook. Fagor est le cinquième groupe européen d’électroménager. Il est N°1 en France et en Espagne et vend plus de sept millions d’appareils chaque année. Ses 16 usines sont situées en Espagne, en France, en Italie, en Pologne, au Maroc et en Chine.

Ne se contentant pas de productions matérielles, la SCM a créé en 1997 une université qui fonctionne en coopérative ; bien cotée en Espagne, elle accueille plus de 5.000 étudiants répartis dans trois “facultés” : celle des Sciences de l’ingénieur, située à Arrasate/Mondragon, celle des Sciences de l’entreprise et celle des Sciences humaines et de l’éducation, toutes deux aussi dans la province de Guipuscoa (communauté autonome du pays Basque). Dix centres de recherches et développement sont intégrés au groupe, ainsi qu’un technopôle qui, à Garaïa, regroupe l’université, des entreprises et des centres de R&D.

 État des lieux

Mon article La coopérative de Mondragon rappelait la “loi d’Oppenheimer” (formulée après la grande crise des années 30, lorsque les coopératives coulaient les unes après les autres) selon laquelle, à long terme, les coopératives autogérées font faillite ou se transforment en entreprises capitalistes classiques. Est-elle vraie ? Qu’est devenue la SCM, comment a-t-elle réagi face l’aggravation de la crise dans la plupart des pays européens et surtout en Espagne où le taux de chômage est très élevé ?

On trouve aujourd’hui peu d’analyses sur la façon dont les coopératives et autres structures d’économie sociale ont affronté la récession consécutive à la “crise” de 2008.

Le journal Sin Permisso [2] a cependant publié, le 17 mars dernier, une enquête du journaliste anglais Giles Tremblett [3] sur la façon dont la société coopérative de Mondragon a affronté la crise, tant dans sa lutte pour le maintien des emplois que dans la création de richesses :

À son arrivée à Mondragon, Tremlett s’étonne de voir que José Maria Ormaetxea, le cofondateur de la Coopérative qui est le septième plus grand groupe industriel espagnol, sillonne les rues de la ville au volant d’une Ford Fiesta et qu’il vive dans un appartement ordinaire de cette petite ville industrielle enfoncée dans une vallée au nord du pays basque. « Imagine comme il pourrait être riche s’il avait fondé un autre type d’entreprise, dit à Tremlett un de ses collègues travaillant dans un journal local,…mais, de toute façon, à Mondragon, il n’y a personne qui ait une Lincoln ! » Les visiteurs ne trouvent pas, non plus, à Mondragon beaucoup de traces de la pauvreté qui déferle sur les autres régions espagnoles, car, au sommet des pentes raides de ce que les gens du coin appellent en plaisantant la “montagne sacrée“, se trouve le quartier général de la SCM, entreprise remarquablement étanche à la récession. Pas de tape-à-l’œil dans les bureaux de la plus grande entreprise industrielle du pays basque ! Il n’y a rien de “normal” dans la plus grande coopérative du monde !

 Des remèdes originaux

La SCM a, en effet, une tout autre politique que celle que pratiquent les autres entreprises espagnoles, qui répondent avant tout aux exigences de leurs actionnaires, la plupart du temps en sacrifiant leurs emplois. Alors que l’Espagne, suite à une dépression en W [4], fait face à une austérité rigoureuse, à un taux chômage de 26% et à une forte crise financière, la SCM n’est pas près de s‘effondrer. Son effectif mondial reste stable. Pourquoi ? — Parce que nous sommes plus flexibles, explique Emilio Cebrian, directeur des affaires sociales de la plus grande coopérative de Mondragon, le groupe de supermarchés Eroski, « et lorsque la conjoncture est mauvaise, nous décidons entre nous une baisse de nos salaires et en tant que propriétaires, une baisse de nos dividendes ».

Confronté à une économie espagnole décroissant de 1,9% par an, Eroski vient de décider une réduction des salaires de 5 à 10%. Mais, contrairement à ce qui se passe dans les autres entreprises, où lorsqu’on baisse les salaires, les bonus des dirigeants augmentent, ici les managers subissent les baisses les plus importantes. Leurs salaires sont d’ailleurs plafonnés à huit fois le salaire le plus bas.

En 2009, lorsque les baisses de salaire commencèrent, la plupart des compagnies espagnoles se mirent à licencier pour réduire leurs coûts de production, portant ainsi à 3,5 millions le nombre de chômeurs. Mondragon n’y a pas contribué Les salaires ont diminué en moyenne de 5% et les membres d’une coopérative sans emploi ont été réaffectés : « S’il y a trop d’employés dans une de nos coop, nous les réaffectons dans une autre coop du groupe », explique Mikel Zabala, directeur des ressources humaines au siège social.

La crise espagnole a aussi eu pour effet d’obliger la SCM à imaginer des solutions originales pour résister à l’autre drame majeur de l’économie, la restriction du crédit qui a provoqué la fermeture de nombreuses compagnies dont les clients, et notamment les services publics, ne pouvaient plus payer leurs factures. « Nous avons inventé un nouveau système ressemblant à celui que nous avions mis au point pour maintenir les emplois » dit Zabala, « si une coop a un excédent de recettes, elle peut prêter de l’argent à une coop en déficit. Résultat : une seule coop, employant 30 personnes et fabriquant des équipements pour le commerce du bois, a fermé. Quelques unes de nos compagnies les plus performantes aujourd’hui étaient celles qu’on avait du secourir lorsque leurs affaires allaient mal, il y a quelques années ».

On ne mesure pas la réussite seulement en termes d‘emplois, ou en nombre de compagnies qui survivent, mais aussi en résultats commerciaux : dans l’année 2010-2011, les ventes ont légèrement augmenté et les exportations ont fait un bond de 10%, soit 4 milliards d’euros.

Tout cela ne veut pas dire que la vie est facile. Les conversations dans les bars ou chez les coiffeurs de Mondragon (où presque tout le monde a quelqu’un de la famille qui est membre de la coopérative) tournent autour des réductions de salaire et des difficultés auxquelles doivent faire face les coop dans les secteurs traditionnels comme l’électroménager.

Fagor est le groupe qui a été parmi les plus touchés : les ventes dans le secteur de l’électroménager ont baissé de plus de 50%.

 Les contradictions

Certaines récentes assemblées de travailleurs-propriétaires, tenues dans la ville, ont été agitées lors de la présentation pour débat et approbation des plans présentés par les managers. « Plus une coopérative est dépendante du marché espagnol, plus elle doit affronter de difficultés » commente Zabala.

Comme les autres entreprises européennes, la SCM est soumise à une forte concurrence des pays en voie de développement à faibles coûts salariaux. Sa réponse a été d’installer des usines ou d’acheter des entreprises dans d’autres parties du monde. Elle a maintenant 94 filiales au Vietnam, au Chili, au Maroc et en Russie. Les travailleurs de ces usines ne sont cependant pas des coopérateurs (moins de la moitié de la main d’œuvre de Mondragon le sont), les sociétaires de la SCM sont donc de rudes exploiteurs capitalistes vivant du travail des autres. La SCM est consciente de la contradiction qui consiste à prêcher la coopération tout en se comportant en capitaliste. Zabala assure cependant que même ceux qui ne sont pas membres de la coopérative sont mieux traités que dans la plupart des autres entreprises. Ce n’est pas l’avis des intérimaires qui sont les premiers à partir en temps de crise. « En fait, poursuit Zabala, nous ne savons pas nous comporter comme de simples exploiteurs capitalistes. Même là où nous ne pouvons pas fonctionner en coopératives, nous essayons au moins de mettre en place une administration travaillant sur le modèle de la coopérative ». Cebrian estime qu’en intégrant des habitants de villes et de cités très éloignées du pays basque, Eroski a prouvé que le “modèle Mondragon” ne dépend pas d’une culture locale partagée, comme le craignaient certains sociologues : « Il y a quinze ans vous auriez pu vous demander s’il était nécessaire d’être basque pour être coopérateur. Mais maintenant nous savons que ce n’est pas le cas ».

Il n’y a cependant aucun signe que les 14.000 employés étrangers de la coopérative soient prêts à rejoindre les rangs des 38.000 coopérateurs espagnols.

Cela paraît encore n’être qu’un rêve.


[1Ce secteur comprend une banque publique la Caja Laboral dont les encours dépassent 10 milliards d’euros et un système de protection sociale, disposant d’un capital de 3 milliards d’euros, fournissant une couverture maladie et une assurance retraite à ses sociétaires.

[2adresse Internet : www.sinpermisso.info.

[3Journaliste au Guardian et auteur de Ghosts of Spain : Travels through Spain an its silent past, éd Faber and Faber.

[4Il s’agit de deux périodes de récession entrecoupées par une brève période de croissance.


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