“Monnaies et solidarités”

Dossier : le colloque de Mulhouse
par  M.-L. DUBOIN
Mise en ligne : 7 janvier 2006

C’est présisément cet auteur cité par P.Vincent, Jean Cardonnel, qui contribua pour beaucoup à l’animation et à la réflexion du colloque de Mulhouse :

Le colloque organisé conjointement par l’Université de Haute Alsace et la Maison de la Citoyenneté Mondiale, s’est tenu en même temps qu’un forum citoyen transfontalier, du 16 au 19 novembre derniers. Plus d’une centaine de personnes y ont activement participé, dont une bonne douzaine d’étudiants en “Économie sociale et solidaire”, qui en feront la synthèse dans le cadre de leur master.

La séance plénière donna d’abord la parole à six intervenants chargés de situer les débats.

Le premier fut le théologien Jean Cardonnel. Il invita l’auditoire, avec autant d’énergie que d’humour, à refuser d’admettre les idées fausses « sous le seul prétexte qu’elles ont la vie dure ». Pour lui nous dit-il, deux choses sont importantes, l’amitié et l’égalité entre les personnes, ce qu’il exprime en ces termes : « je suis compatriote de tous les étrangers et contemporain de tous les siècles ». Il ressent tellement l’inégalité comme un mal qu’il pense que le rapport de pouvoir peut « ressembler à une nostalgie de l’esclavage » et il cite à ce propos Lincoln disant « si l’esclavage n’est pas un mal, le mal n’existe pas ». Ce Dominicain, entré dans les Ordres à 16 ans, n’hésite pas à déclarer : « Dieu me donne la main en me disant que nous sommes tous les deux égaux et moi je commetrais le péché d’origine en refusant et en lui disant : Majesté, je suis à vos ordres » !

Héloïsa Primavera prit ensuite la parole pour évoquer les systèmes de troc que la population argentine a imaginés et développés pour survivre à la crise financière qui l’a ruinée en 2001. On a compris combien cette expérience a fait prendre conscience à Héloïsa de l’importance des problèmes que pose la création monétaire quand celle-ci ne résulte pas de décisions prises par la population elle-même (et elle a promis d’exposer ceci à nos lecteurs ).

Célina Whitaker présenta ensuite le projet SOL (que nos lecteurs ont découvert par un article GR 1035, p.8, en août 2003) et qui débutera l’an prochain, à titre expérimental, dans trois régions : le Nord, la Bretagne et l’Ile de France.

J’eus ensuite la parole et dis ceci :

« Comme Jean Cardonnel nous a invités, avec tant de conviction, à cesser d’admettre de fausses vérités sous prétexte qu’elles ont la vie dure, je vais commencer par revenir sur au moins deux d’entre elles concernant la monnaie.

« La première est de croire que c’est l’État qui la fabrique.

« Car la seule monnaie légale, ce sont les pièces et les billets, et elle ne constitue que 15 % environ de la monnaie utilisée, donc pas grand’chose. Or ces “espèces”, qui ne servent qu’à des achats de faibles montants ou à échapper au fisc, ne sont ni créées par l’État, ni sur ordre du gouvernement, mais sur décision et sur l’ordre des Banques centrales, qui ne sont pas des institutions gouvernementales, qui ne sont pas dirigées par des élus et qui n’ont de compte à rendre à personne, pas même au gouvernement. Et puisque Jean Cardonnel évoquait l’inscription “in God we trust” figurant sur les dollars, en la traduisant par « nous trustons en Dieu », je vais caricaturer à mon tour cette inscription en « in gold we trust », soit « nous croyons en l’or », pour rappeler qu’à l’origine un billet représentait effectivement de l’or, parce qu’il était le reçu d’une vraie masse d’or, contre laquelle il pouvait à tout moment être échangé. Certains y croient encore... alors qu’il y a belle lurette que ce n’est plus vrai !

« Même si on peut la faire remonter à des millénaires, l’origine des billets de banque actuels est l’insécurité qu’il y avait à transporter des pièces d’or sur les routes au Moyen âge. Au XVIIème siècle, les voyageurs anglais les confiaient aux orfèvres de la Cité de Londres, en se faisant remettre un reçu qui les assurait de pouvoir les récupérer quand bon leur semblerait, moyennant paiement d’un droit de garde fort justifié. Puis ces reçus furent utilisés comme moyens de paiement parce que la population prit l’habitude de les accepter pour deux raisons simples : ils étaient moins lourds que les pièces et on pouvait à tout moment les rééchanger contre l’or déposé. Or les orfèvres eurent vite fait de s’apercevoir que leurs clients ne venaient jamais réclamer tous en même temps l’or qu’ils avaient en dépôt. Ils en conclurent qu’ils pouvaient sans trop de danger prendre le risque de signer beaucoup plus de reçus qu’ils n’avaient d’or dans leurs coffres, et ils utilisèrent de tels reçus “à découvert” pour leurs propres achats... D’où la génération spontanée de billets de banque, clones multiples du reçu d’un seul dépôt. L’intérêt de cette monnaie est considérable... pour celui qui la met en circulation puisqu’il lui suffit d’inscrire quelques signes sur des morceaux de papier pour, en les écoulant sur le marché, acquérir des marchandises bien réelles. C’est ce qu’ont compris tous les faux-monnayeurs depuis longtemps ! (Et Héloïsa vient de rapporter qu’un problème du même genre s’est posé en Argentine avec l’argent des réseaux de troc).

« N’importe quelle banque fabriquant alors ses billets, le risque est vite apparu, surtout en période de troubles, de voir le public venir réclamer son or en échange de ces billets trop nombreux : s’il s’apercevait que leur convertibilité prétendue est un leurre, et s’il perdait confiance dans le système bancaire, ce serait la fin de la profession.... Alors pour pouvoir continuer, certains banquiers obtinrent de leur souverain, contre de l’or qu’ils détenaient, qu’il interdise aux autres de faire comme eux. Le groupe de banquiers ayant obtenu ce privilège dans un pays donné prit le nom de Banque centrale du pays, Banque de France, Banque d’Angleterre, Banque fédérale aux États-Unis, etc.

« Voila pour la monnaie “légale”. Qu’en est-il de la plus grande partie, 85 %, de la monnaie qui circule ? C’est de la monnaie bancaire et celle-ci n’est que jeux d’écritures. Elle se transfère d’un compte à l’autre par des chèques ou des ordres de virement informatisés. Comment est-elle créée ? Beaucoup de gens sont persuadés que les banques ne prêtent aux uns que les économies que d’autres clients leur confient. Si c’était vrai, elles seraient loin d’être aussi prospères ! Mais c’est faux. Elles ont en effet le droit de créer ex nihilo, c’est-à-dire d’ouvrir beaucoup plus de crédits qu’elles n’ont de dépôts, il leur est simplement exigé par la Banque centrale de garder une certaine “couverture”, une garantie suffisante pour satisfaire les clients qui lveulent être payés en argent liquide. Bien entendu, lorsque leurs emprunteurs remboursent leurs dettes, le crédit correspondant est annulé, de sorte que la masse monétaire en circulation ne grossit que des crédits en cours.

« Ainsi quand on dit que l’argent est rare, il faut bien préciser qu’il n’est rare que pour... les pauvres, ceux qui d’ailleurs ne manipulent guère que la monnaie légale. Mais il est loin d’être rare pour les gros clients des banques, qui peuvent ouvrir pour eux les crédits qu’ils demandent. Celles-ci profitent doublement de ce privilège, car non seulement elles en exigent un intérêt, mais en plus elles choisissent qui va être aidé par ces crédits.

« • L’exigence d’intérêts a une conséquence évidente, c’est que les emprunteurs sont obligés de faire du profit. En d’autres termes, la création de monnaie bancaire contre intérêt oriente l’activité économique vers le profit, et c’est la croissance obligée, imposée quelles qu’en soient les conséquences, humaines ou environnementales.

« • Le fait qu’elles choisissent qui va être aidé par ces prêts confère aux banques une importance décisive sur le développement. Alors qu’elles sont toutes privatisées, ce choix leur donne un pouvoir essentiel, celui de décider quels sont les secteurs qui seront développés, en d’autres termes, de décider de l’avenir économique. Comment peut-on alors dire qu’on est en démocratie ? Car j’en arrive à ce qui est le comble : l’État s’est interdit à lui-même l’usage de cette façon de créer la monnaie ! Alors qu’il pourrait l’employer dans l’intérêt général, il en a abandonné le privilège aux banques pour qu’elles s’en servent en vue de leurs seuls intérêts privés !

« Ainsi, contrairement à ce que beaucoup de gens semblent croire, cette monnaie ne tombe pas du ciel en quantité limitée, avec laquelle il faudrait se débrouiller. Dès lors qu’aucune limite matérielle ne fixe son montant total depuis qu’elle ne représente plus une certaine quantité d’or, il devient essentiel de pouvoir décider quelle quantité il faut en créer, au profit de qui et pour quoi en faire. Je pense donc que dans un colloque intitulé “Monnaie et Solidarités”, après s’être mis d’accord pour définir ce qu’on entend par “société solidaire”, il faudrait repenser la création monétaire : comment peut-elle ouvrir à tous, sans exclusion, l’accès aux richesses qui sont produites solidairement. Il importe de réfléchir à toutes les conséquences de cette monnaie bancaire qui est créée contre intérêt et pour favoriser certains intérêts. De comprendre que c’est imposer une croissance économique qui n’est plus soutenable. La conclusion qui s’impose, à mon avis, est que la monnaie ne doit être qu’un pouvoir d’achat. Donc que sa masse doit être l’équivalent du prix de ce qui est à vendre. Autrement dit, que la monnaie doit être créée et annulée au même rythme que les produits de consommation.

« Pour amorcer les débats, j’avance qu’il me semble que pour bâtir une société solidaire il ne faut pas la construire sur l’échange marchand. Qu’il faut dépasser le donnant-donnant, c’est-à-dire la loi “œil pour œil, dent pour dent”, et reconnaître que celui qui vient d’ouvrir ses yeux au monde, de même que celui qui a perdu ses dents, ont tout à recevoir des autres. Or tous ceux qui n’ont pas encore appris à développer leurs ressources personnelles, plus tous ceux qui les ont presque épuisées, forment déjà ensemble plus de la moitié de la population, et cette proportion ira en augmentant. Une société qui se prétend solidaire se doit donc de prendre en compte les besoins de cette large moitié qui ne produit pas, et de partager aussi avec eux ce que produisent les actifs.

« Autre sujet de réflexion : la façon dont se fait aujourd’hui la production des biens. Il faut reconnaître qu’il est devenu impossible de mesurer la contribution de chacun dans la production de l’ensemble. Elle ne se mesure même pas en temps, tellement les tâches sont facilitées par les techniques mises au point par les générations passées. La participation de chacun dépend d’une foule de conditions, elle résulte de toute sa personnalité, et celle-ci tient à son passé, à son entourage présent, aux connaissances dont il a héritées et à celles dont il a fait l’expérience, etc. Il faut reconnaître toutes les formes de participation, et aussi admettre qu’on puisse avoir besoin de prendre un “congé sabatique”. Donc même la production est une œuvre solidaire, à laquelle chacun doit participer, bien sûr, mais ni toute sa vie, ni à plein temps.

« En conclusion, dans une société solidaire la monnaie ne doit avoir qu’une seule fonction, permettre l’achat des produits disponibles, et elle doit être répartie entre tous, actifs ou pas. En outre il importe que les décisions économiques essentielles, celles qui concernent ce qui doit être produit, en quelle quantité et par quels moyens, ne soient plus imposées par on ne sait quel pouvoir occulte. C’est à la société elle-même d’en décider.

« C’est cette organisation démocratique de l’économie, reposant sur la répartition et sur la participation, que nous appelons économie distributive. Elle permet d’évoluer de l’échangisme étroit et qui a fait son temps, vers une société de citoyens solidaires et co-responsables. »

Cette intervention fut suivie par celles de Hans Olbrich, journaliste allemand, et d’Isidore Walimann, sociologue de l’université de Bâle.

Les assistants furent ensuite invités à poser des questions, dont nous n’avons pas le texte. J’ai toutefois noté que l’un d’eux s’est dit convaincu que sa banque ne pouvait pas ouvrir plus de crédits qu’elle n’avait en dépôt, à quoi un de ses voisins répondit par ce commentaire : « les banquiers se sont émancipés, faisons-en autant !! »

Le lendemain de nombreux ateliers de travail furent organisés, qui occupèrent toute la journée.

Ils réunirent les participants autour de 9 thèmes :
1. Monnaies sociales et solidaires,
2. Le troc en Argentine,
3. Culture et éducation populaire,
4. Monnaie et revenu d’existence,
5.Une Économie distributive au service de l’homme,
6. Salariat ? Travail rémunéré ? À quel prix ?,
7. Le cheminement vers un revenu d’existence,
8 . Peut-on vivre avec les minima sociaux ?,
9. Utilisation éthique de l’argent.

À l’issue de ces ateliers, il était demandé à leurs animateurs de répondre à un questionnaire précis, afin de laisser des traces de leurs conclusions pour que les sociologues les analysent afin d’en tirer “la substantifique moelle”. Les organisateurs ayant bien voulu nous envoyer copie de ces réponses, les voici, “brutes de décoffrage” et presque en vrac :

La première de ces questions était : Quels sont les mots ou phrases qui résument le mieux l’essentiel des réflexions de votre atelier ? Réponses : « solidarité et droits de l’homme. Remise en question de ce qui est présenté comme des vérités absolues. Éducation populaire, importance de l’accompagnement humain. L’utopie peut devenir réalité, la réalité qu’on nous inflige peut être utopie. Il faut faire évoluer le système. Vivre en démocratie, c‘est s’ouvrir aux autres. La solidarité horizontale est facile, il faut travailler à la solidarité verticale. Synthèse : il ne s’agit pas d’organiser la charité ni de porter un modèle, mais d’inciter chacun à être acteur de sa vie, membre de la société ».

La question : Pourquoi agissons-nous ? a reçu les réponses suivantes : « Pour avoir plus de liberté dans les choix de notre vie. Liberté, choix, égalité. Nous ne sommes pas des objets mais des citoyens. Importance que les gens soient auteurs d’un projet, que chacun y trouve sa place. Nous voulons que l’humanité se prenne en main, décide de s’organiser et pas qu’elle se laisser conditionner. Nous sentons qu’il faut faire vite. Nous ne croyons plus que les politiciens aient un autre idéal que leur ambition personnelle ».

Enfin dans les réponses à la question : Quelles démarches, attitudes, outils...? on trouve : « Dépasser la peur d’entreprendre et le manque de confiance en soi, fuir les séductions de la facilité, se sentir solidaires. La participation de tous est possible par la diffusion des idées, la prise de contacts, la création d’un groupe. Donner la parole à chacun. Retourner au sens premier des choses, être en cercle. De la pratique, de la pratique, de la pratique. L’écoute est déjà une action et une méthode de travail qui vise à valoriser l’individu. Utiliser les outils de la communication numérique. Avoir des supports culturels tels que théâtre, vidéo, musique. Le spectacle vivant, les artistes plasticiens, la culture traditionnelle. Inscrire ses projets dans la durée ». Les obstacles cités sont : « Les hiérarchisations et les conflits de pouvoir. Notre héritage culturel. Le manque d’information, la confiscation du débat public, la pensée unique. Il faut éviter de dire “estime-toi heureux...”. L’esprit de soumission qui règne dans beaucoup de structures ».

Citons pour finir des conclusions plus spécifiques qu’ont tirées certains ateliers en fonction du thème qui leur était propre :

Celui consacré à l’utilisation éthique de l’argent pose la question :« est-ce que même les financements “éthiques” ne servent pas de simple bonne conscience, d’alibi ? ».

Dans les conclusions des ateliers ayant l’économie distributive pour thème, on trouve comme phrases résumant l’essentiel : « La nécessité de faire évoluer le système. Le fait que l’ED tient compte de l’état actuel des choses et oriente la capacité de production vers un but humain et non vers le profit. Que la monnaie devient un moyen d’acquérir le nécessaire au lieu d’être un outil de spéculation. Que l’ED permet à l’homme de reprendre en main l’organisation de sa vie ». Les participants à l’un d’eux concluent qu’ils « agissent au nom des principes et valeurs que prétend défendre le capitalisme, mais qu’ils doutent de la réalité de l’ED, qu’ils sont incrédules ...sur la “bonté” humaine », et ceux de l’autre atelier déclarent qu’ils « agissent pour supprimer les situations d’exclusions, et que les actions locales ou individuelles aident à prendre conscience de cette nécessité. Que leur démarche consiste à dépasser les frilosités et la peur de manquer qui paralysent les gens et qui sont entretenues par les décideurs actuels. Qu’ils refusent de croire que “on ne peut rien faire” ».

Les ateliers ayant pris pour thème le travail et le salariat disent que « la démarche à faire consiste à créer une économie alternative, fonder des coopératives, aller vers un revenu d’existence », mais que « les obstacles sont le maintien des mentalités, qu’il faut transformer le système parce qu’ils ne couvre plus assez les risques sociaux, que le frein est le capitalisme, l’ignorance, l’indifférence et le fatalisme ».


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