Naissance, vie et mort du travail


par  D. KESSOUS
Publication : décembre 1997
Mise en ligne : 2 décembre 2005

 [*]

L’homme est un animal très nouveau, comme le reconnaissent les spécialistes des sciences de la vie : à peine quelques dizaines de milliers d’années pour notre genre d’homo sapiens sapiens. Depuis son apparition, il a connu une certaine évolution. Sa jeunesse a été marquée par la liberté, I’errance du chasseur-cueilleur, bref, le non-travail. Durant toute cette période, comme un enfant doué, il a fait d’étonnants progrès. Ses prédécesseurs hominidés qui inventèrent et perfectionnèrent l’outil de pierre taillée, avaient mis, laborieusement, deux bons millions d’années pour domestiquer le feu... Lui, en quelques millénaires, il inventa l’arc et la couture, il mit fin à sa vie de nomade, se sédentarisa et perfectionna son art de bâtisseur. Durant cette époque, cependant, il ignorait encore le travail ; toutes les activités qu’il accomplissait étaient plutôt des jeux, le plus souvent collectifs ; cela sied parfaitement à cette prime jeunesse que tout animal doit connaître.

Alors, subitement, placé devant certains défis : le climat, la démographie, I’homme inventa l’agriculture. C’est là que les ennuis commencèrent. La célèbre malédiction divine : « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » concerne les premiers peuples sédentaires de l’agro-pastorale. La légende biblique du jardin d’Eden et de la déchéance qui s’ensuivit (que l’on retrouve dans toutes les mythologies antiques) repose sur des faits réels : avant de réaliser la révolution agricole du néolithique et de connaître la dure vie de l’agriculteur, l’homme a connu, durant la période de l’épipaléolithique, un véritable Age d’or ; c’est à ce moment que la culture du chasseur-cueilleur a atteint sa perfection et que les premières sédentarisations se réalisèrent...

Mais cette malédiction primitive du travail n’a pas concerné tous les hommes. En effet, c’est à partir de cette époque, comme Marx et ses disciples l’ont parfaitement établi, que la société a commencé à se différencier considérablement, notamment entre oisifs (les exploiteurs) et travailleurs (les exploités)... A peine apparu, donc, le travail n’était pas le lot de tous. Pour la classe des maîtres : les nobles, seigneurs et autres grands prêtres, c’était une occupation indigne et qui est restée telle jusqu’à une date récente ; ce statut déshonorant était pourtant réservé à la grande majorité laborieuse.

Plus récemment, cependant, le travail a pris un entendement plus positif. Avec les Temps modernes, chez certaines catégories sociales, est apparue la notion de travail comme essence de l’homme, de travail salvateur, rédempteur. Cette conception bourgeoise qui faisait de l’oisiveté - la fainéantise - un vice majeur, a surtout permis, lorsque la révolution industrielle s’est enclenchée, de justifier les pires formes d’exploitation de l’homme par l’homme telles que le travail des enfants. Le travail, pour les catégories privilégiées qui en faisaient l’apologie, c’était quand-même tout autre chose : le travail de l’entrepreneur, de l’intellectuel, voire, celui de la dame patronesse, cela n’a jamais été le travail de celui qui descend au fond de la mine, de celui qui va au charbon. Une acception positive du travail s’est également développée chez les premiers socialistes du siècle dernier qui ont repris à leur compte la loi de la valeur-travail initialisée par l’économiste Ricardo et selon laquelle le travail est le fondement de toute valeur marchande. En s’inscrivant résolument contre cette sanctification masochiste du travail, Paul Lafargue publiait en 1880 son célèbre Droit à la paresse, dans lequel il montrait que jamais durant toute son histoire l’homme n’avait tant travaillé qu’en ce siècle maudit.

Donc, avec la modernité, la notion de travail s’est fort différenciée. On trouve à ce sujet, une prodigieuse variété de termes qui, de manière fort contrastée, expriment ce concept. Travailler, ainsi, cela peut être selon le cas : marner, bosser, besogner, trimer, s’échiner... mais également œuvrer, créer, produire... bref, selon l’entendement, le travail peut être une corvée, un turbin fastidieux ou une activité dans laquelle on s’accomplit. Il semble, d’ailleurs, que c’est cette demière notion qui, en fin de compte, soit amenée à prédominer. En effet, progressivement, avec les considérables progrès de la productivité dus à la révolution industrielle, on a commencé à entrevoir la possibilité d’une civilisation avancée basée sur les loisirs. Au début des année 30, avec la grande dépression due à la crise de 1929, Jacques Duboin mettait en évidence un phénomène inédit : après des millénaires de pénurie généralisée voilà maintenant que les magasins regorgeaient de tout, même du superflu, et que seul le travail devenait une denrée rare (ainsi, d’ailleurs, que l’argent disponible). En 1932, en montrant le rôle de la mécanisation dans le chômage, il publiait La grande relève de l’homme par la machine, titre qui, par la suite, inspira notre revue. Mais ce n’est qu’au cours de ces dernières années 1990 que le problème du travail a pris ce caractère crucial : jamais on n’avait autant produit, jamais on n’avait autant exclu, jamais on n’avait vu tant de misère au milieu de tant d’abondance. La fin du travail n’est plus un mythe car des penseurs autorisés comme Rifkin en font le titre de leur essai, sans toutefois apporter de solution tangible à ce problème dramatique. Les perspectives sérieuses existent, pourtant ; elles sont celles de l’économie distributive. Il ne s’agit plus de créer des petits boulots, des « emplois-bidon ». Nous sommes résolument favorables à la suppression de toutes les tâches dégradantes, nous ne nous opposons nullement à la suppression des secteurs d’activité inutiles, voire nuisibles. Mais aucun être humain ne doit être exclu pour autant. La société doit garantir à chacun une existence décente, donc un revenu décent. Et chacun, suivant la belle philosophie usologiste de notre ami J-P Lambert, doit pouvoir se rendre utile à la société en s’investissant dans l’activité (c’est sensiblement différent du travail) de son choix.

Epilogue

La connotation négative qu’il a revêtue restera à jamais attachée au travail. Le travail c’est le tripalium des Romains, une torture, à tout le moins, une contrainte. L’adolescent doit travailler pour accéder à l’âge d’homme, pour être émancipé. Lorsqu’une femme est saisie des douleurs de l’enfantement ne dit-on pas qu’elle a commencé son travail ? Cette image, du reste, est hautement symbolique. Depuis quelques millénaires l’humanité a commencé son travail ; ce phénomène a atteint son paroxysme au cours des deux derniers siècles. Nous sommes en train, aujourd’hui, d’assister à la délivrance. Il nous faudra, tôt ou tard, rendre hommage à tous ceux qui ont été sacrifiés sur l’autel du travail pour que nous en arrivions à ce stade, et d’abord à ceux qui auront été dévorés (et qui le sont encore de nos jours) par le « satanic mill » de la Révolution industrielle.


[*Nous avons déjà publié un article portant le même titre dans la GR n° 940. Nous tentons d’en approfondir ici certains thèmes. D.K.


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