Non, ce n’est pas la rançon du progrès


par  M.-L. DUBOIN
Publication : mai 1978
Mise en ligne : 2 septembre 2008

A peine venions-nous de publier un dossier «  économie et écologie » (1) que le naufrage lamentable de l’« AMOCO-CADIZ » vient nous apporter une preuve magistrale et tristement spectaculaire du bien-fondé de nos analyses. Il suffit, en effet, de reprendre chacune des causes du désastre pour voir apparaître, sous-jacente ou évidente, mais toujours déterminante, la recherche du profit d’une minorité aux détriments de toute une population de travailleurs, marins pêcheurs, ostréiculteurs, agriculteurs, récolteurs d’algues, hôteliers, commerçants, etc... et de toute la faune et la flore d’une merveilleuse partie de la côte bretonne.

LA CONSTRUCTION DES PETROLIERS

AU niveau de la construction de pétroliers géants, d’abord. Avec ses 230 000 tonnes, l’« AMOCO CADIZ  » n’est pas le plus gros ! On va jusqu’à 550 000 tonnes. Huit font plus de 400 000 tonnes, trente neuf jaugent entre 200 et 400 000. C’est ainsi une cinquantaine de monstres de ce type qui menacent les mers, représentant 55% du tonnage mondial des pétroliers en circulation. Mais pourquoi ces tailles ? Pourquoi ne pas diminuer les risques en ne faisant circuler que des pétroliers qu’il soit possible de remorquer vite en cas d’avarie ? Même en cas d’échouage le désastre, au moins, serait limité.
Seulement voilà : transporter la même cargaison en deux pétroliers plus petits au lieu d’un seul coûterait deux fois plus cher... Et ce point de vue prime tout. Par intérêt financier, on oublie tous les risques, même les plus abominables. Et les écologistes peuvent bien s’égosiller.
Augmentant la taille, on pourrait au moins investir pour augmenter la sécurité. Les progrès techniques nous en donnent la possibilité... Oh là, pas question ! Pas de double paroi. Une seule hélice. Huit compartiments que la tempête parvient vite à percer. On compte au plus juste. La sécurité ne compte pas : « On pousse au maximum le matériel », disent les marins, « dans un souci d’économie et de profit. On prend des risques de plus en plus importants. Cela, tout le monde le sait. Et rien n’est fait. On attend les catastrophes qui ne peuvent qu’arriver » (2).

L’EXPLOITATION

IL y a bien des lois. Elles sont faites, en principe, pour protéger les personnes et les biens contre les initiatives individuelles dangereuses. Mais il ne faut pas gêner les affaires... C’est sans doute pourquoi la France a ralenti la fréquence des révisions imposées : de une fois tous les douze mois il y a quelques années, on l’a gentiment faite passer à une tous les 27 mois.
Mais c’est encore trop. Alors les puissants armateurs, ceux qui ont les moyens, méprisent tout simplement les lois internationales de la navigation maritime. C’est très facile, il suffit de se placer sous pavillon de complaisance. De petits pays, tels le Libéria, le Panama ou la Grèce, font fortune en bradant leur nationalité. Ainsi de grandes compagnies pétrolières, telle la Shell qui affrétait l’« AMOCO CADIZ », bénéficient de conditions fiscales honteusement anormales : on estime à quelque 10 milliards de dollars les recettes qui échappent au fisc des Etats ainsi « dupés ».
Pour arriver jusqu’à réduire de 20 à 40 % le prix d’un affrètement, cette soustraction fiscale s’accompagne de tolérances juridiques scandaleuses : non seulement sur la sécurité (une convention impose, par exemple, la présence d’un dispositif en cas d’avarie de gouvernail comme celle qui s’est produite sur l’«  AMOCO CADIZ ») mais aussi sur les conditions de travail des marins.
D’abord, ceux-ci sont embauchés au rabais. Il n’y a pas non plus de petits profits. On choisit donc un équipage réduit au strict minimum (44 personnes pour ces 230 000 tonnes) et non qualifié et en tout cas incapable de réparer une pièce endommagée. Si bien que ces pétroliers monstres promènent sur les mers un danger permanent mis entre les mains d’un personnel incompétent. Il ne faut donc pas s’étonner d’une erreur de navigation comme celle du « TORREY CANYON ». Et ces malheureux Pakistanais ou Philippins embarqués par les négriers des temps modernes vivent dans des conditions infernales, mal logés, dormant sur des paillasses et travaillant sur des machines souvent bonnes pour la ferraille. Ils y sont à la merci d’un « pacha » (3) qui les laissent souvent attendre plusieurs mois leurs salaires... mais ils n’ont pas le choix. Vive la société de profit qui stimule l’ardeur au travail et exalte le sens des responsabilités  !

LA PROTECTION DES COTES

CONSEQUENCE directe ou non de la fraude fiscale dénoncée ci-dessus, nos côtes ne sont pas suffisamment protégées. Il n’y a pas d’antenne radar à Ouessant, malgré sa position stratégique, et quand les guetteurs sémaphoriques ont annoncé à la préfecture maritime le remorquage du pétrolier, c’était trop tard. Nos côtes sont bien balisées par des bouées excellentes... mais mal entretenues  : cela coûte cher et après une période de mauvais temps, qu’elles dérivent ou s’éteignent, il faut attendre souvent des mois avant qu’elles soient remises en place !
De plus, la route des pétroliers est tracée au plus court, donc trop prés des côtes... Toujours par économie. On entend bien dire qu’une loi va augmenter la distance minimale. Mais il y a longtemps qu’on en parle, et en attendant, c’est toujours ça de gagné !
Et notre Marine Nationale ? La « Royale » n’est- elle pas là pour assurer l’intégrité du rivage en protégeant les côtes ?
Elle n’a pas rempli sa mission. D’abord, bien qu’elle possède de redoutables et coûteux sous-marins atomiques, elle ne disposait d’aucun remorqueur de haute mer à Brest le 16 mars.
Et puis... et c’est là sans doute le comble : les remorqueurs ne sont pas tenus de signaler les demandes qui leur sont adressées. Vive la sacro-sainte Economie Libérale et que la Marine Nationale ne vienne pas entraver ces merveilleuses tractations qui se déroulent entre le capitaine du pétrolier, aux ordres d’un armateur en sécurité, qui marchande, cinq heures durant, malgré les
risques, et le commandant du remorqueur qui veut l’argent du remorquage pour lui tout seul (et pas rien : la moitié de la valeur du bateau et de sa cargaison !).
Ces écumeurs de mer, que nous a montrés TF1 dans l’«  Evènement », ces pirates modernes nui ne sortent que par mauvais temps dans l’espoir de mettre le grappin sur un navire en détresse, sont une remarquable illustration de l’économie de profit. Vive ces chacals !

BEAUX RESULTATS

D’AILLEURS, il n’y a pas grand mal puisque armateur et propriétaire de la cargaison seront remboursés par leur assurance. La Lloyd a les moyens et s’en tirera.
Qui plus est, certains se frottent peut-être les mains à la pensée que c’est un pétrolier à reconstruire  : de l’emploi en perspective ?
Quant aux Bretons... il viennent de prouver qu’ils sont en majorité contents du régime. Et ils vont avoir du travail, pour éponger  !
Ce qui va d’ailleurs permettre encore à certains de faire de bonnes affaires : justement la B.P. (British Petroleum, par hasard) venait de mettre au point un dispersant qui ne coûte que 1 000 à 1 200 F la tonne. Comme il en faut 5 000 tonnes pour disperser 250 000 tonnes de pétrole, la B.P. ramassera le manque à gagner résultant du boycott de la Shell que proposent les Amis de la Terre.
Quant à certains consommateurs, ils préfèrent boycotter tout ce qui est Breton, ne connaissant pas bien la géographie... on ne sait jamais !
Merci à tous pour la Bretagne, et conservons longtemps ce beau régime du profit.

(1) Dans notre dernier numéro, le 755 d’avril.
(2) Citation du « Monde » du 19-20 mars.
(3) Nom donné par l’équipage au capitaine du navire.


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