Nouveau round


par  J. AURIBAULT
Publication : juillet 2000
Mise en ligne : 29 mars 2009

Reprenant la formule d’Einstein, l’article suivant aurait pu avoir pour titre E = OMC2, mais où E serait l’économie du monde et où le 2 montrerait la puissance de l’OMC sur le monde. Car les mouvements citoyens ont gagné une bataille à Seattle, mais pas la guerre. Le “Round du millénaire” qui devait être lancé en grande pompe après la Réunion des ministres de l’économie et des finances des 135 pays membres, s’est achevé sans déclaration tonitruante, et pour cause : l’Assemblée ministérielle, qui avait pensé étendre à de nouveaux secteurs d’activité les privatisations et déréglementations, n’a pas trouvé un second souffle pour concrétiser ses ambitions. Mais depuis, sous un apparent profil bas, l’OMC a trouvé, par le biais de l’AGCS [1], la parade aux opinions publiques opposées à ses intentions.

Le deuxième round de la guerre économique commence !

Le “Millenium round” s’étant terminé par un K.O. (chaos, en français ?) dès le premier round, l’OMC n’en poursuit pas moins l’application de son programme de négociations [2]. Mais les réunions se succèdent discrètement sur les rives tranquilles du Lac Léman. Ainsi, à Genève, l’agriculture est-elle actuellement toujours sur la sellette, mais parallèlement l’OMC a réactivé l’AGCS [3].

 L’AGCS, ou :
comment se servir avant de servir ?

L’Accord général sur le Commerce des Services, inachevé jusqu’à présent, a pour but essentiel la libéralisation progressive et totale de tous les services. Il concerne 160 secteurs, dont, entre autres, les transports aériens, le tourisme, la poste, l’audiovisuel, la recherche scientifique, l’éducation et la santé… (excusez-moi du peu !).

Le programme des négociations en cours est simple : toutes les activités actuellement assurées par des services publics ou des entreprises d’État doivent s’ouvrir à l’investissement privé — sans toutefois refuser les éventuels fonds publics, bien entendu. L’argument compensatoire à cette ouverture est l’introduction de la libre concurrence, le critère déterminant de l’économie de marché, pour le bien-être du consommateur.

Certes, il est prévu, jusqu’ici, dans ce projet d’accord, que les pays membres émettent des réserves, des restrictions, voire même des exceptions (rappelons-nous “l’exception française” !), mais à terme, seuls resteraient du domaine de l’État : la police, l’armée, la justice et la fiscalité [4].

Les grands groupes contrôlant déjà le marché mondial, et qui ont jeté leur dévolu sur les secteurs en forte croissance, comme l’éducation et la santé [5], se servent de l’AGCS (avec la complicité de politiciens et la bienveillance d’assemblées élues) comme d’un fer de lance face aux réticences des mouvements citoyens.

Pour tous les lobbies transnationaux il faut faire vite afin de bloquer toute velléité d’opposition de la part de gouvemements ou de législateurs encore intègres. Comme le disait Leon Brittan, le grand prêtre de la libéralisation, aux représentants de l’UNICE [6] : « Dites-nous quels sont les marchés (de services) où vous rencontrez des obstacles d’ordre gouvememental, c’est -à-dire les plus faciles à éliminer par le biais des négociations commerciales ». Et Robert Vastine, le président de la « Coalition américaine des industries de service », dans un document du 8 février 2000, n’hésite pas à écrire : « Nous craignions que Seattle ait empoisonné le climat au point de bloquer la révision de l’AGCS. Heureusement, depuis hier, nous savons qu’il n’en est rien ».

 Les droits sociaux aux bons soin de l’OMC.

Remettre en cause les droits sociaux ou les législations sur le travail, tel est l’objectif caché de l’OMC, par le biais d’accords commerciaux. L’argument tactique est connu : la mondialisation (ou la globalisation) impose une phase provisoire de libéralisation totale, afin d’atteindre, à terme (quand ?) une situation économique bénéfique pour tous… C’est la version capitaliste des lendemains qui chantent (idéologies communiste et libérale : bonnet blanc et blanc bonnet). En attendant, les pressions et répressions sournoises sont les armes courantes utilisées contre les droits sociaux existants. Ne nous étonnons donc pas des mouvements sociaux et du climat de précarisation qui a vu le jour, ces demiers mois, en France, dans plusieurs secteurs d’activités et notamment dans le secteur public (hôpitaux, impôts, enseignement).

Les conseillers des grands lobbies vont même jusqu’à proposer que l’OMC prenne en charge l’élaboration des clauses sociales de la “contractualisation”. Les relations (humaines ?) entre patrons et employés ne seraient alors plus régies par les conventions collectives. L’illustration, en France, de cette dérive, est manifeste dans les négociations concernant les 35 heures, qui ont servi de prétexte à la remise en cause, par le patronat, des conventions collectives et des acquis sociaux, beaucoup plus qu’à l’embauche.

En fait, il faut des « contrats pour lesquels la déconnexion est complète entre la législation du travail, la nationalité de l’entreprise, celle du salarié et le lieu de travail » (dixit le dirigeant de la société Végamax, professionnel de la délocalisation et des “contrats de travail offshore”) [7].

 Les services publics de l’Union Européenne sont à vendre

La Commission de Bruxelles, au nom des “critères de convergence” du traité de Maastrich, encourage vivement toutes les politiques d’austérité budgétaires des États membres de l’Union européenne, et par voie de conséquence, laisse progressivement les lobbies financiers et les transnationales influer sur les choix et décisions économiques.

En pratique, les hauts fonctionnaires des institutions européennes sont en contact permanent (et étroit !), avec le Comité pour l’Union européenne [8].

Signes de cette connivence : 1. Le rapport de Pascal Lamy [9], après Seattle, devant ce Comité, était présenté selon l’idée directrice : « comment relégitimer l’OMC… » 2. Quant à l’Assemblée européenne rappelons, pour mémoire, son refus de ne pas faire étudier, par la Commission européenne, la faisabilité de la taxe Tobin.

Nous avions dénoncé dans notre numéro spécial de janvier 1999 le glissement qui s’opérait, en France, dans la politique gouvemementale concernant l’avenir du service public, avec l’assentiment des politiques de tous bords. Inquiets des dérives qu’on pouvait déjà pressentir, notre question-titre « Mais où va le service public ? » pouvait paraître étonnante, voire même provocante. Hélas, la réalité dépasse ce qui aurait pu être considéré comme une fiction. Les engagements pris par les chefs d’États et de gouvernement au sommet européen de Lisbonne (25 et 26 mars 2000) ont suivi les recommandations du Comité 133 (“a shadow committee” ??) de la Commission européenne. En bref, il s’agit de réduire les aides d’État et de libéraliser les demiers monopoles publics : Postes, transports (ferroviaires, en particulier), énergie, télécommunications locales, connexion à internet de toutes les écoles d’ici l’an 2001.

L’application de ces engagements est déjà commencée, en France par la précarisation de la fonction publique et de l’Assistance publique (limitation du nombre de fonctionnaires et recrutement par CDD ou emplois-jeunes, sous contrats privés), la notion même de péréquation (SNCF), serait bannie par l’AGSC, car elle est anticoncurrentielle… Pendant ce temps les lobbies se préparent au round final !

 Contre la ploutocratie [10]

Dans Sphères de justice [11] Michael Walzer écrivait : « La ploutocratie est un fait établi non seulement quand des hommes et des femrnes riches dominent l’État mais aussi quand ils dominent les entreprises et les usines. Quand ces deux sortes de domination vont de pair, c’est d’habitude le premier qui sert les objectifs du second ; le second vient en surcroît ». N’est-ce pas à l’avènement de ce système de gouvernance que nous assistons progressivement, et qui fourbit ses armes économiques, de plus en plus performantes ? Dans son ouvrage Michael Walzer proposait « un socialisme démocratique décentralisé ; un État-providence fort, tenu, en partie du moins, par des gouvernants locaux et amateurs ; un marché sous contrainte ; un service civil ouvert et démystifé, des écoles publiques indépendantes, le partage du travail pénible et du temps libre ; la protection de la vie familiale et sociale ; un système d’honneurs et de déshonneurs publics libres de toute considération de rang ou de classe ; le contrôle des entreprises et des usines par les travailleurs, une politique de partis, de mouvements, de réunions et de débat publics. Mais des institutions de ce type ne servent pas à grand- chose si elles ne sont pas occupées par des individus qui s’y sentent chez eux et qui sont prêts à les défendre ».

Certes, cette proposition n’avait rien de révolutionnaire, mais elle fondait les bases d’une autre société dont on aurait pu penser qu’elle pouvait évoluer vers une économie distributive. Hélas, force est de constater que nous nous éloignons de ce schéma non utopique.

 AGCS = Alerte Générale à la Capture des Services publics

Cette traduction de l’AGCS, n’est pas de nous, mais de la Coordination pour le Contrôle Citoyen de l’OMC (la CCC-OMC, qui regroupe 80 organisations signataires de l’Appel dénonçant la Conférence ministérielle de Seattle et toute extension des pouvoirs de l’OMC). La CCC-OMC lance une campagne pour mobiliser les populations dans nos pays respectifs, afin d’empêcher que l’OMC s’attaque à la base même de toute législation sociale et livre aux firmes transnationales les secteurs vitaux d’intérêt collectif.

Nous avons d’ailleurs une reconnaissance de dettes à son égard, puisque de nombreuses informations qui nous ont permis de rédiger ce texte, ont été tirées de la plaquette éditée par le CCC-OMC.

On ne peut qu’adhérer à cette initiative et encourager leurs organisateurs, car comme l’a écrit (encore !) Michael Walzer : « Beaucoup dépend des citoyens, de leur aptitude à s’affirmer eux-mêmes à travers l’ensemble des biens et de défendre leur propre sens de la signifcation de ces biens ».


[1AGCS = Accord Général sur le Comrnerce des Services.

[2Dans un franglais qu’Étiemble aurait dénoncé avec fureur, ce programme s’appelle « Agenda incorporé »

[3A noter la présence intermittente du chef de la délégation américaine … qui n’est autre que le Président du conseil d’administration d’American Express.

[4En un mot : ce qui coûte cher et ne rapporte pas gros !

[5Importance économique de ces services : dépenses dans le monde : santé 3 500 milliards US$ éducation : 2 000 milliards US$.

[6Fédération patronale européenne, où la France est représentée par le baron Ernest Antoine de Seillière, président du Medef (ex : CNPF).

[7Voir à ce sujet « Et puis quoi encore ? » par J-P. Mon, GR-ED n° 999, mai 2 000.

[8En fait sous l’influence de la Chambre de Commerce américaine, implantée en Belgique et représentant 135 multinationales “made in USA”.

[9Commissaire européen chargé des négociations avec l’OMC

[10Ploutocratie = gouvemement par les plus fortunés.

[11Publié aux États-Unis en 1983, mais traduit et diffusé en France fin 1997 ! On notera le peu d’empressement de nos éditeurs à s’intéresser à ce type de livre, sans doute trop dérangeant.


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