Qui sont les pigeons ?


par  M.-L. DUBOIN
Publication : décembre 2012
Mise en ligne : 24 mars 2013

En lançant son “pacte de compétitivité” le gouvernement vient de s’écraser devant les hurlements du patronat. Comment peut-il se faire ainsi dicter sa politique et se prétendre “socialiste” ?

Le Rapport du Commissaire Général à l’Investissement, demandé par le Premier ministre, et intitulé Pacte pour la compétitivité de l’industrie française, n’est, comme on pouvait s’y attendre, qu’un plaidoyer en faveur de sa propre classe ! Constatant que l’industrie française a perdu beaucoup de « compétitivité » depuis dix ans, il y est prétendu que c’est parce que ses produits sont moins « haut de gamme » que les produits allemands et que la main d’œuvre est bien trop payée en France par comparaison aux pays émergents. Notre industrie a donc été contrainte à « rogner ses marges », la pauvre, et du coup, la robotisation y est en retard. Elle souffre d’un fonctionnement défectueux qui serait dû à trop de réglementations, au fait que la formation (pas celle des ingénieurs) n’est pas orientée pour mieux la servir, elle, dont l’image est dégradée et associée à des conditions de travail qui seraient « caricaturées ». Enfin elle souffre d’un manque de crédits attribués à des règles prudentielles trop pesantes pour les banques ! Il est souligné au passage que l’épargne, qui est abondante en France, y est trop mobilisée vers le logement social (sic).

Mais, affirme le Rapport, le redressement est possible, il suffit de s’inspirer des pays européens qui réussissent, à commencer bien sûr par l’Allemagne. Comment ? Mais en développant nos pôles d’excellence mondiaux : l’industrie du luxe, l’industrie nucléaire, le tourisme ! L’ennui, concède-t-il, c’est qu’il n’y a pas assez de consensus pour cette politique… qu’il faut donc chercher le soutien de l’opinion publique…

Cela ne paraît pas facile quand on voit ses propositions :

Pour l’essentiel, il veut que l’État allège d’une broutille, 30 milliards d’euros, ce qu’il appelle les “charges” (il s’agit en fait de cotisations) sociales, par transfert vers la fiscalité et la réduction des dépenses publiques. Et pour convaincre l’opinion du bien fondé de ce transfert, l’État doit créer un « choc de confiance », pour que les chefs d’entreprises soient mieux considérés, car ces malheureux « ont le sentiment d’être cloués au pilori ». C’est avec la larme à l’œil que je cite ce rapport, qui ne se permet pas d’indiquer la marche à suivre : « il appartiendra à la concertation prévue sur le financement de la protection sociale d’examiner dans quelles conditions ce transfert peut être organisé », mais suggère simplement d’augmenter la TVA et la CSG et de réduire les dépenses publiques. Mais, attention, le produit de ce « choc de compétitivité… doit clairement être orienté vers l’investissement et l’innovation » et non pour, je cite encore, « des augmentations de salaires, si légitimes soient-elles ».

Un avis, discret, est jeté en passant, parce qu’il ne faut pas que l’énergie coûte cher aux industriels : l’énorme capital qui a été investi dans le parc nucléaire est amorti, affirme le rapport, donc la faiblesse relative de son prix du kwh offre maintenant un véritable avantage comparatif, et il ne peut pas être question d’y renoncer. Il n’évoque pas ses dangers pour l’environnement et pour les populations : ce n’est pas ce qui importe pour la compétitivité. Notons ensuite deux petites phrases à propos des gaz de schiste (sujet sur lequel Guy Evrard revient ci-dessous) :« Nous plaidons pour que la recherche sur les techniques d’exploitation des gaz de schiste soit poursuivie. La France pourrait d’ailleurs prendre l’initiative de proposer avec l’Allemagne à ses partenaires européens un programme sur le sujet ». Pourquoi ? Quels sont les arguments de cette “plaidoirie” ?

Le Rapport ne précise pas, mais il s’explique au contraire sur un point : pour lui, « la progression de l’exportation est une priorité nationale », l’investissement et la recherche doivent donc être orientés vers le « haut de gamme » : industrie du luxe, tourisme, etc. Au passage, il reproche à la Commission de mal évaluer la compétition mondiale qui, je cite encore parce que ce n’est pas banal : « donne la priorité au consommateur par rapport au producteur » alors que « L’Europe doit mettre sa politique au service de ses industries ». Et il expose comment la Banque pour l’Investissement (la BPI qui se met en place) doit préparer l’avenir en orientant la politique industrielle vers le haut de gamme, les nouvelles technologies, supposées porteuses, rentables, auxquelles il donne la priorité : d’abord les technologies génériques, puis “l’économie du vivant”, et enfin la transition énergétique. Il est donc hors de question de mettre l’industrie au service des besoins exprimés par la population et il le dit sans ambages : « Les circonstances de la 2e Guerre mondiale et de la Libération avaient permis d’élaborer, en 1946, un Pacte qui a permis les “Trente glorieuses” ; chacun sent aujourd’hui que ce Pacte négocié il y a 60 ans ne fonctionne plus ». On enterre donc l’État-Providence, c’est clair.

Par un curieux hasard, le 5 novembre, le jour-même où ce Rapport, inspiré par le patronat, était remis au Premier ministre, le FMI publiait son rapport annuel sur la France, contenant le même refrain “alarmant” : manque de compétitivité, il faut réduire les dépenses publiques, retarder l’âge de départ à la retraite, permettre aux entreprises “d’ajuster” le temps de travail, alléger pour elles les procédures de licenciement, réduire les cotisations sociales patronales, mais en augmentant la TVA et les taxes foncières plutôt que la CSG et à condition que cela soit accompagné « d’un effort de modération salariale, notamment au niveau du smic ». Oui, vous avez bien lu, c’est le smic qu’il faut baisser, son niveau est trop élevé, c’est pour cela que les jeunes ne trouvent pas de travail. Et toujours selon le FMI, il faut aussi revoir à la baisse les allocations chômage afin, je cite « d’accroître les incitations à trouver un emploi ». Comment peut-on se permettre d’affirmer cette énormité quand plus de trois millions de personnes cherchent en vain un emploi ?

De plus, le rapport du Haut Conseil sur le financement de la protection sociale émettait des doutes motivés, dans son “état des lieux”. L’étude de cette quarantaine de personnes montrait que la protection sociale n’est pas cette charge, ce poids sur le coût du travail qui handicaperait les entreprises françaises devant leurs rivales allemandes, et que l’écart vient plutôt de la forte baisse des salaires outre Rhin. Enfin, le Haut Conseil soulignait que parmi les facteurs de compétitivité, « la protection sociale peut aussi être un facteur d’attractivité du territoire national ». Mais curieusement, cet autre rapport officiel, publié le 31 octobre, a fait beaucoup moins de bruit que celui de Louis Gallois.

Et au même moment, parce que l’hiver approche, les Restaurants du cœur jetaient un cri d’alarme face à l’augmentation du nombre de gens qui, dépourvus de tout, ne survivent que grâce à l’action de leurs bénévoles.

Cela force à réfléchir, surtout quand on a voulu prendre d’énormes responsabilités.

On peut donc penser que le gouvernement allait organiser une sérieuse concertation, avec débats publics, télévisés, etc. On sait bien qu’il n’est plus question pour lui d’envisager comment sortir du capitalisme. Mais on peut croire qu’il allait chercher quelles bonnes réformes tenter. Qu’il allait prendre d’autres avis, consulter d’autres “partenaires sociaux” que le patronat et les syndicats de travailleurs : pourquoi pas des porte-paroles des consommateurs ? Ils sont probablement plus proches de la population que les politiciens professionnels, même élus.

Mais vu l’urgence, on peut imaginer que le gouvernement socialiste s’empressa de prendre les mesures qui s’imposaient. Qu’il vit que la charité, même organisée par les restos du cœur, n’est pas la solution : puisque malgré tant d’efforts multipliés, et depuis plusieurs dizaines d’années, la pauvreté a considérablement augmenté. Qu’il constata l’échec de la politique de compétitivité sur le plan humain, en voyant qu’en mettant les peuples en guerre économique permanente elle pousse aux délocalisations vers les pays à bas salaires et sans protection sociale. Donc qu’il refusa que « la progression de l’exportation soit une priorité nationale » et qu’il choisit d’orienter l’industrie, non pas pour produire “haut de gamme” à l’intention d’une minorité fortunée, mais les biens utiles à satisfaire les besoins les plus vitaux de la population. Qu’il décida d’encourager l’innovation technologique, mais pas pour gagner des marchés à l’extérieur ou pour fabriquer les produits de façon à ce qu’il soit nécessaire de les renouveler le plus tôt possible, mais pour améliorer, tout au contraire, la qualité, la solidité, la durée des produits et les processus de leur fabrication en termes de conditions de travail, d’économie d’énergies et de protection de l’environnement. Et qu’il donna pour objectif à la BPI d’investir dans des productions qu’on pourrait fort bien faire en France : vêtements, produits pharmaceutiques essentiels, matériels électroniques par exemple, afin de diminuer les importations.

Le lendemain même de sa remise, le 6 novembre, l’essentiel du rapport Gallois était repris par le Premier ministre. Ce n’est pas parce qu’il a cessé d’employer le terme de “choc de compétitivité” pour le remplacer par celui de “sursaut” qu’il fera illusion comme au sujet de la signature du TGCS et de la “règle d’or”. Dans ce qui s’appelle maintenant le « Pacte national pour la croissance, la compétitivité et l’emploi », l’objectif reste donc la compétitivité des entreprises. La baisse des cotisations sociales payées par le patronat sera de 20 milliards. Dont 10 dès la première année : il faut aller vite, pour ça. Mais celles payées par les salariés ne seront pas baissées, tant pis pour le pouvoir d’achat des ménages de travailleurs. Qui en verront d’autres, car pour compenser ces pertes de recettes pour l’Etat, l’augmentation de la CSG a été écartée, mais pas celle de la TVA : son taux “normal”, celui qui pèse sur la plupart des biens et service, passera de 19,6 depuis longtemps à 20 % en 2014 et son taux “intermédiaire” (sur la restauration et les travaux à domicile) passera de 7 à 10 %. La TVA est, on le sait, l’impôt le plus injuste puisqu’il pèse relativement plus lourd sur les ménages les plus modestes.

Ainsi le patronat fait la loi.

On va sans doute en avoir une nouvelle démonstration à propos de la fermeture à Florange des usines qui ne rapportent plus assez à l’homme d’affaires Mittal. Quand l’idée a été évoquée de nationaliser l’usine, même temporairement, Mme Parisot s’est écriée : « c’est scandaleux ! ». Alors, gare … !


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