Rupture avec le capitalisme ?


par  R. MARLIN
Publication : décembre 1989
Mise en ligne : 15 avril 2009

Un nombre de plus en plus grand de socio-économistes sont, en gros, d’accord avec nous sur les objectifs plus ou moins lointains à atteindre, mais se divisent sur la période transitoire. Examinons donc la stratégie ou la tactique à suivre en cette période intermédiaire de crise finale du système capitaliste. Le mot crise n’est pas employé ici, par référence aux difficultés plus ou moins graves et momentanées ressenties par une catégorie ou une autre de la population. Il caractérise le dysfonctionnement général du régime économique depuis 60 ans sauf durant la guerre et ses suites, en raison de son inadaptation de plus en plus évidente aux progrès scientifiques et techniques.

Cassure

Nous ne sommes pas les premiers à avoir parlé de rupture (1) . Toute cassure dans la société ne provoque-telle pas des dégâts dommageables pour tous ? Ne serait-elle pas assimilable à une révolution brutale et peutêtre sanglante ? Que ceux qui l’ont fait en rendent compte à l’opinion. Elus sur un programme, les responsables du P.S. se trouvant, en 1982, devant le choix de régime économique n’auraient-ils pas dû en appeler aux électeurs ? Il était facile d’organiser un référendum à l’effet de demander une confirmation du choix fait en 1981. Placés devant la question cruciale, les Français auraient pu trancher. L’état de l’opinion donnait à penser qu’ils auraient reculé, en majorité, devant ce qu’ils eussent considéré comme un saut dans l’inconnu. Nos politiques "socialistes" ont, eux, vite choisi la "carrière" et les délices du pouvoir. Au lieu d’une décision claire qui aurait préservé l’avenir, ils ont préféré la gestion quotidienne des affaires et de l’affairisme où ils perdent leur identité. La "lettre à tous les Français" de 1988 a confirmé cette option.

Réforme

Tout n’est évidemment pas dangereux sur le chemin de la réforme. Certes l’institution du Revenu Minimum d’insertion fait apparaître maintenant ses insuffisances. Le fameux "I" de RMI, si cher à la droite, ne se laisse pas si facilement traiter. C’est peut-être regrettable, mais il conviendra de se résigner à admettre que les entreprises ne peuvent pas faire de sentiment et qu’elles sont bien obligées, si elles veulent survivre en ces temps de concurrence sauvage, de ne pas embaucher et de rejeter la maind’oeuvre qui ne leur est pas nécessaire. Si insertion signifie nouvel emploi, même après formation, il faudra déchanter. Néanmoins, le RMI consacre la reconnaissance de la dissociation, désormais nécessaire, entre Revenu et Travail. Le revenu doit être basé sur une production en accroissement et non sur un travail contraint dont la quantité totale s’amenuise. Nous nous étions fixés ce premier objectif. Le voilà largement atteint.
L’économie mixte est en marche. Certains crieront à la redistribution et au dualisme. Bien sûr : tant que nous ne sommes pas hors du capitalisme ... nous sommes encore dedans... La difficulté commence au moment où chacun a sa définition du régime actuel ou, ce qui revient au même, de ses principes essentiels qui sont à condamner. Admettons provisoirement que la monnaie, en premier lieu, et la structure des échanges soient de ceux-là. Tant qu’elles auront conservé leurs attributs, rien n’aura basculé. Mais si l’on admet que le socialisme consiste principalement en la collectivisation des monopoles de production de masse, l’on peut penser que la socialisation de la grande entreprise est l’objectif prioritaire. On remarquera que nous avons employé le mot de socialisation de préférence à celui de nationalisation, le premier, à la différence du second, exprimant bien la primauté souhaitable des intéressés  : personnel et consommateurs et non de l’Etat dans le processus de satisfaction des besoins.
Depuis 1917 et même 1789, les réformateurs "bourgeois" sont honnis par les révolutionnaires "prolétaires". Voyons donc un peu la position actuelle de ces derniers.

Révolution

Même les révolutions ne changent pas fondamentalement les choses du jour au lendemain. Le mythe du "grand soir" a vécu. Personne ne croit plus, comme ce fut le cas de certains abondancistes, qu’un soir, nous nous endormirons capitalistes et que le lendemain, nous nous réveillerons distributistes.
Parmi les ouvrages radicaux, intéressons-nous maintenant à un petit livre intitulé "Crise technique et temps de travail". A grand renfort de rappels et de citations de Karl Marx, Tom Thomas (2) défend l’idée qu’il faudrait travailler "Tous, moins, autrement et sans diminution de salaire. ".. Travailler tous vingt heures (puis dix) par semaine n’est ni une vision utopique, ni une surenchère "gauchiste", simplement une estimation fondée sur une démarche et des choix antagoniques à ceux d’aujourd’hui, aussi bien en ce qui concerne quoi et comment produire que, finalement, le contenu même de l’activité des hommes et de leurs rapports, c’est-àdire leur vie..." peut-on lire dans le résumé. Certes, comme l’a écrit Marx cité par Thomas : "... Le temps libre, qui est à la fois loisirs et activité supérieure, aura naturellement transformé son possesseur en un sujet différent, et c’est en tant que sujet nouveau qu’il entrera dans le processus de l’activité immédiate...". (3) Si l’on ne peut qu’être d’accord avec cette analyse typiquement marxiste de la condition des travailleurs, l’argument ne semble pas suffisant pour nous entraîner à singulariser la revendication de réduction du temps de travail. Oui, elle est libératrice, et il fut toute une période d’après seconde guerre mondiale où les syndicats ont été grandement coupables de l’ignorer, au profit d’une augmentation du salaire souvent illusoire. Mais elle n’est pas forcément unique.
Nous n’entrerons pas ici dans le détail des choix de professions à supprimer que Thomas opère pour montrer, par le calcul, que la semaine de 20 heures est possible. Nous serons d’accord avec lui pour la suppression de parasites de l’immobilier (hors entreprises du bâtiment), d’auxiliaires financiers, de publicitaires (bien que l’information sur les produits reste nécessaire), d’agents commerciaux, des militaires ou fabricants d’armement (4) et d’improductifs divers. Nous ferons néanmoins remarquer à l’auteur que, ce faisant, il se place manifestement hors du système. Jamais le capitaliste n’acceptera de se séparer des professions qui lui permettent de subsister, jamais il ne pourra envisager la multiplication des emplois proposée, car les frais fixes occasionnés diminueraient par trop la plus-value aux termes mêmes du raisonnement de Thomas.

Refus

Nous ne marquerons notre désapprobation complète que sur un point mais capital. Commentant son programme de suppressions d’emplois, soit un sur quatre dans le secteur tertiaire, il craint d’être accusé par les "victimes" de pol-potisme. Il reconnaît alors "... le danger de mesures mal acceptées et entraînant une contrainte d’en haut (qui ?) trop massive... cela n’empêchera pas qu’il y ait violence..." écrit-il. En renvoi, il examine le cas des déplacements forcés de populations des villes

vers les campagnes au Cambodge. Estimant manquer d’informations sur ce point (5) il ne juge pas, ce que l’on peut comprendre étant donné les conditions extrêmes où se trouvait ce pays. Mais il ajoute : "... ce qui est certain, c’est que le fardeau ouvrier devra être allégé, c’est-à-dire le travail réparti autrement, ce qui impliquera aussi la contrainte.. ".
Qu’il soit donc bien clair que nous n’envisageons pas d’en arriver à de telles extrémités. Plutôt rester dans ce système maléfique que d’en imposer un autre par la force. Il est exact que de nombreux cadres commerciaux, fonctionnaires, industriels, enseignants qui ont vécu en permanence dans l’abstraction intellectuelle auraient le plus grand intérêt, pour eux-mêmes et pour ceux qu’ils dirigent, à se ressourcer dans les réalités des champs ou des usines. Nous espérons qu’ils le comprendront. En aucun cas, l’économie distributive ne se fera dans la fureur et les déportations de masse, même s’il est vrai qu’une telle violence s’est exercée et s’exerce encore, nous en sommes tout à fait conscients, à l’encontre des pauvres, des chômeurs et des sous prolétaires du tiers et du quart monde. Le déchaînement de la vengeance n’est pas une solution aux problèmes de notre temps. L’Histoire aurait dû l’apprendre à tous.
L’auteur a pourtant procédé à une analyse très complète de la situation du travail et des technologies nouvelles. Nous lui reprocherons sans trop y insister de sous-estimer la puissance libératrice de l’automatisation qui, c’est vrai, a été en grande partie confisquée jusqu’à présent par les maîtres de l’industrie et surtout de la finance. Thomas a déployé un magnifique arsenal statistique et philosophique. Son livre mérite d’être lu.

Transition

Entre ceux dont le but est un certain socialisme, la discussion doit être ouverte et franche et la critique admise. Mais essayons de réserver les coups les plus durs aux profiteurs et aux réactionnaires. Pourquoi ces brutalités verbales remarquées çà et là ? Ceux dont c’est la spécialité de combattre férocement les "réformistes" plutôt que les conservateurs n’ont pas si bien réussi qu’il soit bon de les imiter. Ils sont hélas pour eux et pour l’équilibre politique du pays en voie de marginalisation. La concurrence extrême entre syndicats et partis de "gauche" pour la conquête de la "clientèle" salariée est quelquefois aussi dure et malheureusement aussi néfaste que celle entre puissances financières qu’ils stigmatisent pourtant unanimement. Les extrémistes ne doivent et ne peuvent nullement triompher.
Dans une annexe signée C. Paveigne, au livre que nous venons de commenter, figure une critique acerbe des thèses de Guy Aznar à travers son ouvrage "Tous à mitemps ?". Aznar qui est effectivement un spécialiste de prospective sociale, recherche, tous azimuts, des moyens d’humaniser les conditions de travail partage du temps entre hommes et femmes, équilibrage de la durée sur l’ensemble de la vie, activités à mitemps, auto-production, micro-entreprises, etc....C. Paveigne aurait pu ajouter, maintenant, qu’Aznar envisage également une société des trois revenus : le salaire normal, le second chèque correspondant au travail des robots et le troisième dit autosomique, en fait celui des activités lés plus diverses à domicile. Il n’est pas question d’ignorer qu’Aznar se leurre et égare ses lecteurs en laissant croire que son projet est applicable sans toucher aux bases du système. Néanmoins, les explorateurs tels que lui comme Michel Albert, Yoland Bresson, Eugène Descamps, André Gorz, René Passet, Jacques Robin, Dominique Taddéî sont très utiles. Ils sont tous conscients que la quantité de travail contraint diminue et qu’il convient de rechercher des solutions alternatives. Ils en font prendre conscience à l’opinion jetant ainsi les bases d’une évolution vers la démocratie économique.
En fait, il peut y avoir parmi les différentes thèses des mesures spécifiques qui, un jour, permettront d’avancer. Le RMI n’est-il pas l’exemple d’un tel progrès ? Les hôpitaux publics n’étaient-ils pas encore, au début du siècle, réservés aux indigents ? Les assurances sociales, au manoeuvre de base ? Soyons pragmatiques, observons l’évolution de la société et favorisons l’éclosion des avancées possibles. Voilà la façon de venir en aide d’urgence aux plus dévorîsés, ce qui n’est pas négligeable. Tout en conservant à l’esprit et en affirmant la nécessaire mutation du système. Presque tous les opposants, y compris Tom Thomas, raisonnent comme si le capitalisme avait déjà abandonné l’une au moins de ses caractéristiques principales. Il leur est alors facile de montrer que leur proposition est la meilleure. En fait, l’avenir seul se chargera de les départager.
Au lieu de cela, il est sûrement plus facile de camper sur des positions maximalistes en laissant monter la pression dans la perspective de la révolution prolétarienne. Mais le prolétariat, au sens où Marx l’entendait, n’a-t-il pas déjà éclaté ?

(1) Voir Programme Commun du Gouvernement, page 49. Ed. Flammarion 1977
(2) Pseudonyme - 83, rue de Tolbiac 75013 Paris.
(3) "Fondements" (Grundisse) Tome 2 . Ed. de la Pléïade
(4) 1,5 M de personnes travaillent directement ou indirectement pour l’armée sur 20 M de travailleurs, d’après Thomas, citant le magazine "Défense Nationale"
(5) Beaucoup d’informations sur cette période sont de provenance douteuse : opposants acharnés, agences de presse et journalistes partisans. Des meurtres politiques ont quand
même sans doute été commis.


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