Sommes-nous sur la voie de la liberté ?


par  C. AUBIN
Publication : février 2013
Mise en ligne : 1er mai 2013

Peut-on dire que les finances de la France sont de mieux en mieux gérées ? C’est la question que pose Christian Aubin en présentant une véritable fresque historique… qui n’est pas inutile si l’on veut tenter de répondre à la question :

  Sommaire  

À voir les dégâts provoqués par les politiques d’hyper-austérité auxquelles sont successivement condamnés les peuples des pays de l’Union Européenne, dans le but, nous dit-on, de redresser l’économie, on pourrait naïvement s’interroger sur les progrès accomplis dans la gestion des finances publiques au cours des siècles. Les résultats ne sont guère plus brillants aujourd’hui que ceux des monarchies de l’Ancien Régime ! Et de toute évidence, ils sont à l’opposé des objectifs annoncés. Pourquoi ? — La question ne réside pas dans la technique économique et financière (copieusement pourvue maintenant en cerveaux, théories, puissances de calcul formidables, modèles mathématiques ultra sophistiqués…), mais dans les finalités des politiques au service du régime dominant : aujourd’hui le capitalisme, et il n’a que faire du malheur des peuples.

« Mon ami, je ne crois pas plus à l’enfer éternel que vous, mais sachez qu’il est bon que votre servante, que votre tailleur et surtout que votre procureur y croient ».

(Œuvres complètes de Voltaire par Charvin, 1784, p12).

 

Au XVème siècle, la monarchie française fonctionnait sans budget et ignorait les mécanismes régissant l’économie. Le roi et son gouvernement ne disposaient d’aucun outil leur permettant de connaître les possibilités financières du pays. Ils supposaient par défaut qu’elles étaient illimitées. Et pour combler les déficits résultant des dépenses nouvelles, le monarque décidait d’accroître la pression fiscale sur le peuple.

Le roi percevait la taille, impôt direct établi au titre de rachat du service militaire, ce qui impliquait que la noblesse en était dispensée, puisque son devoir était précisément de combattre, et que le clergé n’était pas davantage concerné, ses membres ne pouvant porter les armes, ni faire couler le sang. C’est donc le Tiers État, représentant environ 95 % de la population française (gens des villes et gens des champs, ni clercs, ni seigneurs, ni nobles) qui supportait seul cette charge. À celle-ci s’ajoutait la gabelle (impôt sur le sel), principal impôt indirect, très injustement réparti sur le territoire, qui contribuait à enfoncer les familles les plus pauvres, celles des paysans, dans une terrible misère.

La question fiscale occupa une place considérable sous l’Ancien Régime, elle provoqua des soulèvements populaires et des ébranlements sociaux majeurs qui se sont développés durant des décennies. En 1548, on décrivait ainsi la révolte des “Pitauds” en Guyenne, contre la gabelle : « Rassemblés par milliers dans les campagnes, Pitauds, Gauthiers, croquants et va-nu-pieds donnaient la chasse aux hommes du fisc (et autres “gabeleurs” ou “chevaucheurs du sel”). Ils assiégeaient les villes où les commis avaient trouvé refuge, ils étripaient les agents et menaçaient les bourgeois, pour se disperser sous le choc des troupes royales après des mois de résistance et de raids meurtriers » [1].

Dans un texte paru en 1689 [2] (qui ne fut pas une année de disette), La Bruyère décrit ainsi ce qui est l’état habituel du paysan :« L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par les campagnes, noirs, livides et tout brûlés par le soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes ; ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé ».

Fénelon écrit à Louis XIV, le 4 mai 1693, une lettre courageuse et d’une grande sévérité, dans laquelle il dénonce l’ambition du roi comme l’une des causes principales des maux dont souffre le pays : « Cependant, vos peuples que vous devriez aimer comme vos enfants, et qui ont été jusqu’ici passionnés par vous, meurent de faim. La culture des terres est presque abandonnée ; les villes et la campagne se dépeuplent ; tous les métiers languissent et ne nourrissent plus les ouvriers. Tout commerce est anéanti. Par conséquent, vous avez détruit la moitié des forces réelles du dedans de votre État, pour faire et pour défendre de vaines conquêtes au dehors. Au lieu de tirer de l’argent de ce pauvre peuple… La France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provision…. »

Les milliers de révoltes, d’émeutes et de luttes des communautés paysannes “taillables et corvéables à merci” sont allées ainsi croissant, du XVIème au XVIIIème siècle. La politisation grandissante de ces mouvements, conjuguée à l’aspiration à la paix, à la croyance au progrès et à la remise en cause du droit divin par les sciences et les philosophies des Lumières, ont contribué à faire de la Révolution Française un événement considérable, de portée universelle, qui a radicalement renversé l’ordre établi, conduit le monarque à la guillotine et le peuple à la souveraineté.

 

Il y a un an, au meeting du Bourget, le candidat Hollande affirmait : « Mon véritable adversaire n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance ».

Ce constat a aidé son élection, mais l’adversaire qu’il dénonçait continue à gouverner.

Mais en réalité, ce n’est qu’une promesse de souveraineté qui a été concédée au peuple.

La République, bien que fondée contre les privilèges de la noblesse, n’a pas rompu pour autant avec l’ordre ancien. Il s’est perpétué dans une forme de pouvoir désormais aux mains de la grande bourgeoisie qui, devenant la classe dominante du régime capitaliste, a réussi à empécher, jusqu’à nos jours, l’établissement d’une juste répartition des richesses et l’égalité sociale qui est pourtant un principe de la République.

Le peuple n’a jamais pu, tout au long de l’histoire, accéder au réel pouvoir de gouverner la France. Rien ne lui fut épargné, du mépris de ses exploiteurs à la destruction des acquis essentiels de ses luttes. Sa souveraineté est déclarée mais toujours bafouée. Et elle est aujourd’hui verrouillée par les traités hypocrites de l’Union Européenne.

La Constitution française dispose bien dans son titre premier que « la Souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » (art. 3), et pose le principe de la République comme étant le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » (art. 2). Mais la guerre idéologique incessante et multiforme contre la suprématie du peuple, qui sous-tend les politiques spoliatrices qui l’écrasent, a été et reste plus que jamais le rempart principal du pouvoir de l’argent, de la finance et des banques, l’arme des oligarques du capitalisme pour concerver leur domination et leurs privilèges.

En réalité, dans les temps historiques, il a toujours été hors de question pour les dominants d’accorder au peuple la liberté de choisir souverainement son destin. « Le peuple doit être contenu ! » telle était la théorie exposée par Richelieu en 1642 dans son célèbre testament politique : « Tous les politiques sont d’accord que si les peuples étaient trop à leur aise, il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir.

Leur fondement est qu’ayant moins de connaissance que les autres ordres de l’État, beaucoup plus cultivés ou plus instruits, s’ils n’étaient retenus par quelque nécessité, difficilement demeureraient-ils dans les règles qui leur sont prescrites par la raison et par les Lois.

La raison ne permet pas de les exempter de toutes charges, parce qu’en perdant en tel cas la marque de leur sujétion, ils perdraient aussi la mémoire de leur condition ; et que s’ils étaient libres de tribut, ils penseraient l’être de l’obéissance [*].

Il les faut comparer aux mulets, qui étant accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail… ».

 

Derrière le mépris affiché par la monarchie, sa cour, l’église et les hommes de lettres, la peur du peuple n’est pas loin. Le développement du prolétariat dans les industries naissantes (forges, verreries, tanneries, filatures…), se fait sous haute surveillance.

La réglementation générale des manufactures, édictée par Colbert en vue de concurencer l’Angleterre et la Hollande (qu’il avait pour projet de ruiner au profit de Louis XIV), s’applique également à la contrainte des travailleurs. Leur soumission est un impératif rigoureusement réglementé par le cadrage colbertiste de leur existence.

Voici la régle des devoirs de l’ouvrier dans la manufacture de bas de soie du sieur Fournier, fixée par la municipalité de Lyon, en 1667 :

1•Tous les ouvriers se confesseront et communieront aux fêtes solennelles de Pâques, Pentecôte, Toussaint et Noël, et les quatre fêtes de la Très Sainte Vierge, entendront la messe toutes les fêtes et dimanches, comme aussi les prédications ;

2• Seront tenus les dits ouvriers, matin et soir, de faire la prière ;

3•Se lèveront à quatre heures, depuis les fêtes de Pâques jusqu’à la St Michel et travailleront jusqu’à huit heures du soir, et depuis la fête de St Michel jusqu’à Pâques se lèveront à six heures du matin et travailleront jusqu’à six heures du soir, sans pouvoir absenter le travail que par un congé auprès du dit sieur Fournier, sa femme ou son fils ;

4• Ne pourront demeurer à dîner ou à souper plus de trois quarts d’heure et à déjeuner et goûter une demi-heure, passé lequel temps les dits ouvriers se retireront chacun dans leur travail pour s’y employer.

5• Ils ne pourront, les jours ouvriers (ouvrables) sortir de la maison du dit sieur Fournier, sans son su et consentement ou de sa femme ou de son fils, et seront tenus les jours de fêtes et dimanches être de retour au plus tard à neuf heures du soir, sans pouvoir coucher hors du logis du sieur Fournier sans sa permission.

Ces impératifs ne sont guère éloignés de ceux auquels étaient soumis, à la même époque, certains esclaves employés dans les sucreries à la Martinique et à la Guadeloupe. Le missionnaire R.P. Labat y a décrit ainsi le travail : « Voilà comment on partage le temps dans une sucrerie. On fait lever les nègres pour assister à la prière environ une demi-heure avant le jour, c’est-à dire sur les 5 heures du matin ; il se passe presque une heure avant qu’ils soient assemblés et que la prière soit faite, parce que, dans les maisons bien réglées, on fait un petit catéchisme pour les nouveaux nègres qu’on dispose au baptème ou aux autres sacrements quand ils sont baptisés… Ceux qui doivent entrer au service de la sucrerie des fourneaux et du moulin y demeurent sans en sortir jusqu’à six heures du soir. Ils s’accomodent ensemble pour trouver un moment pour déjeuner et pour dîner, mais de telle manière et si promptement que le travail ne soit ni suspendu ni négligé » [3].

Dans son discours sur l’histoire universelle (1861), Bossuet légitime l’ordre social, la monarchie absolue : « Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous les royaumes, il a tous les cœurs en sa main ; tantôt il retient les passions, tantôt il leur lâche la bride et par là il renverse tout le genre humain. »

Alors que le temps de la Révolution s’approche, on trouve sous la plume de Voltaire, représentant typique de la bourgeoisie, les mêmes préjugés que ceux de l’aristocratie, il écrit : « Il est à propos que le peuple soit guidé et non instruit, il n’est pas digne de l’être. » [4] et « Le peuple sera toujours un peuple ignorant et faible qui a besoin d’être conduit par le petit nombre des hommes éclairés. » [5]

 

Nous laisserons la conclusion à Serge Halimi qui dans Le Monde diplomatique de janvier 2013, caractérise comme “Front antipopulaire” les coalitions qui se dressent face aux peuples du monde et à leurs libertés à conquérir.

Il cite le patron du principal fond souverain chinois, actionnaire de GDF Suez, qui a fustigé l’existence en Europe de « lois sociales obsolètes qui conduisent à la paresse, à l’indolence plutôt qu’à travailler dur » [6]. Cet exemple est comme un écho à l’extrait du testament de Richelieu développé ci-dessus : « si les peuples étaient trop à leur aise, il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir… ».

Serge Halimi relate que l’historien britannique Perry Anderson rappelle qu’en 1815, lors du congrès de Vienne, cinq puissances (La France, le Royanme-Uni, la Russie, l’Autriche et la Prusse) s’étaient concertées pour prévenir la guerre et écraser les révolutions. Selon lui, l’ordre mondial est désormais gouverné par une nouvelle “pentarchie” informelle : États-Unis, Union Européenne, Russie, Chine et Inde.

Cette Sainte-Alliance conservatrice, constituée de puissances rivales et complices, rêve de stabilité.

Mais le monde qu’elle construit garantit que de nouveaux soubresauts économiques vont survenir et alimenter, quoi qu’elle fasse, les prochaines révoltes sociales.


[1Jean Nicolas, La Rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), Paris, Le Seuil, coll. “L’Univers Historique”, 2002.p 37

[2Jean de La Bruyère, Les Caractères.

[*NDLR : la réaction des gens qui pensent qu’en économie distributive le peuple ne voudrait plus travailler ressemble bien à cette réflexion du Cardinal de Richelieu !!

[3Jean Baptiste Labat, Nouveau voyage aux iles de l’Amérique, tome III, p.209-2015, 1ère impression Paris, 1722

[4lettre à d’Alambert, 2 septembre 1768, Documents d’histoire vivante, Dossier IV, fiche 37, Editions sociales, 1976.

[5Lettre à Damilaville, 19 mars 1766, Documents d’histoire vivante, Dossier IV, fiche 37, Editions sociales, 1976.

[6Martine Bulard, La Chine et les fraudeurs, Planète Asie, 14 novembre 2011, http://blog.mondediplo.net


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