Totalitarisme de droite

LECTURES
par  A. PRIME
Publication : octobre 1998
Mise en ligne : 20 juin 2008

Sous le titre “L’Amérique totalitaire”, le livre récent de Michel Bugnon-Mordant, préfacé par Pierre Salinger, ex-conseiller de Kennedy, porte en sous-titre « Les Etats-Unis et la maîtrise du monde » [1].

L’esprit du livre est tout entier dans le titre et le soustitre. En 1916, Lénine publiait « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme ». A la lecture du livre de Bugnon-Mordant, on finit par penser que le totalitarisme est l’ultime étape d’un impérialisme devenu unipolaire après l’effondrement soviétique. Ce totalitarisme, pour moins voyant qu’il apparaisse, n’en est pas moins dangereux pour l’avenir des peuples et du monde.

L’objectif de l’auteur est de montrer la continuité de la pensée et le développement de l’action du peuple américain depuis les premiers colons jusqu’à nos jours. Très vite les émigrants, comme ceux du Mayflower en 1620, puritains, auront le sentiment 1- d’être le peuple élu par Dieu (la Bible est leur référence), 2- pour apporter au monde entier une civilisation universelle. Après la déclaration d’indépendance, en 1776, cette double certitude est à l’oeuvre :« En tête la conviction, plus que jamais ressentie, que le nouvel état avait été choisi par la providence. De ce choix découle ultérieurement l’obligation de mener à bien une mission planétaire ».

Deux siècles plus tard, Nixon, en pleine guerre du Vietnam, (guerre cruelle s’il en fut : défoliants, napalm, bombardements “de la terreur“ -sic), confirmait :« Dieu est avec l’Amérique. Dieu veut que l’Amérique dirige le monde » [2] . Aveu cynique, mais quel aveu-vérité !

La première image qui vient à l’esprit, c’est la pieuvre avec ses tentacules. Mais c’est peut-être plus subtil : c’est plutôt l’araignée tissant patiemment et méthodiquement sa toile pour y capturer, puis dévorer ses proies.

Bugnon-Mordant divise en cercles le développement de la toile d’araignée américaine.

Premier cercle : le territoire américain, la spoliation des terres des Indiens, ces sauvages “créatures du démon” (sic) et leur extermination par les maladies importées, l’alcool, la privation de leur nourriture de base (massacre des bisons) et le massacre des Indiens eux-mêmes [3]. Très vite, ce sera la longue marche vers l’Ouest, au fur et à mesure du peuplement des États-Unis. Mais dès les premières décennies du 19e siècle, cette marche se heurte au Mexique, alors beaucoup plus étendu qu’aujourd’hui. Le Texas, où se sont installés de nombreux colons américains, se sépare, sous leur pression, du Mexique ; mais après quelques années d’indépendance, il est purement et simplement annexé par les États-Unis (1845). La guerre continue et, en 1848, le Mexique doit leur céder la Californie, le Nouveau Mexique, l’Arizona, le Névada et l’Utah. Cerise sur le gâteau, il faut inclure, dans ce premier cercle, des incursions lointaines : en 1844, derrière les Anglais, les États-Unis vassalisent l’Empire du Milieu (commerce de l’opium) et obligent le Japon, sous menace de guerre, à ouvrir des ports, à commercer en abaissant les droits de douane ; à acheter armes et navires. L’Homo Americanus prend forme… Et le libéralisme avec lui.

Deuxième cercle : le continent américain. Le dessein de Jefferson d’intégrer le Canada échoue (1812). Reste l’Amérique méridionale. Dès la fin du 18e siècle, les États-Unis ont implanté agences et consulats. Mais le but est de supplanter l’Espagne. L’exemple de la révolution française et les menées en sous-main des Américains, vont susciter de nombreuses révoltes qui amèneront l’Espagne à perdre l’une après l’autre ses colonies.

En 1823, le Président Monroe adresse au Congrès un message qui deviendra “la doctrine Monroe”. L’Amérique du sud devient chasse gardée pour les États-Unis. Par différentes méthodes : force (invasion ou dictatures imposées), diplomatie et traités, implantation commerciale et financière de multinationales, comme l’United Fruit, toute-puissante, les États-Unis mettent la main sur Cuba, Porto Rico, Honduras, Guatemala, et Panama bien sûr, pour son importance stratégique entre les deux océans.

Il faut ajouter à ce deuxième cercle sud-américain, Hawaï, étape pratique sur la route de la Chine. Des colons américains s’y implantent et, après une révolte fomentée le 7 juillet 1898, les États-Unis annexent l’île purement et simplement : ce sera le 50e état de la bannière étoilée. Les États-Unis y disposent d’une base appelée à devenir célèbre : Pearl Harbour.

C’est précisément en cette année 1898 que le sénateur A.J.Beveridge résume la politique des États- Unis par ces mots :« Le commerce mondial doit être et sera nôtre… Nous couvrirons les mers de notre marine marchande ; nous construirons une flotte à la mesure de notre grandeur. De grandes colonies, se gouvernant elles-mêmes, battant notre pavillon et travaillant pour nous, jalonneront les routes commerciales. Nos institutions suivront notre drapeau sur les ailes de notre commerce. Et le droit américain, l’Ordre américain, la civilisation et le drapeau américains aborderont des rivages jusqu’ici sanglants et désolés mais qui, par la grâce de Dieu, deviendront bientôt resplendissants ».

On se croirait un siècle plus tard. L’auteur du livre note « A l’orée du 20e siècle, les États-Unis se trouvent en bonne position pour accéder à la domination mondiale ».

Troisième cercle : Au début du 20e siècle, l’Europe est puissante, mais en proie à de multiples rivalités. La guerre de 1914-1918, avec le recours des Alliés aux États-Unis, va marquer le début de sa dépendance vis à vis de l’Oncle Sam. L’Amérique qui n’entre en guerre qu’en 1917, vend ses marchandises. Son chômage disparaît et les revenus réels de ses travailleurs augmentent de 25 % ; alors qu’en Europe, 25 à 30 % des richesses nationales sont englouties dans la guerre et que 15 % de sa population masculine, la plus jeune, disparaît.

Une des grandes victoires des États-Unis sera morale « Grâce à l’éternelle faculté qu’ont les Américains d’offrir d’eux-mêmes une image positive, l’Europe va croire qu’ils ont franchi l’océan pour elle ».

Le traité de Versailles, puis la SDN vont leur permettre de parler en maîtres [4] et, comble d’hypocrisie, de fustiger le colonialisme. Forts de ces condamnations, nombre de nations vont commencer à se battre pour leur indépendance. Mais les Américains seront toujours là pour “combler les vides”.

La deuxième guerre mondiale était en germe dans les clauses du traité de Versailles. La crise de 1929, le chômage et la volonté de détruire le communisme soviétique (cf le livre d’Hitler Mein Kampf) vont accélérer le processus de guerre : celle-ci résorbera surplus et chômeurs et permettra peut-être d’en finir avec l’URSS.

La suite est connue : destruction de l’Europe et du Japon, aide massive des Américains qui font, partout, plus encore qu’en 1918, figure de sauveurs, puis de bienfaiteurs. Bretton Woods (1944), pour les masses qui ont d’autres soucis, est un accord de pure générosité !

En réalité, c’est l’apogée des “conquêtes du troisième cercle” pour les États-Unis. Leur domination va s’accentuer dans le demi-siècle qui va suivre, sur tous les plans : militaire, politique, diplomatique, économique et financier, culturel enfin. La veulerie de la plupart des gouvernants servira cette domination. Seul De Gaulle, pendant et après la guerre, tentera de résister aux Américains qui le tiendront à l’écart des grandes décisions. Mais que pesait-il face à la puissance américaine ?…

L’Europe est ruinée, mais les États-Unis sortent intacts et florissants de la guerre :« La guerre a mis fin à la crise économique, résorbé le chômage, révélé des capacités de production insoupçonnées. A elle seule, la production américaine représente les deux tiers de l’ensemble du monde » [5].

Dans la deuxième moitié de son livre, l’auteur démontre l’extension méthodique au monde de l’impérialisme américain, et ce, dans tous les domaines, pour aboutir en cette fin de siècle au totalitarisme… libéral ! Ce sont des problèmes que nos lecteurs connaissent bien et que la GR étudie constamment. Résumons seulement :
- militairement, les États-Unis font la loi, se souciant de moins en moins, comme d’une guigne, des opinions et même de l’ONU (guerres de Corée, du Vietnam, du Golfe) ; invasion de la Barbade ; bombardement de Panama (3000 morts innocents) ; frappes où bon leur semble : Lybie, Bosnie, Soudan. La liste est longue et ce n’est sans doute pas fini. Tout cela, au nom du droit et de la liberté, voire de Dieu (cf. plus haut Nixon).
Liberté, droit, Dieu = intérêts américains.
Avec leur puissance nucléaire, unique, et leurs satellites- espions, ils s’érigent en maîtres indiscutables.
- ÉCONOMIQUEMENT, les États-Unis dominent tous les organismes souvent créés ou inspirés par eux. Ils y dictent leur loi : Banque Mondiale, FMI, GATT (maintenant OMC), OCDE etc. Ils imposent à l’Europe l’entrée de leurs denrées sans droit de douanes (oléagineux), interdisent, sous menace de rétorsion, à des pays souverains, de commercer avec certains pays (loi Helms-Burton).
Cela a un nom : dictature.
- FINANCIÈREMENT. Nous l’avons vu maintes fois dans la GR, les États-Unis dominent le monde en créant des dollars à volonté, mais surtout par leur puissance boursière, notamment les fonds de pension (40 % de la Bourse de Paris [6]) qui font la pluie et le beau temps là où est leur intérêt. On s’en apercevra bientôt : la spéculation sur les places asiatiques n’a pas été innocente. Les États-Unis vont pouvoir racheter pour une bouchée de pain affaires et banques en difficulté : c’est bien parti en Indonésie.
- CULTURELLEMENT. Le titre de la quatrième partie du livre de Bugnon-Mordant est significatif : “l’asservissement des esprits”. La communication de masse, le cinéma, la télévision sont dangereusement, pour l’essentiel, entre les mains des États-Unis. Ils modèlent petit à petit les esprits sur “l’american way of life” dont la “supériorité” ne doit pas faire de doute. Il est vrai que, sans oublier la « mondialisation » du jean, du coca-cola, du hamburger, du t-shirt au nom d’universités américaines, on ne peut que constater la prééminence, dans tous les pays, des films et séries américaines, très bon marché parce que déjà amorties aux Etats-Unis [7]. Comme le note l’auteur, le téléspectateur inconditionnel risque de devenir “cérébralement infirme”.

Dans une cinquième partie « Peut-on en finir avec l’impérialisme américain ? », Bugnon-Mordant se montre plutôt sceptique. Face au défi de “l’hégémonie totalitaire américaine”, il préconise une « prise de conscience »… et indique que « le problème détaillé des solutions possibles sera traité dans un prochain ouvrage ». Nous l’attendons avec impatience…. En résumé, après l’effondrement des pays de l’Est, il y a dix ans à peine, l’aboutissement de la volonté des États-Unis de dominer le monde porte un nom : La pensée unique qui fait d’un prétendu libéralisme un véritable totalitarisme. C’est en somme la version revue de ce que Fukuyama, il y a quelques années, appelait “la fin de l’Histoire”. Il n’hésitait pas à écrire : « L’égalitarisme de l’Amérique incarne dans ses grandes lignes cette société sans classes dont rêvait Marx » !!!

Citations, faites par P. Kalfon, dans Allende (1970 -1973), de propos enregistrés

• en septembre 1970, lorsqu’Allende vient d’être démocratiquement élu :
Henry Kissinger — C’est demain l’installation d’un régime communiste au Chili.
Nixon à son ambassadeur au Chili — Il faut écraser ce fils de pute.

• Al’aube du 11 septembre 1973, la marine s’est soulevée à Valparaiso : à 8 h 30 : une Junte militaire proclame qu’elle va délivrer la patrie du “joug marxiste”.
à12 h 25 — dialogue entre Pinochet et le vice-amiral Carvajal qui avance la possibilité d’une négociation avec Allende :
Pinochet — …Pas question. Il faut tuer la chienne et l’affaire est réglée, mon vieux.
Carvajal — D’accord, reddition sans condition. On leur offre la vie sauve, si tu veux.
Pinochet — La vie sauve et on les expédie ailleurs...
Carvajal — D’accord. On lui offre toujours de quitter le pays.
Pinochet — Ou il sort du pays... et l‘avion s’écrase ensuite au cours du vol.
Carvajal — D’accord. (rires).


[1Éditions Favre, Lausanne. L’auteur, né en 1947, Docteur es lettres, enseigne à l’Université de Fribourg.

[2Sur le ceinturon des soldats de Hitler était gravé « Gott mit uns » (Dieu avec nous)

[3En 1776, les Indiens étaient 600.000. En 1910, 200.000.

[4Même si, du fait du Sénat, l’Amérique n’adhère pas à la SDN.

[5Philippe Masson. Cité par l’auteur.

[6NOTE AU MOMENT DE LA MISE EN PAGE : bel exemple de ce que dit ici André Prime, la chute brutale d’Alcatel, qui s’est produite après qu’il ait écrit ce papier !

[7Pour voir, j’ai pris au hasard le programme de télévision d’une après-midi :
- sur TF1 : cinq séries américaines, une allemande
- sur la 2 : six séries américaines, une allemande.


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