Tout changer… ou améliorer ce qui existe ?

Débats
par  P. VINCENT
Publication : octobre 2001
Mise en ligne : 3 mars 2007

Paul Vincent met le doigt sur ce qui peut apparaître ambigu dans notre position : vouloir tout changer mais ne rater aucune occasion d’améliorer ce qui existe. Nous affirmons en effet que des réformes (par exemple la taxe Tobin) ne sont pas la solution parce qu’elles ne suppriment pas les vices du système capitaliste (exaltation des égoïsmes, prime au mépris envers les autres), que ni lois ni sanctions ne peuvent réprimer et qui détruisent la société. Cela n’interdit pas participer aux mouvements qui sans avoir vu, au début, les racines du mal, peuvent amener les citoyens à les découvrir et s’y attaquer.

Dans le numéro de juillet de La Grande Relève, j’ai regardé les deux textes vis-à-vis de Rosan Girard et de Roland Poquet comme on regarde un match de tennis à Roland Garros, tant leurs idées se croisent.

Le Jour I de l’An I de l’Histoire dont Rosan Girard attendait l’avènement, ne serait-ce pas plutôt la fin de l’Histoire, c’est-à-dire la fin de l’Homme et l’avènement de Dieu dans une cosmogonie inversée dont le sulfureux Père Teilhard de Chardin semble avoir eu la vision. C’est un espoir de « croyant », ô combien méritoire, le progrès moral de l’Homme semblant encore plus difficile à mettre en évidence que le réchauffement de la planète.

Je suis pour ma part un disciple de Coluche, qui n’a pas seulement inventé les Restos du Cœur, mais nous a aussi enseigné qu’il ne fallait jamais laisser passer l’occasion de faire avancer le « Schmilblick ». C’est pourquoi j’apprécie la position de Roland Poquet s’élevant contre les attitudes maximalistes et faisant appel à un œcuménisme tolérant.

Bien sûr je serais enchanté moi aussi de l’avènement d’une économie distributive et de la disparition de l’actuel pouvoir de l’argent, bien plus coûteux en sacrifices humains que les divinités d’autrefois. Mais cela aurait peu de chances de se réaliser, même sur les ruines éventuelles du capitalisme, s’il n’y avait eu d’abord un mouvement général d’émancipation, dans le sens notamment d’une libération vis-à-vis du travail et, à l’intérieur même du travail, de ses conditions aliénantes et abrutissantes. Il faudrait d’ailleurs éviter de les retrouver dans les domaines du sport ou des loisirs, et essayer de les faire disparaître au niveau d’une formation trop sélective. Je garde pour ma part un meilleur souvenir de ma carrière professionnelle, que j’ai prolongée par plaisir jusqu’à l’âge de 67 ans, que du travail de forçat qu’il m’avait fallu fournir pour être reçu au concours d’entrée d’une Grande Ecole.

Il est certain que le travail continuera de se raréfier, sauf à vouloir produire de plus en plus de choses inutiles ou nuisibles pour le seul profit de ceux qui les font fabriquer. Or il me semble bien que les gens qui ont du travail grâce à des activités inutiles ou nuisibles, il ne devrait y avoir aucun dommage à ce que l’on trouvât le moyen de les entretenir au pire à ne rien faire, entendons à ne rien faire dans le domaine de la production marchande, du moins à titre temporaire, car contrairement à ce qui se dit parfois sur la paresse congénitale ou acquise des chômeurs, beaucoup seraient sans doute malheureux de ne pas retrouver un travail de type traditionnel. C’est pourquoi je me réjouis de tout ce qui peut se faire dans le sens d’une meilleure répartition du travail actuel et soutiens sans aucune exclusive tous ceux qui œuvrent dans ce sens, que ce soit pour la semaine de 35 heures ou de 32 heures ou moins encore, et que celles-ci soient réparties sur 4 jours, éventuellement pas tous les mêmes ou pas toujours les mêmes ou bien qu’elles soient reparties sur des demi-journées alternées, ou suivant tout autre système qui étalerait le flot de circulation des heures de pointe, ce qui, en complément à la réduction du temps de travail, réduirait également le temps de trajet. J’ai bien entendu apporté mon soutien à Gilles de Robien, dont le système qu’il avait élaboré contre le chômage était ce que l’on pouvait espérer de mieux sous un gouvernement de droite, avant de pouvoir réaliser ce que l’on pensait être beaucoup mieux sous un gouvernement de gauche. Il n’y a sans doute pas qu’une seule bonne solution, et comment être sûr qu’une solution est bonne avant de l’avoir essayée, de préférence d’abord à petite échelle ? Un mouvement comme Un Travail pour Chacun (UTC), avec Jacques Nikonoff, avait la sagesse de se fixer pour premier objectif la réalisation pratique de « territoires sans chômage » dans des secteurs géographiques limités.

En matière de partage du travail, il y a aussi des patrons qui ont de bonnes idées et sont même capables de donner l’exemple. J’ai connu ainsi deux amis qui, possédant en commun une petite fonderie de bronze située dans la campagne normande et un yacht sans domicile fixe mais toujours bien situé, s’en occupaient alternativement une année sur deux. Dans une société d’abondance où les richesses seraient mieux réparties au lieu d’être accaparées par une petite minorité, on devrait pouvoir étendre un tel système à l’ensemble de la population. Certes on voit encore davantage de patrons, et des plus grands, qui ne cherchent qu’à se bouffer entre eux plutôt qu’à partager le travail, mais l’essentiel est que l’idée existe et qu’elle ait commencé à en séduire quelques-uns.

Souvenons-nous que prêter de l’argent avec intérêt a été longtemps totalement impensable, puisqu’il était dit que cela conduisait tout droit en enfer. Quand on voit qu’une telle révolution culturelle a pu avoir lieu, tous les espoirs sont permis. Si une fois c’est possible dans le mauvais sens, pourquoi pas une autre fois dans le bon sens ?

Peut-être pourrait-on déjà, dans certaines situations difficiles, essayer par exemple de partager le temps de chômage ? Quand une entreprise estime devoir virer 50 personnes, ce qui constitue actuellement un choix définitif et douloureux, ne vaudrait-il pas mieux constituer provisoirement deux ou trois équipes de 50 personnes qui, jusqu’à leur reclassement, seraient alternativement au chômage pour des périodes de 3 à 6 mois ? Cela permettrait aux personnes potentiellement en excédent d’organiser leur reconversion dans des conditions plus sereines. Et je pense que les 50 personnes en trop seraient plus sûrement et plus vite recasées qu’avec le système actuel, car sur 100 ou 150 personnes me-nacées incitées à rechercher du travail, il y en aurait plus facilement 50 qui y réussiraient que si elles sont seulement 50 à devoir s’en préoccuper. C’est ce qui semble s’être passé chez AOM Liberté où il y avait de l’ordre de 1.800 emplois menacés en cas de restructuration, ou la totalité des 4.800 emplois en cas de dépôt de bilan. L’affaire ayant traîné, on n’a pas désigné tout de suite les 1.800 victimes du plan de restructuration finalement mis en place et c’est la totalité du personnel menacé qui s’était mis en quête d’un nouvel emploi. Moyennant quoi, au moment de la désignation effective du personnel excédentaire qui serait licencié, il y avait déjà dans les 400 ou 500 personnes qui avaient retrouvé du travail. Elles eussent été à la même date certainement moins nombreuses, si tout de suite près des deux tiers du personnel ne s’étaient plus senti concernés.

Il faudra bien à un moment changer tout le système économique. On ne peut espérer vaincre la maladie quand cela conduirait au chômage ou à une réduction de leurs ressources un nombre considérable de professionnels de la santé. De même l’insécurité, dans la mesure où ce serait dramatique pour les personnels devenus trop nombreux des Ministères de l’Intérieur et de la Justice. Qu’attendre par ailleurs d’un système où il faut l’aubaine des 100 milliards de dégâts d’une tempête pour pouvoir maintenir l’emploi dans le Bâtiment, et où entre deux guerres pendant lesquelles on en appelle au sacrifice et aux privations, c’est au contraire une vertu que de dépenser, voire de gaspiller, pour faire marcher l’économie ? Brutalement arrêté dans son expansion pour cause d’appétit mondial insuffisant ou non solvable, il ne sait apporter d’autre solution que de détruire les récoltes ou d’abattre le bétail pour empêcher l’effondrement des cours et la ruine des paysans ! On remarquera que ce sont des mesures dirigistes qui vont à l’encontre des lois du marché, mais il est des circonstances où le système ca-pitaliste ne peut laisser disparaître ses meilleurs soutiens...

Bien sûr qu’il faudra un jour mieux répartir les richesses ou alors que ceux qui s’accrochent à leurs pri-vilèges terrestres cessent de nous faire de la réclame pour la vie éternelle, et que ceux qui planquent leur fortune à l’Etranger cessent de nous prêcher le patriotisme. Ceux qui n’ont que leur peau à défendre ont aussi le droit de la délocaliser.

Mais il ne faut pas non plus rester sur l’idée que pour donner aux uns il faut obligatoirement prendre aux autres. Les capitalistes eux-mêmes ont inventé pour leurs besoins une nouvelle arithmétique. En invoquant “l’effet de levier” ou les “synergies”, ils formulaient les effets de la fusion entre Sociétés par l’équation 1+1=3. Après la dégringolade de la Bourse, un article économique paru récemment dans Le Monde concluait au contraire à partir de savants calculs, qu’en ce qui concerne les douze plus grandes fusions mondiales, 1+1 était généralement inférieur à 2 !

Je préfère retenir la leçon du directeur des achats d’une grande Société lors de la réunion finale à l’issue de laquelle il devait nous signer la commande d’une installation assez complexe. Trop souvent ce n’est plus qu’un pénible mar-chandage, dans lequel l’acheteur commence par déclarer ne pouvoir signer que si on lui consent une remise d’au moins 5%, où le vendeur affirme à son tour qu’il lui est impossible d’aller au-delà de 2 et où l’on discute pendant des heures pour que, selon celui qui se sera le plus vite lassé, on finisse par se mettre d’accord plus près de 3 ou plus près de 3,5. Ce directeur des achats auquel au bout de 40 ans je continue de rendre hommage, je le trouve exemplaire pour nous avoir tenu ce discours :

« Messieurs, nous n’allons pas perdre tout notre temps à discuter du prix. Nous allons d’abord profiter de cette ultime réunion pour revoir le projet de A à Z. N’y a-t-il pas encore certains matériels non indispensables à court terme et dont il serait possible de diffé-rer l’acquisition ? A l’inverse, peut-être que sur d’autres points nous vous avons poussés à supprimer des dispositifs que nous risquerions bientôt de regretter ? Avant de conclure, donnons-nous le temps de réfléchir et essayons d’avoir encore quelques heureuses inspirations. Pour cela jetons sans complexe toutes nos idées sur la table. C’est une affaire qui va aller chercher dans les 5 millions de francs à quelques milliers près, un point sur lequel nous nous mettrons facilement d’accord. Quand je vous remettrai un chèque contre la promesse d’une installation de valeur équivalente, ce sera un simple échange. Il n’y aura pas de valeur ajoutée. Mais si au cours de notre discussion je vous donne une idée et que vous me donnez une idée, nous serons riches chacun de deux idées et nous aurons gagné les uns et les autres beaucoup plus que dans une discussion de marchands de tapis. »

Une telle attitude correspondait à mon sentiment profond que, de quelque côté que l’on soit, on devait travailler ensemble et non les uns contre les autres. Ce sentiment s’est trouvé conforté, au cours de ma longue carrière de représentant multicarte, par le fait que parfois mes clients sont devenus mes em-ployeurs et que mes employeurs sont devenus mes clients. Je me suis toujours insurgé par ailleurs contre ces sortes de gourous, organisateurs de coûteux séminaires, tantôt pour des parterres d’acheteurs, tantôt pour des parterres de commerciaux, et qui, avec une éloquence d’entraîneurs de football, les exhortaient de part et d’autre à se montrer pu-gnaces et à jouer au plus malin. Leur discours ravissait les patrons qui se payaient leurs services, mais ils ne rendaient service à personne. Quand on détecte un individu formé à cette école, on se méfie de lui automatiquement et il aura peu d’occasions de profiter de son savoir-faire. Lors des multiples fusions de sociétés auxquelles on n’a cessé d’assister, j’ai souvent vu des gens qui s’étaient livrés l’un contre l’autre à ces jeux débiles, se retrouver l’un à côté de l’autre ou l’un sous les ordres de l’autre, et à leur niveau, cela ne faci-litait pas la fusion.

Si l’on veut pouvoir faire accepter un système économique dans lequel l’argent ne sera plus une valeur en soi, il faudra d’abord que l’esprit de coopération et de solidarité l’emporte sur l’esprit de compétition et d’accaparement. C’est pourquoi il convient de s’allier avec tous ceux qui en sont naturellement animés, ceux qui n’ont pas un esprit de prédateurs et qui, quelle que soit la position qu’ils occupent, agissent en tenant compte des intérêts des autres, à l’instar de cet obscur directeur que j’ai eu le bonheur de rencontrer, pour créer de la valeur ajoutée, matérielle ou morale, intellectuelle ou artistique, au bénéfice de la société dans laquelle ensemble nous vivons. C’est avec eux que nous pourrons un jour réaliser les utopies dans lesquelles il faut mettre nos espérances.

Au moment où un krach boursier se profile, le capitalisme ne fait même plus le bonheur des capitalistes !


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