Un conte d’hier pour notre temps

Un peu de poésie
par  B. BLAVETTE
Publication : décembre 2015
Mise en ligne : 9 avril 2016

Ayant entendu (lors de l’Université d’été d’Attac en 2013), une conteuse dire un conte persan anonyme du XIIème siècle, Bernard Blavette a adapté, avec quelques emprunts à la pensée de Spinoza, ce récit d’hier à méditer aujourd’hui :

La nuit était claire comme le cristal, froide comme une lame d’acier, le mistral soufflait sur les collines. Il secouait les portes, ronflait dans les cheminées faisant jaillir des gerbes d’étincelles. En cette nuit de Noël on était venu de loin écouter la conteuse, car depuis que le monde avait basculé, depuis que les télévisions, les ordinateurs, les téléphones s’étaient tus, depuis que même les livres étaient devenus plus rares, les conteurs itinérants étaient les seuls à nourrir l’imaginaire des hommes, certains d’entre eux ayant acquis une grande célébrité.

Alors que l’assistance s’installait peu à peu, on distribuait les noix, les amandes, les figues sèches et la pompe à l’huile d’olive, cette brioche traditionnelle parfumée à la fleur d’oranger. La conteuse s’installa près de la cheminée et sa voix profonde, un peu rauque, s’éleva, ses mains soulignant le propos, traçant d’extraordinaires figures, de son corps fluet émanait soudain une densité, une force… L’audience retenait son souffle, les yeux des enfants brillaient, les vieux, dans leur fauteuil, se penchaient pour mieux entendre.

« Ce soir je vous emmène dans un voyage lointain, un voyage au-delà du temps et de l’espace, lorsque l’humanité était plus jeune, lorsque l’on croyait encore à l’avenir, lorsque le monde n’était pas encore ravagé et désenchanté.

Mon histoire c’est celle d’Yvan le cordonnier. Ivan était un grand artiste, la beauté des peaux, la perfection de la facture faisaient de chaque objet sorti de ses mains une œuvre d’art. Les souliers étaient si souples, si confortables que l’on croyait marcher sur un nuage, comme si l’on avait aux talons les petites ailes du dieu Mercure. Yvan et ses quelques compagnons fabriquaient aussi des selles et tout le harnachement des chevaux pour la parade, chaque pièce était une splendeur, les plus riches damasquinées de filets d’or et d’argent. Le Sultan, le Grand Vizir, les ministres et toute l’aristocratie de la ville se disputaient la production d’Yvan, certains accumulant des centaines de chaussures. Car la noblesse de la Principauté avait la passion de l’accumulation et l’on racontait que les coffres du Sultan et des notables les plus riches regorgeaient de joyaux, que leurs écuries comportaient d’innombrables chevaux, et qu’ils avaient dans leur harem plus de femmes qu’il ne leur était possible d’honorer en une année. Et non content d’affamer son peuple cette aristocratie insatiable s’en allait aussi piller les royaumes voisins, chaque nouvelle guerre étant justifiée par la défense de la ville et la sécurité de ses habitants. Ces derniers auraient pu se révolter contre ces parasites finalement peu nombreux, mais non, ils préféraient se quereller, s’épier, se dénoncer les uns les autres.

Yvan fabriquait des merveilles, mais n’en était pas moins misérable car nombreux étaient les riches qui « oubliaient » de le payer, d’autres allant même jusqu’à le jeter dehors et le faire bastonner par les valets quand il venait réclamer son dû. Chaque soir, lorsqu’il rentrait chez lui, son cœur se serrait à la vue de ses enfants pauvrement vêtus et de sa femme qui toussait beaucoup.

Pourtant Yvan connaissait parfois des moments de pur bonheur lorsqu’à l’aube d’une belle journée il prenait le sentier qui le menait au somment d’une colline surplombant la ville. Là les premiers rayons du soleil transformaient la boucle du grand fleuve qui enserrait la cité en un chemin étincelant qui semblait conduire vers un ailleurs possible et Yvan se sentait emporté vers un état contemplatif dans lequel ses pensées et son corps se diluaient dans l’espace et le temps. Il en ressortait comme régénéré, animé d’une sorte d’attente qui lui soufflait que le futur pouvait être différent… ».

La conteuse se tut, reprenant son souffle, elle réclama un verre de vin qu’elle sirota sans se presser faisant à dessein patienter l’auditoire. La grande pendule sonna 10 heures, quelqu’un ajouta une bûche dans l’âtre, les flammes jaillirent, projetant dans la pièce leurs formes mouvantes….

La conteuse s’installa plus confortablement, sembla se concentrer, reprit son récit une tension dans la voix….

C’était le début du printemps et Yvan montait vers sa colline. En parvenant au sommet il sentit qu’aujourd’hui était différent, le soleil semblait plus brillant, ses rayons plus dorés, il crut entendre raisonner un carillon cristallin… Et soudain l’aigle fut à ses côtés, un dixième de seconde auparavant il n’y avait rien et maintenant il était là, cet aigle noir immense, bien plus grand que lui, avec de larges yeux jaunes qui ne reflétaient pas la férocité du rapace mais plutôt une bienveillance teintée de compassion.

— Bonjour Yvan, dit l’aigle

— B-bonjour, répondit Yvan. Par exemple, un aigle qui parle ! Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Que me veux-tu ?

Les questions se bousculaient, mais il n’avait pas peur.

—Je suis le Passeur, le Voyageur, le Messager comme tu voudras. Je viens d’un pays plus lointain que tout ce que tu peux imaginer et je suis ici pour toi.

—Pour moi ?

—Il y a longtemps que je t’observe et je sais quel grand artiste tu es, je pense aussi que ton cœur est pur. Ce despote à l’esprit égaré et sa petite cour ne te méritent pas. Aussi je suis venu te proposer de m’accompagner. Oh, je ne te promets pas le paradis et la vie éternelle comme vos religions, mais chez moi les femmes et les hommes disposent de tout ce qui leur est nécessaire pour vivre dignement et même d’un peu de superflu. Après, il importe à chacun de donner un sens à sa vie, de construire son bonheur parmi celui des autres. Alors écoute bien, car je ne peux m’attarder. Je serai en ce même lieu dans une semaine à la seconde près, réfléchissez ta famille et toi et si vous vous décidez pour un autre possible n’emportez rien de ce monde, venez comme vous êtes, les mains nues, et surtout soyez exacts.

En trois battements d’ailes l’aigle avait disparu….

Yvan resta pétrifié, en proie à la plus grande confusion : « Quelle étrange vision, je ne sais même pas si elle s’adressait à mes yeux, à mes oreilles ou directement à mon esprit, est-ce du délire, serais-je malade ? ». C’est alors qu’il aperçut là, sur le sol, une grande plume d’un noir profond… Yvan regagna son logis dans un état d’excitation extrême et lorsqu’il conta son aventure à sa femme et à ses enfants, il fut accablé de sarcasmes. Pourtant, lorsqu’il leur montra la plume, tous se turent. Les souffrances, les humiliations, les frustrations les incitaient à accueillir le moindre espoir…

La semaine fut pour Yvan interminable, le Sultan se montrait de plus en plus exigeant et il devait s’activer sans cesse, et la dernière nuit, malgré son épuisement, il ne put trouver le sommeil… Ils quittèrent la maison bien avant l’aube. La journée s’annonçait pluvieuse et tandis qu’ils montaient vers la colline, couverts de boue, transis de froid, Yvan se traitait de fou : s’accrocher ainsi à une vision et à une plume… !

Lorsqu’ils parvinrent au sommet de la colline, le ciel se dégagea brusquement comme s’ouvre le rideau d’un théâtre, le soleil darda ses premiers rayons, trois notes cristallines retentirent et l’Aigle était là.

—Montez, dit le Passeur. Vous voyagerez sur mon dos entre mes ailes, il y a là des coussins et des tapis. Mais auparavant laissez tomber vos vêtements, ceci est pour vous comme une seconde naissance et les humains viennent au monde nus, sans artifices.

L’Aigle s’élança aussitôt et en quelques battements d’ailes la ville fut hors de vue. Yvan et sa famille qui n’avaient jamais voyagé découvrirent alors toute l’immensité, la diversité, la beauté de l’Univers. Des plaines verdoyantes parsemées de lacs émeraude, des déserts rocailleux et arides, des océans étincelants, des mers en furie, des montagnes couronnées de blancheur et d’autres crachant le feu défilaient sous leurs yeux.

Et puis tout devint plus étrange encore, le ciel vira au rouge puis au jaune, les paysages devinrent flous, indistincts, comme si l’Aigle accélérait sans cesse son vol. Le temps semblait s’étirer sans fin, finalement bercés par le battement régulier des ailes, tous sombrèrent dans un profond sommeil.

C’est un changement de rythme qui réveilla Yvan, l’Aigle descendait en planant doucement, l’air était d’une légèreté, d’une transparence, d’une pureté extraordinaire…

La conteuse s’était dressée, elle décrivait, avec un luxe de détails, les forêts aux arbres immenses, les torrents écumants, les rivières paisibles, les champs aux lourds épis ondoyant dans le vent, les vergers surchargés de fruits, et à l’horizon la ville blanche aux mille fontaines murmurantes. Dans ses yeux comme des larmes, dans sa voix un immense regret, la nostalgie infinie d’un paradis perdu…

Mais elle se reprit et poursuivit le récit.

L’Aigle se posa légèrement sur une place, tout près d’une fontaine délicatement irisée de soleil. La tranquillité était seulement troublée par le bruit léger des passants, chacun adressant un signe amical au Passeur et aux nouveaux venus. Un homme mince, plutôt âgé, vêtu d’une tunique et d’un pantalon aux reflets moirés s’avança vers eux.

— Soyez les bienvenus, je suis le Doyen, chargé de l’accueil. Voici des vêtements et une petite collation, installez-vous au pied de cet arbre.

Puis s’inclinant légèrement vers l’Aigle :

— Une fois de plus, toute notre reconnaissance, Passeur.

Les grands yeux jaunes brillèrent plus fort, Yvan ressentit une onde de chaude sympathie et l’Aigle s’envola.

Alors qu’ils se restauraient, le Doyen vint s’asseoir près d’eux :

— Il est très fatigué, ces voyages sont physiquement et psychiquement épuisants, ils ne sont pas non plus sans danger et certains se sont perdus à jamais dans les méandres de l’espace et du temps. Mais pour commencer, je vais vous conter l’histoire de notre peuple, viendra ensuite un temps d’initiation qui vous sera dispensée par plusieurs d’entre nous.

Nous sommes arrivés en ce lieu il y a de nombreux siècles après avoir, comme vous, longtemps souffert sous le joug d’un tyran sanguinaire. Nous nous étions révoltés, mais nous avons été trahis et la plupart ont été massacrés sans pitié et seule une petite centaine parvint à s’enfuir. Blessés, affamés, poursuivis par une armée impitoyable, ils se sont engouffrés sans même s’en rendre compte dans un de ces tunnels qui s’ouvrent parfois dans l’espace-temps.

Je ne parlerai pas de hasard miraculeux, car ce mot traduit en fait l’incapacité de l’esprit humain à démêler l’écheveau infini des causes et des effets, mais quoi qu’il en soit, ils parvinrent en ce pays où ils furent accueillis par ceux que nous nommons les Passeurs.

Sachez qu’il s’agit d’une race qui a développé son psychisme bien au-delà de la matière, et la forme ailée que vous connaissez n’est que celle qui leur convient le mieux pour voyager entre les univers, ils peuvent prendre bien d’autres apparences.

Ils nous ont offert l’hospitalité, mais ils nous ont aussi transformés. Sans jamais intervenir dans nos affaires, ils nous ont pourtant appris à comprendre notre être, sa chair et son âme.

Nous connaissons intimement chacun de nos organes ainsi que les signaux qu’il faut envoyer pour que chaque atome de notre corps puisse coopérer dans une parfaite harmonie. Il s’agit d’une connaissance intuitive, un ressenti comme lorsque l’on a faim ou soif, chaud ou froid. Et c’est bien sûr par l’esprit, ce grand ordonnateur, que tout arrive. Ils nous ont appris à l’explorer, à faire jaillir la lumière jusqu’en ses plus sombres recoins, à vaincre ainsi notre désordre intérieur.

L’esprit peut alors s’épanouir dans toute sa plénitude et chacun ici communique par des contacts spirituels qui vont bien au-delà de la parole et des mots.

Nous avons progressé vers cet état de conscience que les philosophes nomment “sagesse” ou “raison”, “l’illumination” de certains mystiques, cet absolu que l’on cherche toujours mais que l’on n’atteint jamais.

Car nous ne sommes pas des dieux, la mort, la souffrance parfois, le doute sont toujours là. Simplement nous avons apprivoisé la peur et bâti ainsi une société plus équilibrée, plus juste.

Les problèmes politiques liés à la direction de la cité sont alors résolus sans même que l’on ait besoin d’y penser, car tous en viennent à « vouloir pour les autres ce qu’ils souhaitent de mieux pour eux-mêmes ».

Ici règne une parfaite égalité, plus de rois ni de fronts prosternés, l’argent n’a plus cours, chacun apporte sa contribution au bien commun et reçoit en échange ce qui lui est nécessaire pour mener une vie digne.

Nous avons obtenu l’abondance par la simplicité de nos désirs qui nous poussent vers la contemplation, la méditation et la recherche de la perfection intérieure.

Mais ne t’inquiète pas nous aimons aussi la beauté et l’amour, les fêtes, les rires, les chansons, et les Passeurs viennent souvent se mêler à nos réjouissances.

Pourtant, nous n’avons pas oublié le monde qui fut le berceau de notre peuple. Nous ne saurions vivre ici en harmonie en oubliant nos frères qui souffrent, nous ne tolérons pas l’égoïsme des privilégiés. Grâce aux Passeurs, nous maintenons un contact régulier avec votre univers, choisissant quelques personnalités telles que toi que nous jugeons capables d’évoluer et qui nous procurent du sang neuf, une diversité de pensée et d’agir.

Cependant, les peuples de ton monde ne sont pas prêts pour une réelle transformation, alors certains d’entre nous acceptent de sacrifier tout ou partie de leur vie pour tenter d’accélérer l’évolution. Ils deviennent chez vous de grands penseurs, des philosophes, vous les prenez même parfois pour des dieux, d’autres préfèrent des rôles plus modestes et agissent discrètement au contact direct des populations. Beaucoup d’entre eux périssent crucifiés, torturés, brûlés sur des bûchers, leur enseignement détourné au service d’ambitions fanatiques.

Mais le pire pour nous c’est lorsque l’un de nos envoyés finit par succomber lui-même et régresse vers les chimères de l’ambition et des richesses matérielles…

Comme tu le vois, la tâche est immense, les difficultés innombrables, mais nous avons toujours essayé, nous essayons encore, et nous continuerons demain. Car les Passeurs peuvent entrevoir l’avenir et ton monde semble engagé sur une pente fatale. Au cours des siècles à venir, l’avidité, l’appétit de pouvoir, l’égoïsme vont devenir les valeurs dominantes, engendrant un mode de vie proprement inhumain. Les peuples se prosterneront devant des choses laides, inutiles, des choses puantes qui empoisonneront le ciel et la terre. Les hommes et les femmes mourront par millions, le corps et l’âme rongés de l’intérieur par des maux incurables et finiront par se massacrer comme des loups pour les derniers arbres, pour un dernier brin d’herbe. Mais le futur n’est pas immuable, peut-être réussirons-nous. Peut-être…

La conteuse parlait depuis plus de deux heures, elle se tut, épuisée par la puissance même de son talent de transmission qui semblait s’adresser autant à l’esprit qu’aux oreilles. Le vent était tombé, le silence était rompu seulement par le tic-tac de l’horloge, quelques murmures dans l’auditoire, le crissement léger des braises rougeoyantes.

La conteuse mâcha posément un fruit sec avec un morceau de pain, but un verre d’eau, rassembla ses forces pour la fin du récit.

Yvan fut déçu par le logis qui lui était proposé. La maison, l’atelier étaient clairs et confortables, dotés d’un grand jardin où poussaient fleurs, légumes et arbres fruitiers. Mais en arrivant en ce monde extraordinaire, il avait imaginé pouvoir vivre dans un luxe dont le souvenir du palais du Sultan peuplait son imaginaire : marbre rare, plafonds décorés à l’or fin, objets précieux, et, pourquoi pas, quelques serviteurs. Rien de tel ici où régnait une sobriété, un dépouillement, qui permettaient par ailleurs de souligner la recherche architecturale.

Yvan se mit au travail : les peaux étaient belles, les outils d’une efficacité qu’il n’avait jamais connue et il eut tôt fait de confectionner de magnifiques chaussures. Chacun choisissait une paire à sa convenance, discutait un moment en le félicitant de son savoir-faire, certains lui laissant parfois un petit cadeau, généralement un objet de leur fabrication…

Au fil du temps, Yvan commença à ressentir comme une frustration, un manque de reconnaissance quant à la qualité de son travail. Le soir venu, il sentait ses mains vides, aucune contrepartie à son labeur, sauf quelques menus objets qui lui paraissaient sans valeur, pas d’argent à accumuler comme preuve tangible de son talent.

Sa femme et lui-même ne se privaient pourtant pas de s’approvisionner largement dans les différentes boutiques. Son épouse, qui depuis toujours avait été pauvrement vêtue, s’était prise d’une passion compulsive pour les tissus, robes et parures en tous genres ; lui-même se procurait sans cesse des objets précieux, surtout des tapis, certains magnifiques, dont il détenait une quantité impressionnante.

Et c’était aussi sur la nourriture que se portait leur avidité, et le grenier regorgeait de provisions, beaucoup plus qu’ils ne pourraient jamais en consommer…

Yvan sentait bien qu’ils avaient emprunté un mauvais chemin, que certains commençaient à se détourner d’eux, mais c’était plus fort que lui, il n’en avait cure.

Un matin Yvan trouva devant sa porte le Doyen et le Passeur qui l’attendaient.

— Yvan, voici l’aube d’une bien triste journée pour nous tous, dit le Doyen.

— Comment cela ? répondit Yvan, qui sentit monter en lui une sourde angoisse.

— Yvan, Yvan, mon pauvre ami, ne sens-tu pas comme un malaise, ne comprends-tu pas que par ton comportement tu sapes les fondements de notre société ? Il nous est possible de consommer librement suivant nos besoins, et même un peu plus, nous aimons aussi posséder quelques beaux objets qui sont le fruit du talent des artistes, mais nous refusons l’accumulation sans fin qui déchaîne la cupidité et détourne les individus de la seule vraie beauté, celle de l’esprit. Ce que tu possèdes inutilement fera défaut à d’autres. Pourquoi toute cette nourriture que tu ne pourras jamais consommer ?

— Mais s’il y avait un jour une mauvaise récolte, une famine ?

— Arrête Yvan ! Là tu te perds à jamais. Ne sais-tu pas que vivre dans l’aisance, manger à satiété au milieu de la misère et de la faim, est peut-être la seule faute inexpiable ?

Ce crime égare les esprits, engendre le fanatisme, la violence brute, les guerres sans fin, d’innombrables sociétés ont sombré pour cette raison.

Ne t’avons-nous pas montré que le partage constitue le fondement de toute humanité ?

Yvan, les communautés humaines sont fragiles, la nôtre y compris.

Yvan, tu es devenu pour nous un danger, tant il est vrai qu’une seule pomme pourrie contamine rapidement le panier entier. Yvan, nous nous sommes trompés, et bien que cela ne soit pas entièrement de ta faute, tu n’es pas prêt.

Nous sommes forcés de te renvoyer dans ton monde.

Mais tes enfants resteront avec nous, il serait trop injuste qu’ils payent pour tes erreurs, eux qui n’ont même pas demandé à naître.

Nous en prendrons grand soin, que cela soit pour toi une consolation.

Yvan sentit le sol se dérober sous lui et se retrouva dans son lit, dans son ancienne masure, au lever du jour.

— Quel songe étrange, se dit-il.

Mais sa femme avait rêvé comme lui, et les enfants n’étaient plus là…

Et c’est ainsi que depuis plus de vingt ans, Yvan monte chaque matin au sommet de la colline, où l’Aigle n’est jamais revenu…

Les cendres refroidissaient lentement dans l’âtre, la conteuse s’était allongée et les femmes s’empressaient délicatement autour d’elle. L’assistance commençait à se disperser et chacun lui adressait un petit signe amical auquel elle répondait par un sourire.

L’évocation avait été si puissante que tous ressentaient l’échec d’Yvan com­me le sien propre, tous comprenaient maintenant que ce récit était bien plus qu’un conte, un avertissement assorti d’un espoir. Tous savaient aussi que cette soirée n’était qu’une étape sur la route qui devait la mener vers cette grande ville où, le dernier soir de l’année, elle s’adresserait à la foule, en compagnie d’autres conteurs prestigieux. Ils diraient que l’Univers est depuis l’aube des temps le théâtre d’une lutte entre le chaos et l’harmonie, entre l’amour et la haine, entre l’ignorance et la raison, entre la laideur et la beauté.

Ils diraient que chacun est au centre de ce combat, que le sort de l’Univers se décide aussi à travers le plus faible, le plus misérable d’entre nous.

Déjà on racontait que sorties des bidonvilles, des camps, des prisons, des foules énormes se dirigeaient vers le rendez-vous, vers un espoir.

Les pouvoirs en place avaient tenté d’endiguer cette vague déferlante mais, débordés, les soldats s’étaient joints aux millions de marcheurs et le Président était depuis plusieurs jours prisonnier en son palais.

La grande roue de l’histoire s’était mise en marche, balayant tout sur son passage, le temps des changements était venu, et peut-être l’avenir ne serait-il pas maudit.

Peut-être…


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