Vers le règne des robots ?

Réflexion
par  J.-P. MON
Publication : décembre 2015
Mise en ligne : 8 avril 2016

Si “le système ne change pas”, Jean-Pierre MON montre, à l’aide de donnée récemment publiées, que l’usage des nouvelles techniques d’automatisation va très vite augmenter encore le chômage. Il est donc grand temps que les syndicats comprennent enfin le sens de la lutte pour l’abolition du salariat  :

« Le poète a toujours raison, Qui voit plus loin que l’horizon, Et le futur est son royaume… »

(Jean Ferrat)

Si elle n’a pas ses poètes, la “science sinistre” a ses auteurs de science fiction. L’Américain William Gibson est l’un des principaux d’entre eux. C’est lui qui aurait inventé le mot “Cyberespace”, qu’il fit apparaître dans ses premiers romans Burning Chrome (Gravé sur Chrome) en 1982 et Neuromancer (Neuromancien) en 1984, pour désigner le milieu dans lequel il faisait évoluer ses personnages. Depuis lors, “cyberespace”est devenu un terme très largement répandu. Dans ces deux romans Gibson imagine comment les technologies de l’information, alors encore balbutiantes, vont pénétrer nos sociétés « sans pour autant résoudre les grands problèmes, violence, inégalités, criminalité. Il a vu qu’elles peuvent très bien coexister avec la misère et la précarité, y compris pour ses utilisateurs » [1]. Dans Neuromancien, il décrit une société dans laquelle il n’y a que des riches et des pauvres, la classe moyenne a été éliminée.

Et c’est ce qu’on commence à constater aujourd’hui aux États-Unis. Situant ses romans récents dans un futur proche, il pense que « le changement technique est si rapide qu’il est devenu impossible d’imaginer l’avenir. Ce n’est pas une appréciation subjective mais un fait. Cela dit, j’ai découvert que beaucoup de lecteurs de mes derniers livres ne se sont pas aperçus que l’action se passe de nos jours, car pour eux, les technologies déjà existantes semblent encore futuristes et fantastiques. Le temps présent est un terrain inconnu à explorer. » [1]

Nous sommes là bien loin des fariboles que continuent à nous servir les économistes français, notamment P.Aghion, tout récemment élu Professeur au Collège de France [2], défenseur inconditionnel de la célèbre théorie de la “destruction créative“ [3]. Tout montre au contraire que nous sommes entrés dans un brutal processus de création destructive d’emplois !

Économistes et hommes politiques anglo-saxons paraissent bien plus réalistes. Ainsi, l’informaticien Noel Sharkey, professeur d’intelligence artificielle et de robotique à l’Université de Sheffield, écrit-il : « Il existe une inquiétude considérable et grandissante autour de l’automatisation totale. Ce moment précis où toute activité ou travail humain sera réalisé par des machines. Pour ce faire, celles-ci n’ont d’ailleurs pas besoin de devenir super intelligentes, comme certains le suggèrent […] Cependant, il est difficile de penser à la manière d’éviter l’automatisation complète qui rendra superflu le travail humain. C’est quelque chose à envisager ensemble. La question concerne le degré et les limites du pouvoir que nous voulons céder aux machines, sans perdre les formidables avantages qu’apporte la technologie » [4].

 Une évolution paradoxale

En 1938, l’énorme chômage que connaissaient les États-Unis à la suite de la grande crise de 1929 avait amené le gouvernement américain à faire de la journée de 8 heures une norme “intouchable” (Fair Labor Standard Act). Ce fut la dernière loi de réduction du temps de travail. Les nécessités de la production de guerre mirent, bien sûr, fin à cette loi. Après l’armistice, en 1945, on pouvait espérer revenir à cette journée de 8 heures ; mais il n’en fut rien, malgré les nouvelles avancées technologiques qui commençaient déjà à peser sur l’emploi.

Dès 1949, le célèbre mathématicien du MIT Norbert Wiener, père de la cybernétique, alertait le président du syndicat des ouvriers de l’automobile américaine sur les dangers que faisait peser l’automatisation des chaînes de montage sur le pouvoir des travailleurs : « Toute main d’œuvre, écrivait-il, dès lors qu’elle est mise en concurrence avec un esclave, que celui-ci soit humain ou mécanique, doit subir les conditions de travail de l’esclave » [5]. Fort de ses certitudes, Wiener ne livra jamais aux industriels ses recherches sur les servomécanismes. « Je ne connais aucune entreprise, disait-il, qui ait les intentions suffisamment honnêtes pour qu’on lui confie ces résultats ». Bien plus, Wiener proposa son aide au syndicat pour mettre en place un rapport de force favorable aux ouvriers. Mais il était déjà trop tard : avec la guerre froide, le rêve que faisaient les ouvriers américains, à la fin des années 1930, d’une semaine de 4 jours de 4 heures de travail et d’un salaire leur permettant de vivre, avait fait long feu (voir GR 1159, de décembre dernier). L’universitaire Nathan Schneider (qui, en 2013, fut le premier journaliste à couvrir les manifestations “Occupons Wall-Street”) explique : « Un nouveau rêve américain a peu à peu remplacé celui de la journée de 4 heures. Au lieu de loisirs et d’épargne, la consommation est devenue un devoir patriotique… Les entreprises peuvent justifier n’importe quoi – tant la destruction de l’environnement que la construction de prisons – pour inventer plus de travail […] Nous avons cessé d’imaginer, ce que Keynes croyait si raisonnable, que nos petits-enfants vivraient mieux que nous-mêmes. Et nous espérons seulement qu’ils auront un travail… et peut-être même un travail qu’ils aimeront » [6]. Mais, avec l’irruption fracassante des technologies numériques, ce rêve est, lui aussi, en train de s’effacer, comme le montre l’évolution économique récente des États-Unis. « Dans le passé, écrit Steven Hill [7], les gains de productivité amenaient souvent une plus grande prospérité pour tous. Mais qu’en sera-t-il cette fois ? Qui récoltera les fruits de cet accroissement gigantesque de productivité ? Quelques “maîtres de l’univers”, tels que les patrons des grandes entreprises et les investisseurs ? Ou est-ce que ces gains seront largement répartis dans l’ensemble de la population ? Personne ne peut répondre, mais ce que l’on sait c’est que depuis plusieurs décennies l’économie a été restructurée de façon à ce que l’accroissement de richesse tiré des gains de productivité et des nouvelles technologies tombe dans les poches d’une minorité de plus en plus faible des “un pour cent”. Et nous savons aussi que les salaires stagnent malgré un accroissement sensible des profits des entreprises ».

 L’étendue des dégâts

Dans un rapport très documenté [8], Frey et Osborne, chercheurs à l’Université d’Oxford, ont évalué le “risque” de numérisation que font courir les nouvelles technologies de l’information et de la robotique à 702 tâches cognitives non routinières et leur impact sur le marché du travail. Ils estiment qu’aux États-Unis 47% de l’ensemble des emplois sont susceptibles d’être automatisés dans les 10 ou 20 prochaines années. Le Pew Research Center (Washington) a consulté 2.000 experts sur leurs prévisions pour les prochaines décennies [9]. Bien qu’elles varient sur l’état final du marché du travail (dans 10 ou 20 ans), il y a peu de désaccord entre elles  : les robots et les technologies numériques auront rendu inemployable un grand nombre de cols bleus et de cols blancs et provoqué un accroissement important des inégalités. Le Centre de recherches économiques Bruegel de Bruxelles fait des prévisions équivalentes pour les pays européens.

Le quotidien britannique The Telegraph vient de résumer un rapport sur l’emploi réalisé par la Bank of America [10]. Il est particulièrement édifiant : « Dans les dix prochaines années les robots occuperont 45% de tous les emplois industriels et feront baisser les coûts salariaux de 9 trillions de dollars. Qui plus est, les prix des robots, que ce soit pour prendre soin de personnes âgées, pour planter des graines ou cueillir des fruits,… ont baissé en moyenne de 27% durant les 10 dernières années, et la tendance devrait se poursuivre. Dans l’industrie manufacturière, la Corée du Sud est actuellement le pays qui utilise le plus de robots (440 pour 10.000 employés). Elle est suivie par le Japon et l’Allemagne. Mais la Chine est aujourd’hui le plus gros acheteur de robots du monde, (25% du marché mondial). Nous approchons du moment crucial où il sera 15% moins cher d’utiliser un robot qu’un être humain. Dans le secteur automobile, ce seuil est déjà franchi aux États-Unis, en Europe et au Japon où un robot soudeur coûte 8 $ de l’heure, alors qu’un travailleur en coûte 25.

Le secteur tertiaire n’est pas plus protégé : les grandes banques se débarrassent désormais de leurs employés par dizaines de milliers. C’est notamment le cas de Barclays, qui envisage la suppression de 30.000 emplois dans les deux prochaines années, de la Deutsche Bank, qui va réduire ses effectifs d’un quart, de la banque italienne UniCredit, qui compte supprimer environ 10.000 postes… » Le rapport conclut que 50% des emplois américains sont menacés.

Le phénomène ne touche évidemment pas que les États-Unis. Le groupe taïwanais Foxconn, plus grand fabricant mondial de smartphones et de tablettes (pour diverses grandes marques), qui emploie plus d’un million de salariés en Chine, utilise des “cobots” (=collaborative robots), robots industriels très flexibles et mobiles, destinés, dit-on, à aider les travailleurs dans des tâches pénibles. En fait, ces robots servent tout simplement à économiser la main-d’œuvre et à augmenter la productivité. La situation de plus en plus précaire de cette main d’œuvre est décrite en détail dans La machine et ton seigneur et ton maître [11]. (Wiener avait vu juste…)

 Une “Uberisation” galopante

Mais ce n’est pas tout : à la marée des pertes d’emplois classiques s’ajoute la déferlante des emplois incertains, partiels, temporaires,… qui constituent ce que les Américains appellent la “Gig Economy“ (=économie des petits boulots, ou économie de plate-forme). On y trouve les “auto-entrepreneurs“, les travailleurs à la demande ou sur appel, rémunérés à la tâche, les “free lance”… ceux qui n’ont pas un employeur déterminé. Ils n’ont pas le statut de salariés et ne bénéficient d’aucun avantage social, ni d’assurance santé, ni, bien sûr, de retraite. (Les chauffeurs d’Uber en constituent un exemple typique). Quels qu’ils soient, pour eux, gains ou heures de travail sont imprévisibles. « On n’avait jamais vu ça : de plus en plus d’Américains ne savent pas combien ils gagneront la semaine prochaine, ni même demain. […] C’est le plus grand changement en un siècle qui survient dans la main d’œuvre américaine et il s’effectue à la vitesse de l’éclair. On estime que dans les cinq prochaines années 40% de la main d’œuvre américaine aura un travail incertain et que, dans une décennie, ce sera le cas de la plupart d’entre nous… que nous soyons programmeurs, journalistes, chauffeurs chez Uber, sténographes, puéricultrices,… » [12].

Bref, « toutes les professions sont concernées… Fin du salariat, fin des petits chefs et des grandes organisations, le monde du travail construit au début du XXème siècle est en train de se recomposer » [13].

Le verdict est unanime : dans les toutes prochaines années, des millions d’emplois vont disparaître, ceux qui détiennent le capital s’adjugeront un pan toujours plus important de la richesse produite et les inégalités continueront d’augmenter.

Pour en sortir, un nombre croissant de chroniqueurs, d’économistes, (N. Roubini, R. Reich, M.Brain, F. Pistono, G.Dvorsky,…) proposent l’instauration d’un revenu universel.

Encore faut-il bien définir de quoi il s’agit !


[1Le Monde, 2-3/08/2015.

[2Voir Fil des jours, GR 1169.

[3Théorie de l’économiste autrichien J.Schumpeter (1883-1950), selon laquelle la croissance est un processus permanent de création, de destruction et de restructuration des activités économiques.

[4Le Monde, 07/08/2015.

[5N. Wiener, The Human Use of Human Beings, éd., Houghton Mifflin, Boston, (1950).

[6Nathan Schneider, Who stole the Four Hours Workday ?, VICE Media LLC, 05/08/2014.

[7Steven Hill, sociologue, est l’auteur de Raw Deal : How the “Uber Economy” and Runaway Capitalism Are Screwing American Workers, St Martin’s Press, (2015).

[8The future of employment : How susceptible are jobs to computerisation ?, Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, Université d’Oxford, (septembre 2013).

[9Digital life in 2025, AI, Robotics and the future of jobs , http://www.pew­Internet.org/topics/future-of-the-Internet/

[10The Telegraph, 05/11/2015.

[11Yang, Jenny Chan, Xu Lizhi, Agone éd., ( 2015).

[12Robert Reich, The Upsurge in Uncertain work, blog R.Reich, 25/08/2015.

[13Ph. Escande et S. Cassini, Bienvenue dans le capitalisme 3.0, Albin Michel éd., (2015).


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