Libéralisme contre démocratie


par  É. LEYMARIE
Publication : juin 2011
Mise en ligne : 10 octobre 2011

La question primordiale actuelle, dont dépend l’avenir de l’humanité, est de savoir si l’exigence de démocratie véritable, de plus en plus exprimée dans des manifestations populaires qui se multiplient, est, ou non, compatible avec les fondements du libéralisme politique, cette idéologie qui, par l’intermédiaire de la finance, décide de l’économie de la planète.

Pour tenter d’y répondre, Éloi Leymarie s’est plongé dans l’Histoire et il a beaucoup lu.

Sa réponse ici est claire : c’est non.

Et elle est confirmée par la répression policière envoyée contre les manifestants pacifiques.

Aux régimes totalitaires, nous opposons souvent la démocratie libérale, persuadés en cela de faire allusion à un modèle politique cohérent. Par démocratie libérale, nous entendons alors la synthèse entre le principe démocratique et le libéralisme politique. Ce dernier peut être défini comme un « système soucieux du respect des sujets de droit et de la liberté d’initiative des individus » [1]. L’état de droit, la séparation des pouvoirs ou encore les droits fondamentaux sont quelques-unes des dimensions importantes du libéralisme. La démocratie est le principe selon lequel le pouvoir revient au peuple. Il se traduit actuellement par le suffrage universel.

Nous souhaitons donc aux peuples arabes qui se soulèvent que la démocratie libérale remplace les règnes des Ben Ali, des Mubarak et des Khadafi. Leurs révolutions auront vraiment réussi si, comme celle de 1789 en France, elles débouchent sur la reconnaissance des droits de l’homme et la tenue d’élections au suffrage universel. Ces deux dimensions, qui remportent l’adhésion la plus large, paraissent indissociables et complémentaires. Pourtant, au vu des difficultés que traversent nos régimes politiques, nous devrions nous interroger sur la nécessité de corriger notre modèle avant de l’exporter. Car qui, aujourd’hui, peut sous-estimer la profondeur de la crise politique dans un pays comme la France ?

Une des pistes pour comprendre cette crise consiste à questionner le rapport entre démocratie et libéralisme, à se demander si la synthèse évoquée est toujours d’actualité. À force de les associer, nous avons perdu de vue le fait qu’ils appartiennent à deux traditions politiques très différentes, hétérogènes l’une à l’autre et qui se sont même longtemps combattues. Parler de démocratie libérale donc, c’est présupposer une compatibilité qui en fait ne va pas de soi. Il est possible qu’il y ait une contradiction dans les termes. Et si nous avions affaire à deux univers qui se sont longtemps tolérés, obligés de cohabiter par la force des choses, mais qui s’accommodent de plus en plus mal de la présence de l’autre ?

 Un peu d’Histoire

Les rapports entre les principes libéraux et démocratiques ont déjà été tumultueux. Historiquement, la montée en puissance des premiers a longtemps empêché toute progression des seconds.

En Grande-Bretagne par exemple, la doctrine libérale triomphe dans la première moitié du XIXe siècle. En façonnant les institutions et en inspirant les élites politiques de manière déterminante, elle donne naissance à un véritable régime politique libéral. Cela n’empêche en rien les whigs (qui prendront le nom de libéraux à partir de 1847) de prôner une société résolument inégalitaire et de s’opposer à tout progrès démocratique. Leur attitude face au mouvement chartiste dans les années 1830-1840 est de ce point de vue révélatrice. Le programme chartiste (à strictement parler, pas démocratique au sens ou nous l’entendons plus bas, mais plutôt d’inspiration démocratique), repose sur “Six Points” : l’instauration du suffrage dit universel mais dont les femmes étaient exclues, le vote à bulletin secret, le renouvellement du Parlement chaque année, le remaniement du système des circonscriptions électorales (système qui minimisait le poids des quartiers industriels), la création d’une indemnité parlementaire et la suppression du cens d’éligibilité [2]. Malgré les pétitions (en 39, 42 et 47), les émeutes populaires (en 1842), ou encore la grande manifestation de Londres du 10 avril 1848, les gouvernements whigs successifs ne cèdent rien. La mobilisation ouvrière se solde par un échec. L’historien whig T. B. Macauley juge les Six Points « hautement incompatibles avec l’existence même de la civilisation ». Pour cette classe politique, qui se veut par ailleurs réformiste, le suffrage universel est une réforme impensable en ce qu’elle risque de compromettre un équilibre constitutionnel largement hérité et qui ne se modifie que très graduellement.

Cette idée que la démocratie est liberticide est une donnée stable de la culture politique de l’époque, aussi bien whig que tory. Dans De la liberté (1858), J.S. Mill estime qu’« il y a une limite à l’ingérence légitime de l’opinion collective dans l’indépendance individuelle ; trouver cette limite et la défendre contre les empiètements est aussi indispensable à une bonne condition des affaires humaines que la protection contre le despotisme politique ».

La première réforme électorale, en 1832, ne doit donc pas faire illusion : son objectif n’est pas la démocratisation, mais, de l’aveu même de son initiateur Lord Grey, le renforcement de l’aristocratie comprise comme « garante du salut de l’État et de la monarchie ».

La seconde loi électorale, de 1867, déchaîne les passions. Elle est, cette fois-ci, le fait d’un gouvernement tory. Bien qu’elle n’accroisse le corps électoral que de 16%, cette réforme est vécue par beaucoup comme une trahison vis-à-vis de la tradition politique nationale. Certains évoqueront un « saut dans le noir » (Lord Derby) et une « année du grand crime » (le poète anglais Coventry Patmore, qui avait le plus grand mépris pour le “common people”). Face aux détracteurs de la réforme (W. Bagehot par exemple), Benjamin Disraeli se défendra, lui aussi d’avoir favorisé la démocratie. Ces élites libérales aussi bien politiques qu’intellectuelles ou artistiques considèrent les masses populaires, incultes et avides, comme incapables d’accéder à la souveraineté politique. L’aristocratie est donc ce corps intermédiaire censé sauver les libertés du double risque tyrannique et démocratique. Jusqu’en 1885, la contradiction entre un libéralisme qui s’épanouit et une démocratie combattue est donc assumée par la classe dirigeante.

En France, la situation n’est pas moins éloquente. Au début de l’année 1848, alors que la Monarchie de Juillet vient de tomber et que la Deuxième République est proclamée, le gouvernement provisoire tout à la fois annonce des mesures libérales (libertés de la presse, d’association et de réunion), accorde le suffrage universel masculin (le corps électoral passe de 250.000 à 9 millions d’électeurs) et proclame le droit au travail. Or, dès juin, les Ateliers nationaux, justement créés pour donner un emploi à tous, sont supprimés par l’Assemblée Constituante. Des émeutes populaires s’ensuivent, que l’armée et la Garde Nationale se chargent de réprimer (les Journées de Juin font plus de 4.000 morts du côté des insurgés, autant de prisonniers). Le Parti de l’Ordre, qui incarne le libéralisme conservateur français, va alors moduler les libertés en fonction du danger socialiste. Si la Constitution les maintient, droits et libertés (presse, association, réunion, grève) sont progressivement suspendus dans les années qui suivent, au gré des manifestations de gauche et du risque démocratique. Finalement, en 1850, la loi du 31 mai réduit le corps électoral de 9 à 6 millions ! Dans son discours précédant le vote, Thiers évoque la “vile multitude”. Selon lui : « il y a une manière de corriger, non pas tous les inconvénients, mais une grande partie des inconvénients du suffrage universel, c’est le suffrage à deux degrés, qui rétablit la hiérarchie des intelligences... ». La République à la fois libérale, démocratique et sociale de 1848 n’aura donc pas résisté longtemps à la défense, par les élites, de leurs propres intérêts.

À l’instar de leurs homologues anglais et de Thiers, les libéraux français méprisent les classes populaires. Voltaire déclare : « Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants… Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes… Quand la populace se met à raisonner, tout est perdu ». Moins d’un siècle plus tard, Alexis de Tocqueville pouvait encore dire : « j’ai pour les institutions démocratiques un goût de tête. Mais je suis aristocrate par instinct, c’est-à-dire que je méprise et crains la foule. J’aime avec passion la liberté, l’égalité, le respect des droits, mais non la démocratie ». En fait, depuis Montesquieu, le remède libéral au despotisme est bien connu : il passe par le gouvernement d’un corps intermédiaire entre le souverain et le peuple et siégeant dans un Parlement. C’est tout le rôle dévolu à l’aristocratie.

Le XIXe siècle en témoigne : l’incompatibilité entre démocratie et libéralisme peut déboucher sur des crises politiques profondes. Cependant, selon les historiens des systèmes politiques, cet antagonisme, dont la vigueur passée a pu déclencher des révolutions, est aujourd’hui bel et bien “digéré”. D’ailleurs, les crises politiques du XXe siècle ne sont-elles pas liées à des régimes étrangers tant au libéralisme qu’à la démocratie ? Cette fusion “libérale démocratique” est aujourd’hui largement admise : un auteur comme Marcel Gauchet, qui remarque que « l’équilibre de la synthèse entre dimension démocratique et dimension libérale tant bien que mal acquise au début des années 1970 va se rompre au profit d’une hégémonie renouvelée de la dimension libérale » [3], parle de démocratie des droits de l’homme. Autrement dit, s’il reconnaît bien deux dimensions, il récuse toute opposition, et pour lui, la progression du libéralisme politique provoque une crise de croissance de la démocratie.

Notre point de vue est clairement différent. Libéralisme et démocratie reposent sur des considérations trop opposées pour cohabiter sereinement. La crise politique que nous traversons pourrait donc être, elle aussi, l’expression de nouvelles tensions entre deux tendances contradictoires.

Revenons donc plus précisément sur leurs fondements respectifs pour comprendre en quoi libéralisme et démocratie seraient inconciliables.

 Le libéralisme

Le libéralisme, on le sait, part des individus. Dans cette idéologie, « la nature humaine est individuée avant d’être sociale » [4], l’individu préexiste à la société. Les libéraux n’adhèrent pas du tout à l’idée que l’homme est un être social. Selon eux, l’individu, tel qu’il est, ne doit rien à personne. Bien qu’infirmée par toutes les sciences sociales, pour lesquelles l’humanisation se construit dans l’échange, l’anthropologie libérale persiste et signe : l’homme naît et demeure indépendant de tout lien social. Les relations sociales ne viennent qu’en second, elles ne sont qu’optionnelles et contingentes. La société n’est donc pas un tout organisé, mais un agrégat d’atomes.

Cette définition abstraite de l’homme comme une monade implique une certaine idée de sa liberté. En effet, s’il se suffit à lui-même, s’il n’a effectivement besoin de personne pour exister, l’individu est une forme parfaite : il est libre, d’entrée de jeu. Pour les libéraux, la liberté est toujours déjà donnée, elle n’est pas un bien à conquérir, mais un acquis à défendre.

La question libérale est donc de savoir comment préserver cet acquis car tout ce qui dépasse l’individualité est susceptible de le compromettre. Le simple fait de vivre en société lui pose problème : comment l’homme peut-il assumer ses rapports sociaux si ces derniers menacent sa liberté ? Comment faire pour que ces atomes libres, décidant chacun souverainement de leur trajectoire, ne s’entrechoquent sans cesse ? Autrui ne risque-t-il pas toujours de venir troubler cette pureté individuelle ? Comment aménager la cohabitation des monades ?

Les libéraux apportent deux réponses à ce problème. La première consiste à réduire au maximum les dimensions de l’espace public. Pourquoi ? Parce que l’espace public pose la question de l’organisation collective autour du pouvoir politique. Or, le libéralisme dissocie absolument le pouvoir de la société. Pour lui, corps politique et corps social sont deux réalités fondamentalement hétérogènes. L’individu est dans une relation d’extériorité avec le pouvoir : il n’a pas vocation à l’exercer. Il doit au contraire avoir la possibilité de se consacrer entièrement à des activités privées, à la recherche de ses intérêts propres. Alors, le pouvoir lui en laissera-t-il le loisir ? La difficulté soulevée par le libéralisme est que le gouvernement représente une menace pour l’individu, qu’il est un obstacle au déploiement et à l’exercice de sa liberté. Le propre de la “gouvernementalité” est de verser dans l’excès, d’être intrinsèquement liberticide et de dériver à terme vers le despotisme. C’est évident pour certains régimes politiques : le libéralisme se serait développé historiquement contre l’absolutisme monarchique aux XVII et XVIIIe siècles ; il aurait combattu les autocraties au XIXe siècle, puis les totalitarismes du XXe. Mais bien souvent, l’attaque des libertés est plus insidieuse parce qu’elle peut être le fait de régimes se réclamant de la défense des individus. Par exemple, une des manières qu’a un gouvernement démocratique de déborder immanquablement de ses prérogatives est de produire un certain nombre de normes qui s’appliquent à tous au nom de l’intérêt général ou du bien commun. Mais cet intérêt général, existe-t-il réellement ? Comment le déterminer ? Une pluralité d’individus n’implique-t-elle pas une pluralité de normes et de décisions qui rend introuvable un tel consensus ? Le bien ou la vertu sont indiscernables dans cette diversité car tous ces choix de valeurs, de finalités, qui sont tous l’expression d’une liberté particulière, se valent. Il est impossible de se prononcer sur une idée du Bien et de rassembler des hommes libres autour de principes communs sans privilégier certains au détriment des autres. Même bien intentionné, le pouvoir porte donc atteinte aux libertés individuelles. Le mieux est de limiter le nombre de choix publics afin de ne pas avoir à trancher parmi les différentes possibilités.

Les libéraux dialectisent les rapports entre société et pouvoir dans une mise en scène où ce dernier est toujours en trop. Cette défiance de principe et ce mépris systématique vis-à-vis du pouvoir sont sensibles dans tous leurs écrits. Dans Common Sense, Thomas Paine dit que « la société est le produit de nos besoins, le gouvernement de nos faiblesses ». Ce dernier, « même dans son meilleur état, n’est qu’un mal nécessaire ». Nous ne sommes plus très loin de l’idée selon laquelle la société se suffit à elle-même, alors que le pouvoir n’est qu’un artifice superflu et oppressif. Voilà pourquoi les libéraux souhaitent réduire l’espace public pour faire place à des rapports privés.

Malheureusement, le gouvernement demeure irremplaçable pour remplir certaines fonctions (armée, justice…). Il faudra donc le cantonner strictement à ce périmètre de compétences et ériger une digue pour contenir ses éventuels excès : c’est le rôle des Parlements. L’aristocratie s’institue ainsi en représentante de la société face au pouvoir exécutif. Elle est garante d’une limite qu’il ne doit pas franchir, sous peine de devenir illégitime. Cette limite est inscrite dans les droits fondamentaux et la constitution. Les individus sont porteurs de droits inaliénables : les libéraux tolèrent donc l’État à proportion de sa vocation à faire respecter ces derniers.

Une fois le sort du pouvoir réglé, la seconde réponse consiste à trouver pour des hommes libres un mode de cohabitation pacifique (au-delà de la simple juxtaposition des libertés individuelles : « ma liberté s’arrête où commence celle d’autrui ») qui leur permette de rentrer en relation sans avoir pour autant à s’associer civiquement. Quelles formes peuvent bien revêtir les rapports privés ? C’est ici que le libéralisme économique intervient. Si l’individu n’a pas vocation à s’occuper des affaires de la cité, il est en revanche décrit comme rationnel et maximisant son utilité. À défaut d’un contrat social public, le monde libéral fourmille de contrats privés par lesquels chacun consent librement à entrer en relation avec l’autre. La société civile est donc un agrégat d’atomes dont la liberté se manifeste par la possibilité qui leur est donnée de défendre leurs intérêts particuliers. Avec le marché, ce sont les égoïsmes qui passent contrats, et ce sont les hommes qui s’opposent dans leur association ! Le libéralisme réalise ici un sacré tour de force : faire société à partir des effets de la concurrence et de la compétition ! !

 La démocratie

Qu’en est-il de la démocratie ? Bien qu’il n’y ait pas de théorisation systématique de la démocratie, on pourrait opposer terme à terme les fondements libéraux et les fondements démocratiques. Par exemple, l’homme, compris selon la tradition démocratique, est pleinement social. Il ne peut être extrait des rapports quotidiens qu’il tisse avec sa famille, ses amis, au travail, etc… Ces relations sociales le construisent, le façonnent, elles ont une indéniable vertu humanisante. Je peux ainsi dire qu’entre moi et moi-même, il y a les autres. Cependant, et c’est là toute l’ambivalence des effets que le groupe peut avoir sur chacun d’entre nous, ces rapports sociaux nous dominent et, d’une certaine manière, ils nous asservissent tout autant qu’ils contribuent à nous faire grandir. Nous ne sommes pas libres spontanément, parce que la vie sociale est source de conditionnements multiples. L’éducation, le milieu social, la publicité, le capitalisme... Un grand nombre de structures s’interposent entre notre réalité quotidienne et la réalisation de notre désir de liberté.

Avec la tradition démocratique, on retrouve donc toute l’intelligence du social qui fait précisément défaut au libéralisme. De la vie collective, celui-ci ne retient que les entraves les plus évidentes à ma volonté (le policier, la loi…). Or, ma liberté n’est pas seulement en jeu dans les institutions sociales. Elle est aussi intimement liée aux limites et aux promesses de la sociabilité quotidienne : d’une part, les conditionnements multiples, tous les jours, c’est vrai, nous déterminent à penser ceci, à décider cela, à faire ainsi ; et d’autre part, nous avons la possibilité de nous libérer, non pas chacun de son côté, mais ensemble.

La tradition démocratique moderne est donc une critique de l’individualisme. En ceci, elle rejoint certains commentaires socialistes, à commencer par ceux que Marx adresse aux droits de l’homme dans Sur la question juive : « Mais le droit de l’homme qu’est la liberté se fonde non pas sur ce qui relie l’homme à l’homme, mais au contraire sur la séparation de l’homme d’avec l’homme. C’est le droit à cette séparation, le droit de l’individu restreint, restreint à lui-même. […] Cette liberté individuelle [le droit de propriété], tout comme sa mise en application, forme le fondement de la société civile. Elle laisse chaque homme trouver dans les autres hommes non pas la réalisation mais au contraire la limite de sa liberté ». Les droits et les libertés ne sont pas des affaires individuelles, mais doivent se concevoir à partir de la nature sociale de l’homme.

La politique, au sens noble du terme, repose sur cette prise de conscience du groupe, de ce qu’il peut apporter aux hommes qui le composent. C’est armés de cette lucidité sur notre condition humaine que nous nous battons pour l’émancipation en nous saisissant ensemble de notre destin. Contrairement aux libéraux, le démocrate entretient un rapport très étroit avec le pouvoir : il est beaucoup moins défiant vis-à-vis de lui et ne le tient pas à distance. Le principe démocratique cherche plutôt à annuler cette distance en superposant société et pouvoir. Il pose le problème de la légitimité de ce dernier, un problème de souveraineté, plus que de sa limite. « La question cruciale n’est pas de savoir de quoi nous sommes les maîtres, mais qui est le maître : nous-mêmes ou autrui ? Les citoyens d’un État sont libres s’ils se gouvernent eux-mêmes, s’ils sont leur propre maître ; c’est donc l’autonomie et non plus la latitude d’action qui est alors mise en exergue » [5]. Bref, le peuple doit gouverner. Contrairement à la société libérale qui s’émancipe contre lui, la société démocratique s’émancipe par le gouvernement.

Enfin, la tradition démocratique se donne un but précis : l’autonomie des hommes. Pour elle, les différentes options possibles pour une société ne sont donc pas équivalentes. Même si le débat contradictoire doit toujours avoir sa place, certaines valeurs (par exemple la coopération) doivent être privilégiées par rapport à d’autres (la compétition) parce qu’elles ont une plus grande vertu émancipatrice. Alors que le libéralisme cherche toujours à préserver le pluralisme des choix qu’il considère comme une fin en soit (relativisme libéral), la démocratie se donne pour objectif de construire une société libre (constructivisme démocratique) : elle opère un certain nombre de choix qu’elle estime raisonnables. Il existe une véritable rationalité démocratique qui cherche moins à éliminer les obstacles à nos actions qu’à nous donner les moyens de conquérir notre liberté.

 Les points de divergence

En définitive, la démocratie inverse complètement la perspective libérale :
- l’homme est un être social, et non pas asocial ;
- la liberté n’est pas un état originel, mais un effort à produire ;
- la liberté des autres n’est plus la limite, mais la condition de ma propre liberté ; c’est une valeur collective, et non individuelle ;
- le pouvoir est une occasion de s’émanciper, plutôt qu’une entrave à ma volonté ;
- la raison permet de choisir entre différentes options qui ne se valent pas toutes.

Les divergences entre démocratie et libéralisme sont donc fondamentales. On voit mal comment une synthèse entre de tels contraires pourrait s’opérer. La formule qui résume magistralement cette impossibilité du point de vue libéral est d’I.Berlin, auteur d’un article de référence intitulé Deux conceptions de la liberté (1958) : « plus sensible à l’étendue du pouvoir qu’à la nature de sa source, la liberté entendue en ce sens [libéral] n’est pas incompatible avec certaines formes d’autocratie, ou du moins, avec l’absence de démocratie » [6]. Les choses ne sauraient être dites de manière plus explicite : un pouvoir fort respectant les droits individuels peut être préféré à la démocratie !

Malheureusement, cette contradiction est encore insuffisamment perçue. Les réformateurs n’ont pas intérêt à ce qu’elle le soit vraiment : c’est toute la cohérence de leur positionnement d’entre-deux qui serait par là mise en cause. Mais à continuer de considérer les rapports entre libéralisme et démocratie en termes de synthèse achevée, nous nous interdisons de comprendre la nature de la crise politique actuelle. Il n’y a pas plus de synthèse que de “crise de croissance” : ce sont les antagonismes et les rapports de force qui conduisent l’Histoire. Aujourd’hui, dans leur confrontation, les intérêts libéraux sont parvenus à réduire à sa plus simple expression la vie démocratique. Le référendum pour la constitution européenne de 2005 a montré, de la manière la plus inquiétante qui soit, que le néolibéralisme n’a même plus besoin de l’assentiment majoritaire pour mener à bien son entreprise de privatisation de nos sociétés !

De ce constat résulte une conséquence pratique pour tous ceux qui luttent pour une alternative au système actuel : libéralisme politique et libéralisme économique ne sont pas deux frères ennemis que l’on pourrait dissocier pour mieux les opposer (les droits de l’homme contre le marché). Ils sont liés, ils participent d’une même vision de la société. Pas moins que le capitalisme, ils sont un obstacle à toute politique d’émancipation. Sortir de la crise politique actuelle suppose donc que l’on choisisse entre libéralisme et démocratie.

Et reconnaître cette alternative pour ce qu’elle est, serait déjà un premier pas encourageant.


[1Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, 1979.

[2Le cens d’éligibilité restreint l’éligibilité : pour être éligible il faut un minimum de revenu, de montant d’imposition, de loyer ou de propriété.

[3Marcel Gauchet, La démocratie, d’une crise à l’autre, Ed. Cécile Defaut, 2007, p.32.

[4C. Audard, Qu’est-ce que le libéralisme ?, Gallimard, collection Folio Essais, 2009, p.29.

[5J.-F. Spitz, La liberté politique, collection Léviathan, PUF, 1995, p.84

[6I. Berlin, “Deux conceptions de la liberté” in Éloge de la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 178.


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