À propos de la concurrence
par
Publication : juillet 2000
Mise en ligne : 30 mars 2009
Dans notre n° 1000, les pages centrales illustraient un travail du Groupe 78 Nord d’Attac sur la dynamique de la concurrence entre entreprises capitalistes. J-C. Pichot y a vu un rêve (une illusion) non exprimé d’éradiquer toute concurrence en ce bas monde. Nous lui donnons la parole, tout en rappelant, au préalable, que nos propositions n’ont jamais eu pour ambition de changer la nature humaine, ni de prendre les humains pour des anges, mais bien 1) de dénoncer le fait que le libéralisme capitaliste encourage et gratifie ce que cette nature a de plus égoïste et 2) de chercher quelles autres règles socio-économiques exalteraient, au contraire, les penchants humains vers plus de solidarité et de respect des autres.
« Ah, s’il n’y avait pas la concurrence, comme le monde vivrait heureux ! ». C’est probablement ce que certains pensent lorsqu’ils découvrent les méfaits de la pratique qu’en font les grandes entreprises industrielles ou commerciales, et dont le numéro 1000 de la GR-ED a présenté de manière brute et sans commentaires inutiles les rouages infernaux.
Sans chercher à entrer dans le détail, notamment en ce qui concerne les conséquences citées dans le tableau des pages 8 et 9 de ce numéro 1000 dont certaines mériteraient des développements et des débats, je suis tenté de dire qu’il ne faut pas “rêver” : l’esprit de compétition est inhérent à la nature humaine et “l’humanisation” de la mécanique économique ne pourra venir que de changements fondamentaux de comportement des gouvernants et des responsables des entreprises. Autre rêve, direz-vous ! Rêve ou défi ?
La concurrence à laquelle nous nous référons dans ce même numéro de la GR-ED est celle qui caractérise, parfois pour le pire, le comportement d’une puissance économique dont le but est souvent d’éliminer ou de contrôler celles qui l’empêchent de se développer à sa guise. Cette acception, limitative mais la plus voyante (son qualificatif le plus marquant est “sauvage”), oublie celles qui sont contenues dans l’étymologie du mot, dont “rencontre” est celui qui la représente le mieux. « Rivalité entre plusieurs personnes, plusieurs forces, poursuivant un même but », telle est la définition du Petit Robert. Dans le domaine de l’économie, j’ajouterais volontiers “simultanément”.
Si l’on met de côté les excès les plus souvent dénoncés, concurrence (entre individus ou entre structures socio-économiques) et compétition (synonyme cité par le même dictionnaire, plus particulièrement appliqué au sport) s’appuient sur des comportements équivalents ; on peut rappeler que concurrence se dit competition en anglais. Dans mon esprit, ces comportements s’appuient indifféremment sur le défi, sur la recherche d’une suprématie sur les autres, souvent accompagnée de pouvoir, sur la quête de reconnaissance ou d’honneurs.
C’est en relevant les défis qui lui étaient imposés (ou proposés ?) par la nature que notre humanité a pu évoluer en maîtrisant le feu, en domestiquant les animaux et les plantes nécessaires à sa survie, en mettant au point des médicaments, etc. Il est probable que la compétition entre individus ou entre clans, qui existait peut-être auparavant, s’est développée simultanément, pour profiter de ce que possédait ou savait faire le voisin : si l’on en croit les mythologies, les légendes et l’histoire depuis près de 3000 ans, la conclusion était le plus souvent la fuite ou la mort de l’un des protagonistes ; à moins que, touchés par une grâce altruiste, nos ancêtres aient pratiqué l’intégration, ce qui aurait supposé une forme d’abondance dont la preuve n’a jamais été faite (sauf au Jardin d’Eden !). Certains diront peut-être que la sélection naturelle faisait son œuvre
Les défis d’aujourd’hui, qu’ils soient personnels ou collectifs, peuvent être d’ordre sportif (record), intellectuel (résolution d’un théorème de mathématiques), technique (exemple : invention du LASER, sans savoir ce qu’on pourrait en faire) ou humanitaire ; ils peuvent être “gratuits” (par exemple le tour de la Terre en solitaire sur une embarcation, en allant contre les vents et les courants) ou “intéressés” (pour des retombées ultérieures, si possible rémunératrices ; exemple la micro-électronique). Ils peuvent être altruistes ou intéressés, parfois les deux ; exemple : recherches simultanées sur le Sida par les Professeurs Montagnier et Galo, dans un but humanitaire, suivies d’une “concurrence” acharnée qui les a conduits en justice l’un contre l’autre (avec finalement un arrangement à l’amiable, semble-t-il, au sujet des royalties sur leurs découvertes !). Dans la plupart des cas, un jour ou l’autre, les défis se traduisent en termes de concurrence (“Il” a battu le record précédent, détenu par untel ! à noter le cas exceptionnel du sauteur à la perche Boubka, qui n’avait que ses records personnels à battre, ce qu’il s’est appliqué à faire pendant plusieurs années de manière à entretenir le suspense) ; mais, sauf de rares accidents, par exemple dans quelques sports violents, on ne va fort heureusement plus jusqu’à la mort directe de l’adversaire, généralement non voulue (la mort indirecte pouvant provenir des folies de ce qu’on appelle parfois des supporters, après les matches de foot-ball par exemple) !
Il est tentant de faire un parallèle entre business et sport, d’autant plus que des dérives particulièrement choquantes liées à l’argent y incitent de plus en plus. D’une certaine manière, le “marché” est une sorte d’arène (référence aux “jeux” de la Rome antique où la mise à mort était souvent la conclusion des combats) où s’affrontent des concurrents, un peu comme des sprinters : équipements électroniques français contre des japonais, textiles asiatiques contre le reste du monde, avions américains contre les européens, etc. En principe, il y a des règles plus ou moins écrites et officiellement admises par les protagonistes ; mais elles ne sont pas toujours respectées, et l’arbitre, par exemple l’OMC, est loin d’être impartial et fiable… Comme les foules nourries au panem et circenses des Romains veulent des vainqueurs et des champions et que les médias ne vivent que de cette manne, on ferme souvent les yeux. Vive Microsoft, grâce à qui l’informatique est entrée dans les foyers. Vive Nike, qui vend des chaussures de sport que tous les jeunes, conditionnés par la publicité, recherchent en priorité.
Une différence, toutefois, entre sport et monde des affaires, c’est qu’un athlète sans adversaire ne pourra jamais faire admettre qu’il est le meilleur, alors qu’une entreprise à ambition monopolistique n’a que faire de concurrence (surtout pas). à ce titre, je trouve lamentable, dans le sport, que l’on n’honore [1] pas davantage les adversaire non-gagnants sans lesquels il n’y aurait pas de premier ! Comme je regrette que l’on ne parle pas plus des rencontres sportives entre handicapés, chez qui le dépassement de soi-même a un sens particulièrement fort.
Nos inquiétudes et nos interrogations viennent bien plus des pratiques induites par la toute puissance de l’argent dans nos affaires que du principe même de la concurrence, dont nous bénéficions tous les jours dans différents domaines grâce à l’apparition, par exemple, de nouveaux produits réellement utiles et de bonne qualité. La décision des états-Unis, prise au nom du droit fondamental à la libre concurrence (si, si : cela existe !), de démanteler les monopoles trop envahissants a un côté rassurant : donc, sus à Microsoft ! Le haro sur les fabricants de chaussures de sport exploitant à des salaires de misère la main d’œuvre asiatique a aussi un caractère sympathique : donc, sus à Nike !
Le sport s’est “affairisé” ; les activités industrielles et commerciales ont depuis belle lurette perdu l’esprit sportif qu’elles auraient pu développer, par des comportements de fair play. La politique s’en mêle, et la mafia intervient ! Sombre tableau. Essayer d’interdire la concurrence ? C’est définitivement irréaliste et de toutes façons trop tard. Vouloir nier ce mode de fonctionnement de la société, c’est considérer comme illégitimes les actions de tous ceux qui veulent la réformer au bénéfice du plus grand nombre, face aux tenants des régimes en place. Albert Jacquard, dans son dernier ouvrage [2] a raison lorsqu’il déclare que la compétition tue le sport. Fort heureusement, face aux perversions par l’argent et la politique, il y a quelques exemples très réconfortants : rappelez vous l’exploit de l’équipe de football de Calais ! Alors, utilisons au profit de nos combats l’opportunité offerte par la concurrence des idées, la plus noble qui soit, et regroupons nos forces pour en faire le super Calais de l’économie distributive.
[1] NDLR : Et que dire des journalistes “sportifs” qui, rapportant des compétitions internationales, ne donnent que les résultats des “Français” ?
Exemple : « à l’arrivée de telle course, le premier Français est Un Tel, sixième. » On ne saura pas les résultats des autres. Au mépris des non-gagnants, mais participants, s’ajoute un réel chauvinisme.
[2] A toi qui n’est pas encore né(e). NDLR : Ce livre a été présenté à nos lecteurs par André Prime en mars dernier (N° 997, page 13). A.Jacquard y montre bien que ce n’est pas seulement le sport que la compétition tue…