Ah, les 35 heures…

Actualité
par  J.-P. MON
Publication : novembre 2003
Mise en ligne : 11 novembre 2006

Sans doute pour faire oublier rapidement sa gestion désastreuse des conséquences de la canicule, le gouvernement Raffarin a entrepris (avec succès) de mobiliser les médias sur « la catastrophe des 35 heures et la paresse des Français ». Dès la fin du mois d’août, le Premier ministre et ses collaborateurs n’ont pas manqué une occasion, de l’Université du Medef à celle de l’UMP, d’entonner ce refrain. Il avait été précédé sur ce chemin par le livre de Nicolas Baverez, La France qui tombe dont certains passages sont dignes d’un réactionnaire du XIXème siècle. Par exemple, à propos des terrifiantes 35 heures, Baverez n’a pas peur de dire [1] que « pour les couches les plus modestes, le temps libre c’est l’alcoolisme, le développement de la violence, la délinquance, des faits malheureusement prouvés par des études… » Le 15 septembre, c’est le Ministre de l’économie et des finances, Francis Mer, qui fait paraître dans Le Figaro une chronique intitulée « Réhabilitons le travail » dans laquelle il déclare notamment : « Pour tirer notre épingle du jeu dans la bataille de la concurrence internationale, nous devons impérativement faire de notre pays une terre favorable à ceux qui ne comptent pas leur peine et font de l’audace le moteur de leur vie ». Le 21 septembre, c’est encore Raffarin qui, reprenant à son compte une formule de l’ancien Chancelier allemand Helmut Kohl, déclare sur M6 : « l’avenir de la France n’est pas un immense parc de loisirs ».

 Un conte de fée néo-libéral

Dans un point de vue intitulé « Et si on travaillait, tout simplement ? », publié par le Monde des 5 et 6 octobre, Michel Pébereau, président du Conseil d’administration de BNP Paribas se lance à son tour dans le combat idéologique à la mode : l’apologie de la valeur travail. Il commence en nous racontant à sa manière l’histoire des cinquante dernières années qui ont fait la prospérité de la France d’aujourd’hui : « En cinquante ans, la France est devenue une nation prospère et dotée de systèmes de solidarité efficace où une majorité d’habitants jouit d’un confort matériel suffisant pour apprécier le plus important, c’est-à-dire l’immatériel ». Nous sommes bien d’accord, la France s’est considérablement enrichie depuis la fin de la guerre 39-45. mais il faudrait aussi voir comment a été répartie la richesse produite, surtout depuis la fin des années 80. Les choses se gâtent quand il nous expose sa vision des « raisons de ce bond en avant » qui sont, d’après lui : « le choix du marché et le travail des millions de Français qui ont su s’adapter à ce choix […] La France, vieille nation paysanne et jeune puissance industrielle, est devenue, dit-il, l’un des premiers peuples commerçant de la planète. C’est ce qui explique, dans les décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale, le développement économique qui a permis la transformation du niveau et du mode de vie des Français ». M. Pébereau semble avoir la mémoire courte. D’abord, au moins dans les deux premières décennies de l’après-guerre, la France, pour « se relever » a dû faire appel à un très grand nombre de travailleurs étrangers, en majorité nord africains, mais aussi Portugais, Espagnols, Italiens, Polonais, Yougoslaves,… pour construire nos routes, nos ports, nos barrages, nos maisons… Ensuite, il semble oublier que, dans cette même période, les gouvernements qui se sont succédé (notamment le premier d’entre eux, dirigé par un certain Charles de Gaulle) ont procédé à de nombreuses nationalisations, qu’il existait un Plan, un contrôle de changes… et que le pays vivait et prospérait dans le cadre d’une économie administrée. Ce qui est tout de même assez différent d’une économie de marché. Enfin, il devrait se rappeler que le déficit des finances publiques atteignait chaque année 5 ou 6 points de PIB et que l’inflation galopait, ce qui, grâce à l’échelle mobile et aux prêts bancaires de longue durée à taux fixes (mauvais souvenir pour les banquiers) a permis à nombre de Français d’acquérir un logement à bon compte. Il est vrai aussi que dans ces années-là, « la politique de la France ne se faisait pas à la corbeille. » Mais tout cela a bien changé au cours des années 80. Ce qui a permis à la production française, nous dit M. Pébereau, de devenir compétitive au niveau mondial : « depuis le début des années 1990, les déficits structurels se sont transformés en excédents récurrents pour notre commerce extérieur comme pour nos paiements courants et aucune dévaluation n’a été nécessaire. […] Ce succès macroéconomique, ce sont nos entreprises qui l’ont conquis jour après jour dans la microéconomie, c’est-à-dire dans le monde réel. Les dérives et déboires de certains font les délices des journaux, mais pour un Moulinex, combien de l’Oréal, d’Air liquide ou de Total ? Là où la France ne comptait il y a vingt ans qu’un champion national, nous avons construit presque partout, un champion européen ou mondial… » Un hymne aux entreprises petites et moyennes suit ce couplet à la gloire des grandes. « Nos compatriotes ont l’esprit d’entreprise, précise-t-il, et les Français salariés aiment leurs entreprises : les sondages le prouvent ! » On ne peut être qu ‘admiratif devant un tel bilan mais il faut aller encore encore plus loin : « Pourtant, si nos entreprises continuent de progresser, leur effort ne suffit plus à assurer à la France un effort comparable à celui de ses grands partenaires ». Et pour cela, (vous l’avez deviné) la recette est simple : il faut travailler plus ! « Les voies de notre renaissance sont faciles à discerner, mais pas forcément agréables à emprunter, car elles reposent sur le courage individuel et collectif. Il est en effet raisonnable d’attendre notre prospérité du travail plutôt que des loisirs, du marché plutôt que de l’État, de l’Europe plutôt que de la nation ». Dans son long plaidoyer ultra-libéral, M. Pébereau nous donne au passage d’intéressantes statistiques, mais il en est qu’il ne doit pas connaître, celles du chômage par exemple. Il ne craint pas d’affirmer : « Avant de débattre de la répartition des richesses, il faut d’abord assurer leur production. Il faut pour cela réhabiliter et encourager cette France qui n’est ni spécialement d’en bas ni spécialement d’en haut, et où tous ceux qui le désirent ont leur place : la France qui travaille et vend son travail. »

Mais dans quel monde vit M. Pébereau ? Ne s’est-il pas aperçu que nos magasins regorgent de marchandises que les producteurs ont du mal à écouler même avec l’aide d’une publicité envahissante ? Comme le dit [2] Xavier Timbeau, économiste à l’OFCE [3], « le problème des entreprises aujourd’hui, c’est de trouver des commandes ». Ne sait-il pas que ce ne sont pas les travailleurs qui manquent mais les emplois ? Il atteint enfin les sommets du cynisme lorsqu’il écrit : « Notre prospérité viendra du marché plutôt que de l’État, parce que, si l’on laisse de côté le grave sujet de l’exclusion, le vrai problème d’une majorité de Français n’est pas tant celui du partage des ressources sous l’égide de l’État que celui du maintien de notre niveau élevé de création de richesse. » Exclure d’un même coup l’exclusion et l’État du domaine économique, c’est génial. Il fallait y penser…

 L’intox du Medef

Même son de cloche, cela va sans dire, au sein du Medef : « La satisfaction est amère d’assister à l’éclosion d’un consensus sur la condamnation des 35 heures que nous avions tant critiquées en leur temps ». Ainsi commence un long article de M. Gautier-Sauvignac, Vice-président, délégué général de l’UIMM [4], intitulé « Ruineuses 35 heures ». Suivent les résultats d’un sondage CSA-L’Expansion selon lesquels 61% des Français penseraient que les 35 heures pénalisent les entreprises ; 51% qu’elles les poussent à s’installer à l’étranger ; 52% des Français (et 52% des salariés !?) pensent qu’elles devraient disparaître progressivement. Suit une avalanche de chiffres destinés à illustrer le coût faramineux des 35 heures (1 point de PIB, d’après le Ministre des finances, dit-il). Enfin, suprême horreur, les 35 heures « ont mis en cause le rôle et la valeur du travail dans la création de richesse et d’emploi, aux dépens du revenu des Français, quand, peut-être par péché d’orgueil, la France, seule parmi tous les pays du monde, a osé faire sien ce slogan mensonger : travaillez moins, gagnez autant, et tout ira mieux, notamment l’emploi ».

Esprit simple, j’ai beaucoup de mal à comprendre cette logique patronale qui consiste à vouloir faire travailler plus et plus longtemps alors qu’il y a quelque deux millions de personnes qui recherchent vainement un emploi.

 Coup d’arrêt

Il semble heureusement que les positions du Medef et des ultras de l’UMP ne soient pas partagées par de nombreux responsables des branches professionnelles qui, dans leur ensemble, ne songent pas à revenir sur leurs accords de RTT. En fait, les 35 heures sont entrées dans les mœurs [5] et les modifications apportées par la loi Fillon de janvier 2003 n’ont eu finalement pour seul effet que bloquer le processus de réduction du temps de travail dans les entreprises de moins de 10 personnes, ce qui accentue les disparités entre salariés. Bref, le résultat est totalement inverse de celui que prétendait atteindre le gouvernement.

Jacques Chirac, à qui l’on ne peut dénier un sens aigu du sentiment populaire, a sifflé la fin du match [6]. Recevant à déjeuner, comme il le fait régulièrement, des députés UMP, il a vivement dénoncé l’offensive des “libéraux” du parti contre les lois Aubry. « Cette façon de lancer le débat est imbécile, a-t-il déclaré… On ne peut pas plaider pour le dialogue social et avoir une logique brutale ». Quant au fond, le Président considère que la réduction du temps de travail, même si elle a créé beaucoup de confusion, constitue « un progrès social qui ne peut être remis en cause sous prétexte d’idéologie. »

 Le dernier mot

Pour répondre à tous ceux qui déplorent le déclin de la France, quel meilleur avocat pourrions-nous trouver que le Ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, qui déclarait récemment [7] : « La rhétorique du déclin entremêle, dans un étrange attelage, influences réactionnaires, technocratiques et ultra-libérales. Le courant réactionnaire, comme au lendemain de la Révolution, refuse le changement, l’accusant de n’amener que désordre et décadence. L’école technocratique, issue du rationalisme du XIXème siècle, débite la France en statistiques qu’elle commente à perte de vue et de sens. Quant à certains libéraux, ils reprochent à notre pays de n’avoir pas osé ces réformes à la hache qu’illustrèrent, en leur temps, Margaret Thatcher ou Ronald Reagan, tout en se réclamant de manière aussi ambiguë que peu convaincante du libéralisme politique ».


[120 minutes, journal gratuit distribué à Paris, 07/10/2003.

[2Le Monde, 08/10/2003.

[3OFCE = Observatoire français de la conjoncture économique.

[4UIMM= Union des industries et métiers de la métallurgie, un de syndicats les plus réactionnaires du Medef.

[5Le Monde, 16/10/2003.

[6Le Monde, 17/10/2003.

[7Le Monde, 8/10/2003.


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